Décidément, Orwell a suscité et continue de susciter énormément de commentaires et réactions.
Je suis un peu surpris que l’on puisse établir une analogie franco-française avec Aragon, figure institutionnelle du monde littéraire de l’époque. Ca ne sert pas à grand chose, mais si je devais, dans une perspective négative, tirer Orwell vers un écrivain français contemporain, je ferais plutôt appel à Camus.
Mais revenons à la liste, puisque c’est de cela que les lecteurs du Grand Soir ont choisi de parler. Il y aurait eu tellement de choses bien plus intéressantes à évoquer concernant la vie, les textes et les actes d’Orwell.
Pour moi, Orwell a eu tort. Cela s’est passé exactement comme le dit V. Présumey. J’ai suivi, à l’époque, l’affaire dans la presse quotidienne britannique. Il ne s’agissait pas pour Orwell de fournir, de manière mlitante, une liste de procommunistes à dénoncer. Il a cru bon mettre en garde Celia Kirwan et les gens pour qui elle travaillait par des commentaires qu’il a écrits et fournis à titre privé. Dire que ces commentaires étaient subjectifs est un euphémisme, encore que... Kingsley Martin n’a pas toujours fait preuve de probité intellectuelle et il détestait Orwell pour de très mauvaises raisons. Mais je n’ai jamais compris pourquoi Orwell, qui partageait beaucoup des idées de Priestley, n’a jamais pu encadrer ce dernier, qui n’avait "aucun lien avec une organisation" et qui, comme lui, fut écarté de la BBC, vraisemblablement sur ordre personnel de Churchill. Quant à Spender, politiquement peu structuré tout au long de son existence (écrivain important, cela dit), il avait effectivement le grand tort, pour Orwell, d’être homosexuel, et celui-ci a eu, sa vie durant, une aversion psychanalytique profonde pour ceux qu’il appelait les "pansies".
Contrairement à ce que dit l’un des intervenants, Orwell n’a jamais été, et ne s’est jamais considéré comme un intellectuel. Le mot "intellectual" est quasiment une insulte en anglais (ça le devient en français). Ce ne fut pas un idéologue, mais avant tout un écrivain. A ceux qui considèrent Animal Farm et 1984 comme des oeuvres mineures, je dis d’abord : "faites-en autant", et je dis ensuite qu’Amimal Farm est à ce point parfait que si on change une phrase tout s’écroule et que 1984 est un classique, non seulement parce que sa description du monde post conférence de Téhéran n’est pas piquée des vers, parce que sa compréhension du totalitarisme est sidérante (de la part de quelqu’un qui n’avait jamais vécu en pays totalitaire), parce que sa description de l’Angleterre des années 30 et 40 est extrêmement réaliste, mais surtout parce qu’il s’attaque à des problèmes humains, moraux qui ne sont pas près d’être résolus. Une grande partie du livre est effectivement consacrée aux questions fondamentales suivantes : pourquoi peut-on haïr (individuellement et collectivement), pourquoi peut-on trahir ceux qu’on aime, pourquoi peut-on aimer son bourreau, comment un intellectuel peut-il devenir tortionnaire (un assassin de masse serbe pratiquait la médecine douce), peut-on se révolter, dans quelle mesure interriorise-t-on la tyrannie ? C’est pour ces raisons que la lecture de ce livre est toujours vrillante et efficace. Accessoirement, on compte sur les doigts d’une main les créateurs capables d’avoir inventé la novlangue, Big Brother, un espace-temps à nul autre pareil.
Je suis choqué que l’on puisse - même se cela a été fait par Reagan et Thatcher en leur temps - dire qu’Orwell serait devenu un réac atlantiste s’il avait vécu, disons jusqu’en 1984. C’est tellement facile de faire parler les morts. Moi qui l’ai lu, relu et rerelu, je n’ai pas rencontré un seul mot dans sa production qui confirme cette hypothèse. Bien au contraire. Entre 1945 et sa mort en 1949, Orwell a soutenu mordicus le Parti travailliste, faute de mieux. Il a en effet soutenu les nationalisations (les travaillistes ont davantage nationalisé que Jospin n’a privatisé), l’éducation pour tous gratuites, les soins gratuits, la sécurité sociale etc., tout en disant qu’il fallait aller plus loin encore. Dans son livre mentionné par un des correspondants (et que j’ai traduit pour Agone), John Newsinger explique longuement la nature des liens profonds qui ont uni, pendant des années, Orwell à une certaine extrême-gauche américaine, à qui il a consacré des milliers d’heures de travail. Par auto-provocation, il se qualifiait d’anarchiste tory. Il ne fut jamais anarchiste, et encore moins tory. Je renvoie à la lecture du livre de Newsinger ceux qui souhaitent comprendre comment Orwell s’est forgé SON socialisme. Il y avait aussi du communisme chez lui. Et pas de manière abstraite. Pendant la guerre, comme il travailla énormément et avec un certain succès, il gagna confortablement sa vie.Tous les soirs, il régala au restaurant des écrivains et journalistes moins chanceux que lui. Mieux encore, il remit régulièrement dans le pot commun de je ne sais plus quelle administration les tickets d’alimentation, d’habillement, de charbon etc. qui lui étaient alloués.
A la différences de bien des auteurs des années trente et quarante, Orwell a mis ses contradictions sur la table, et il en fait une oeuvre. "Honnêtement", pensait-il, à tort. S’il croyait pouvoir être honnête avec lui-même, c’est parce que, comme je l’ai laissé entendre dans ma note initiale, il a vécu son oeuvre dans sa chair. Quand, à 33 ans, on se retrouve, physiquement, pris entre les balles des franquistes et celles des communistes, on peut, effectivement, estimer être porteur d’une parole honnête. Ken Loach, atlantiste de droite bien connu, a suivi la tendance idéologique d’Hommage à la Catalogne dans son film Land and Freedom. Thatcher et Blair ont beaucoup apprécié.
Deux remarques subalternes pour deux propos subalternes :
– Orwell coureur de jupons. Comme c’est intéressant !
– La citation de Dans la Dèche. Le procédé n’est pas très honnête. La phrase est sortie de son contexte. Mais surtout, ce livre est une autoFICTION, pas une autobiographie, encore moins un reportage journalistique.