Il considérait donc le processus révolutionnaire comme un tout intégré ; il imaginait un processus révolutionnaire mondial unique qui, à partir de la rupture du maillon le plus faible de la chaîne, où qu’il se trouve, renverserait l’ensemble du système. Il affirmait également que le temps d’une telle révolution mondiale était venu, car le capitalisme avait atteint un stade où il allait désormais entraîner l’humanité dans des guerres catastrophiques : il avait "recouvert" le monde entier sans laisser d’"espaces vides", le divisant complètement en sphères d’influence de différentes puissances métropolitaines, de sorte que seul un repartage du monde pouvait désormais avoir lieu ; et ce repartage ne pouvait avoir lieu que par le biais de guerres inter-impérialistes, dont la première guerre mondiale était un exemple classique.
La position théorique sur laquelle repose l’impérialisme a élargi le marxisme d’au moins cinq manières majeures. Premièrement, elle a fait entrer les "régions périphériques" du monde, des pays que Hegel avait rejetés comme n’ayant pas d’histoire, dans le cadre de la révolution mondiale ; en effet, à mesure que le temps passait et que les espoirs d’une révolution en Europe à la suite de la révolution bolchevique commençaient à s’estomper, ces pays sont passés au centre de la scène de la révolution mondiale. Dans l’un de ses derniers écrits, Lénine a non seulement placé ses espoirs dans une révolution en Chine et en Inde pour succéder à la révolution russe, mais il s’est même réjoui du fait que la Russie, la Chine et l’Inde représentaient ensemble près de la moitié de l’humanité, de sorte que les révolutions dans ces trois pays feraient pencher la balance de manière décisive en faveur du socialisme. Il n’est pas surprenant que l’Internationale communiste qu’il a contribué à mettre en place ait été différente de tout ce que le monde avait connu jusqu’alors, puisque des délégués de l’Inde, de la Chine, du Mexique et de l’Indochine y côtoyaient ceux de la France, de l’Allemagne et des États-Unis.
Deuxièmement, et parallèlement, il a élargi la portée du marxisme, qui n’était plus une théorie de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes avancés, mais une théorie de la révolution mondiale. Bien entendu, la reconnaissance de la portée beaucoup plus large du marxisme, reflet de la domination mondiale du capital que l’impérialisme avait soulignée, nécessitait encore la réalisation de la tâche spécifique consistant à analyser l’histoire des sociétés non européennes sur la base de la théorie marxiste. Mais l’extension et l’épanouissement du marxisme dans le tiers-monde ont fourni la base de telles analyses, stimulées par le Comintern même lorsque les lectures politiques spécifiques de ce dernier s’avéraient erronées. L’impérialisme de Lénine a ainsi donné au marxisme une vitalité sans précédent.
Certes Lénine n’était pas le premier à parler d’impérialisme. Avant lui, Rosa Luxemburg avait fourni une analyse remarquablement aiguë et perspicace expliquant pourquoi le capitalisme avait besoin d’empiéter sur les marchés précapitalistes. Mais l’analyse de Luxemburg souffrait du fait qu’elle considérait cet empiétement comme résultant d’une assimilation du segment précapitaliste au capitalisme. Le segment précapitaliste n’est pas resté une entité dévastée, il est devenu une partie du segment capitaliste. Le point central de l’analyse de Luxemburg reste donc une révolution prolétarienne européenne. Malgré quelques remarques contraires, elle ne voyait pas de segmentation permanente du monde créée par le capitalisme métropolitain. L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine, en revanche, envisageait un tel monde segmenté en permanence et c’est là que réside sa force.
Troisièmement, la théorie de Lénine a fourni une interprétation radicalement nouvelle du concept d’"obsolescence historique" du capitalisme. Jusqu’alors, sur la base des brèves remarques de Marx dans la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, on avait compris qu’un mode de production devenait historiquement obsolète et donc mûr pour un renversement uniquement lorsque les possibilités de développement des forces productives en son sein étaient épuisées ; et cet épuisement était typiquement supposé se manifester sous la forme d’une crise. L’absence d’une telle crise avait en fait incité Eduard Bernstein à demander une "révision" du marxisme, pour substituer une réforme du système à son renversement, en tant que desideratum du prolétariat. Les partisans de la tradition révolutionnaire, contrairement à Bernstein, ont cherché à prouver qu’une telle crise terminale, qui ne s’était peut-être pas encore produite, était néanmoins inévitable.
La théorie de l’impérialisme de Lénine innove complètement à cet égard. La manifestation de l’obsolescence historique du capitalisme, de sa maturité pour être renversé, n’était pas une quelconque crise économique, mais le fait qu’il était entré dans une phase où il engloutissait l’humanité dans des guerres dévastatrices, des guerres dans lesquelles les travailleurs d’un pays étaient amenés à combattre les travailleurs d’un autre pays à travers des tranchées. Le moment était venu de convertir la guerre impérialiste en guerre civile, de détourner les fusils des compagnons de travail de l’autre côté des tranchées, pour les diriger vers les capitalistes de chaque pays.
Quatrièmement, le socialisme doit désormais être l’objectif de toutes les révolutions, où qu’elles se produisent. L’idée que la révolution démocratique ne soit pas poursuivie dans les pays arrivés tardivement au capitalisme par la bourgeoisie qui avait historiquement joué le rôle de précurseur, était déjà apparue dans les Deux tactiques de la social-démocratie de Lénine : dans ces sociétés, la tâche de poursuivre la révolution démocratique incombait au prolétariat, qui conclurait une alliance avec la paysannerie, et qui, après avoir mené la révolution démocratique, ne s’arrêterait pas là, mais poursuivrait la construction du socialisme. Mais cette perspective d’une révolution dans une société périphérique, d’abord contre l’impérialisme et basée sur une large alliance de classe avec les ouvriers et les paysans en son sein, pour ensuite passer au stade socialiste, s’est généralisée. La tâche de construire le socialisme n’était plus seulement l’affaire des travailleurs des pays avancés ; c’était une tâche à accomplir à travers des étapes qui étaient à l’ordre du jour de toutes les sociétés.
Enfin, une question fondamentale s’était posée : pourquoi le "réformisme" s’était-il tellement développé dans le mouvement ouvrier européen que tant de dirigeants de la IIe Internationale avaient adopté des positions opportunistes ou carrément chauvines pendant la guerre ? Lénine a apporté une réponse à cette question, sur la base d’une suggestion antérieure d’Engels, en développant le concept d’une "aristocratie ouvrière" qui avait été "soudoyée" par les superprofits impériaux.
L’impérialisme était une réalisation théorique stupéfiante. Lénine avait un jour fait remarquer que la force du marxisme résidait dans le fait qu’il était vrai. On peut faire une déclaration similaire à propos de la théorie de l’impérialisme de Lénine. Remarquable tour de force, elle apporte des réponses, presque aveuglantes, à toute une série de questions qui ont surgi dans la nouvelle conjoncture et qui réclamaient des réponses. On peut contester tel ou tel détail de l’argumentation de Lénine, mais son orientation générale est presque majoritairement correcte. Et un indice de sa justesse est la manière presque étrange dont il a anticipé les développements dans le monde entre 1914 et 1939.
Le monde d’aujourd’hui s’est toutefois éloigné de ce que Lénine avait écrit dans L’impérialisme. L’une des principales caractéristiques de cette différence est que la centralisation du capital est allée beaucoup plus loin qu’à l’époque de Lénine, donnant naissance à un capital financier international, en lieu et place des capitaux financiers nationaux qui régnaient à l’époque. Les rivalités inter-impérialistes se sont donc atténuées, car le capital financier international ne veut pas que le monde soit divisé en différentes sphères d’influence ; il veut au contraire un monde non cloisonné pour pouvoir circuler sans entraves. La question des guerres provoquées par les rivalités inter-impérialistes ne se pose donc plus.
Cela ne signifie pas pour autant l’avènement d’une ère de paix. L’offensive incessante du capital financier international contre tous les efforts nationaux du tiers monde en faveur de l’indépendance économique et de l’autosuffisance économique (y compris alimentaire) a entraîné une série de conflits locaux, opposant un impérialisme uni à des pays particuliers. Dans le même temps, l’exploitation des travailleurs du tiers monde s’est considérablement intensifiée, alors même que l’oligarchie financière et corporatiste s’intégrait au capital financier international ; il en résulte une croissance massive des inégalités au sein du tiers monde, au point que de vastes segments de la population ont connu une augmentation de la pauvreté absolue en termes nutritionnels. Dans le même temps, la volonté accrue du capital métropolitain de délocaliser ses activités dans le Sud a affaibli les syndicats dans les métropoles et a conduit à une augmentation des inégalités au sein même des métropoles. L’hégémonie du capital financier international, exprimée dans un ordre néo-libéral, a donc entraîné une détérioration significative, en termes relatifs et même absolus, des conditions des travailleurs du monde entier.
Cela a donné lieu à une crise de surproduction à laquelle il n’y a pas de solution dans le cadre de l’ordre néolibéral mondial. Et cette crise a donné lieu à une montée du fascisme et du néo-fascisme dans le monde entier, les oligarchies financières et corporatistes de divers pays concluant des alliances avec des groupes fascistes pour conserver leur hégémonie. La lutte pour les droits démocratiques, la lutte contre le chômage et la lutte pour les libertés civiles sont donc passées au premier plan, et cette lutte a été liée à la lutte pour le socialisme. L’idée de Lénine de révolutionner la perspective de la révolution mondiale reste valable, mais l’objectif immédiat de la révolution a changé avec le temps.
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Prabhat Patnaik est un économiste marxiste indien. Il a enseigné au Centre d’études économiques et de planification de l’École des sciences sociales de l’université Jawaharlal Nehru à New Delhi, de 1974 jusqu’à sa retraite en 2010. Il a été vice-président du Conseil de planification de l’État du Kerala de juin 2006 à mai 2011. Prabhat Patnaik est un fervent critique des politiques économiques néolibérales et de l’hindutva, et est connu comme un chercheur en sciences sociales d’obédience marxiste-léniniste. Selon lui, en Inde, l’augmentation de la croissance économique s’est accompagnée d’une augmentation de l’ampleur de la pauvreté absolue. La seule solution consiste à modifier l’orientation de classe de l’État indien.