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Aafia, un spectre au tribunal.

Le « versant sombre des USA ».

« The dark side », « « Le versant obscur », de Jane Mayer, publié le mois dernier aux Usa, rapporte les violations des droits de l’homme et du droit international, l’abrogation du « Bill of rights » et des garanties constitutionnelles perpétrées par l’administration Bush après le 11 septembre, sous l’égide de la lutte contre le terrorisme. Le titre rappelle la réflexion menaçante du vice président Cheney juste après l’attentat contre les Tours Jumelles : « Maintenant l’Amérique va devoir entrer dans le versant obscur de son histoire ».

Blessée et enchaînée dans la salle du tribunal

C’est ainsi que nous avons eu les guerres en Afghanistan et en Irak, Abou Ghraib, Bagram, Guantanamo, la torture institutionnalisée sous divers noms par les locataires de la Maison Blanche, et le transfert secret dans des prisons étrangères de citoyens suspectés de terrorisme par la Cia. Mais le drame sur le quel s’est levé le rideau ce 5 août dans une salle du tribunal fédéral du district de Manhattan nous révèle à présent à quel point ce « versant » est ténébreux et combien inexorable d’inhumanité « la descente aux enfers des Etats-Unis d’Amérique », dans le rapport qu’en fait l’avocate Elisabeth Fink.

Devant le juge Ronald L. Ellis, a été amenée une femme pakistanaise enchaînée, de 36 ans, blessée aux épaules par deux coups d’armes à feu, squelettique, tremblante et en état de choc : son nom est Aafia Sidiqqi. Ce nom n’est pas nouveau dans la chronique de l’antiterrorisme. L’ex-ministre de la justice John Ahscroft la déclara en 2004 militante d’Al Qaeda, en fuite, impliquée dans l’attentat des Deux Tours et autres complots terroristes aux Etats-Unis. Un bref portrait diffusé par le Fbi la décrivait comme « scientifique connue », diplômée en neurologie au Massachusetts Istitute of Technology et à l’université Brandeis, aux Usa, et mère de trois enfants. L’information sur sa fuite avait apparemment été falsifiée pour justifier l’état d’ « alarme jaune » proclamé par Ashcrot : en réalité Aafia Siddiqui avait été enlevée en mars 2003 avec ses trois enfants, à Karachi, par les services secrets pakistanais, et remise au personnel militaire étasunien qui l’avait transférée dans la terrible prison à l’intérieur de la base de Bagram, en Afghanistan. La nouvelle de son arrestation avait été donnée par les autorités pakistanaises, mais n’avais jamais été confirmée par celles des Usa qui avaient gardé un silence total sur cette arrestation jusqu’au démenti retentissant du mois dernier. C’est ce démenti qui a provoqué une véritable crise diplomatique, toujours en cours, entre Islamabad et Washington.

Depuis 5 ans, plusieurs sources avaient attesté en termes terrifiants de la présence d’Aafia, connue comme « la prisonnière 650 » dans ce qui est devenu le tristement célèbre « département tortures » de la prison de Bagram. Imram Khan, l’ex-champion pakistanais de cricket, qui s’est ensuite présenté comme candidat à la présidence contre Musharraf, l’avait appelée « la dame en gris », « presque un fantôme, un spectre dont les hurlements et les pleurs continuent à hanter le sommeil de ceux qui l’ont entendue ».
Un autre détenu, qui avait réussi à s’enfuir, raconta ensuite à une télévision arabe qu’il avait vu plusieurs fois la jeune femme traînée, enchaînée, par des soldats étasuniens le long du couloir qui allait aux latrines de la prison, « et ils la ramenaient ensuite dans sa cellule, elle avait l’air d’être devenue folle, elle pleurait et tapait frénétiquement à coups de poings contre la porte de sa cellule ».

« Torturée pendant 5 ans »

Sa soeur Fawzia, qui habite à Karachi, a déclaré : « Elle a été violée et torturée pendant 5 ans, nous ne savons rien de ce qui a pu arriver à ses trois fils. C’est un crime effroyable, bien pire que n’importe quel autre crime dont on pourra jamais l’accuser ».
Dans la salle du tribunal de Manhattan, le procureur Christopher Lavigne a réaffirmé quant à lui que « madame Siddiqui, jusqu’au 5 juillet dernier, date de son arrestation, n’avait jamais été détenue par les autorités américaines », mais la version qu’il donne des circonstances de sa présumée arrestation il y a quinze jours non seulement est invraisemblable mais défie toute logique.

Aafia Siddiqui aurait ainsi été arrêtée devant un commissariat de police afghane et trouvée alors en possession de quelques fioles de substances chimiques suspectes, d’une liste de cibles « sensibles » aux Etats-Unis et du « Manuel anarchiste pour la fabrication de bombes ». Aucune explication n’est donnée sur la raison pour laquelle une scientifique diplômée en neurologie, et qui serait connue pour son extrémisme islamique, se promenait avec ce type de matériel dans son sac à main devant un commissariat de police.

Plus incroyable encore, la suite de la version du procureur : deux agents du Fbi, deux soldats américains et deux interprètes se présentent au local de l’administration pour interroger la dame et ne s’aperçoivent pas qu’elle se trouve derrière un rideau d’où elle va surgir en criant « Allah est grand » ; pis, s’étant emparée d’une mitraillette posée sur le pavement par un soldat Us, elle ouvre le feu sans toutefois blesser personne. Elle est alors à son tour abattue de deux coups de revolver automatique de calibre 9 par un des interprètes.

L’avocat de la défense, Elisabeth Fink, désigne la femme gracile (elle ne pèse pas plus de 40 kilos), assise en état de choc manifeste, un voile sombre sur la tête et menottée dans la salle du tribunal, et demande au juge : « Cette histoire est grossièrement absurde : comment pouvez-vous y croire ? ». Réponse sèche du magistrat : « Je n’ai aucun motif de douter de l’information que me donne le procureur ». Et sont ainsi rejetées les demandes de mise en liberté provisoire et l’exigence de soins pour les blessures rapportées plus haut.

Version officielle comme argent comptant

Le jour suivant, les quotidiens britanniques Guardian et The Independant ont consacré des pages entières au cas d’Aafia Siddiqui, en se demandant comment l’imputée n’a pas été internée à Guantanamo en tant que « combattante ennemie », et a au contraire été incriminée à New York pour tentative d’homicide contre des militaires étasuniens, délit passible de six ou sept années de prison. Plus concis et ascétique le compte-rendu du New York Times, qui se borne à observer comment d’autres cas de terrorisme ont été jugés par des tribunaux normaux quand les preuves de délits mineurs rendaient plus certaines les condamnations. Aucune mention par le quotidien new yorkais des tortures infligées à Siddiqui : on prend pour argent comptant les démentis gouvernementaux.

JOHN ANDREW MANISCO, LUCIO MANISCO

Edition de mardi 12 août de il manifesto

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

L’avocate Elisabeth Fink : « une histoire d’horreur »

Connue en Italie pour sa défense de Silvia Baraldini devant les tribunaux étasuniens et à la Haute Cour de Strasbourg, Elizabeth M. Fink a déclaré au téléphone : « Le cas de Aafia est une histoire horrifiante, qui nous plonge dans un abîme jamais atteint dans la justice de notre pays. Nous avons l’intention, ses défenseurs, de nous battre par tous les moyens devant les tribunaux fédéraux et devant l’opinion publique nationale et internationale pour que justice soit enfin rendue à cette femme victime de le violence d’Etat ». L’avocate a ajouté : « J’ai défendu des dizaines de détenus de la révolte d’Attica (pour qui elle a obtenu des réparations après 19 années de procès, NdT) et des soit disant terroristes d’hier et aujourd’hui, mais je n’ai jamais éprouvé l’émotion et l’horreur que j’ai eues quand j’ai tenu dans mes mains les mains tremblantes d’Aafia, à travers les grilles du parloir de notre premier entretien. C’est une femme profondément traumatisée par les tortures qu’on lui a fait subir pendant les 5 années de sa détention, et par l’angoisse de ne pas savoir ce que ses fils sont devenus. On lui a seulement bandé ses blessures, alors qu’elle aurait besoin de bien d’autres soins dans un hôpital. A cause de la lutte contre le terrorisme la justice des Etats-Unis est devenue arbitraire, aveuglément féroce, infâmante pour le nom de notre pays dans le monde entier. Le cas Baraldini, un cas d’injustice flagrante et d’acharnement judiciaire, a paradoxalement été très peu de chose comparé à ce qui se passe maintenant dans les tribunaux spéciaux de Guantanamo et dans les tribunaux pénaux des Etats-Unis ». J. M. et L.M.

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Thierry Deronne, mars 2014

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