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Marx, le Capital et l’homme-marchandise

Ce que Marx a mis au jour dans le Capital, c’est ce qu’on pourrait appeler la consubstantialité du capitalisme et de l’esclavage ; derrière la diversité de ses formes, il a perçu la profonde unité de la servitude moderne ; il a vu, dans « l’esclavage direct » des Noirs, la vérité de « l’esclavage indirect » des prolétaires européens ; loin d’ériger l’opposition du travail libre et du travail servile en symbole de la modernité, il y a décelé la manifestation de son hypocrisie, car l’hétérogénéité apparente des statuts ne l’a pas aveuglé sur les mécanismes mis en œuvre sous l’empire de la valeur d’échange ; il a vu en somme, dans l’intensification des rapports marchands, la véritable origine d’une emprise de l’homme sur l’homme qui ne connut ni les frontières ni la différence des temps ; ce faisant, il a bâti une théorie de l’esclavage dont la connaissance nous est précieuse, à l’heure où la mondialisation libérale enfante les formes contemporaines de la servitude ; et il a défait, du coup, les faux prestiges du postulat aujourd’hui dominant selon lequel la liberté ne fait qu’un avec le marché, anéantissant par anticipation la folle prétention du libéralisme contemporain à incarner l’ultima ratio de l’histoire.

Lorsqu’il se livre, dans Misère de la philosophie, à une sévère critique de la méthode proudhonienne, Marx prend un exemple destiné, à ses yeux, à illustrer l’absurdité d’une synthèse entre des notions contradictoires : cette opposition exemplaire, c’est celle de la liberté et de l’esclavage. Distinguant l’esclavage indirect, celui du prolétaire, de l’esclavage direct dont sont victimes les Noirs des colonies, il voit dans ce dernier « le pivot de notre industrialisme actuel », à l’égal des « machines » et du « crédit ». Sans esclavage, écrit-il, « vous n’avez pas de coton, sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c’est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. » (1) Quelle conception du phénomène esclavagiste, doit-on néanmoins se demander, sous-tend pareille formule ? Et qu’en est-il de la théorie de l’esclavage, au juste, chez l’auteur du Capital ? S’il est difficile de répondre à une telle question, c’est d’abord parce que le même mot renvoie à des réalités différentes. Le terme désigne tout aussi bien, chez le philosophe allemand, la servitude antique de type gréco-romain, l’esclavage moderne de type colonial, ou encore l’exploitation capitaliste contemporaine dans ce qu’elle a de plus odieux.

Sans doute ce dernier usage est-il largement métaphorique. Lorsque Marx évoque, par exemple, « l’esclavage des ouvriers de fabrique » dans l’Angleterre du XIXème siècle, il emploie une image destinée à illustrer la dureté de la condition ouvrière qui résulte de l’introduction du machinisme. (2) A propos du travail forcé des femmes et des enfants dans les cités manufacturières, c’est encore la même terminologie qui s’impose. « Jadis, l’ouvrier vendait sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer, maintenant il vend femme et enfants ; il devient marchand d’esclaves. Et en fait, la demande du travail des enfants ressemble souvent, même pour la forme, à la demande d’esclaves nègres telle qu’on la rencontra dans les journaux américains ». (3) Assez fréquent dans l’œuvre maîtresse de Marx, cet usage du terme pour désigner les conditions d’asservissement qu’impose la grande industrie au prolétariat moderne a surtout une portée polémique : la servitude instaurée par le machinisme est d’autant plus infâme qu’elle paraît surgir, dans sa cruauté, d’un lointain âge des ténèbres. Si elle ne manque pas d’intérêt, la formule ne nous renseigne guère, toutefois, sur la conception marxienne de l’esclavage. Qu’en est-il, en particulier, de l’esclavage moderne auquel fait allusion le texte précité à propos des Etats-Unis ? Quelle place Marx accorde-t-il, dans l’analyse des formes successives de société, à ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie de plantation » ? Quelle est la relation entre le développement du capitalisme en Occident qui s’amorce dès le XVIème siècle, et ce mode d’organisation économique implanté à sa périphérie coloniale ?

La mutation de l’esclavagisme américain

Quand il s’intéresse au phénomène esclavagiste, Marx ne traite pas d’une forme de domination qui aurait disparu du monde occidental depuis l’aube du Moyen Âge. En d’autres termes, il n’identifie pas l’esclavage, dans le Capital, au premier stade de la succession des modes de production en laquelle on résume, trop aisément, sa vision de l’Histoire : le mode de production esclavagiste dans l’Antiquité, le mode de production féodal au Moyen-Âge, le mode de production capitaliste à l’époque moderne. L’esclavage ne constitue pas, à ses yeux, une étape obligée de l’évolution historique qui aurait été définitivement dépassée avec l’avènement du servage, puis du salariat, sous l’effet d’un quelconque déterminisme. Comme Aristote dans l’Antiquité ou Montesquieu au siècle des Lumières, il porte sa réflexion sur un objet qui fait pleinement partie du paysage social de son temps. Mais s’il est le témoin des formes modernes de l’esclavage, il n’en est pas moins vrai qu’il assiste également à leur agonie. Il vit une période historique au cours de laquelle l’existence de la servitude s’impose comme une réalité massive, mais connaît simultanément une mise en question radicale. La parution du Manifeste du parti communiste, en 1848, est contemporaine de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Lorsque paraît la première édition du livre I du Capital, en 1867, les Etats-Unis d’Amérique sortent à peine d’une guerre civile qui a mis fin au régime esclavagiste dans les Etats du Sud et a coûté la vie au président abolitionniste Abraham Lincoln.

C’est un passage du chapitre X du Capital consacré à la condition des Noirs américains, au demeurant, qui nous fournit une première indication sur la conception marxienne de l’esclavage moderne. « Dès que des peuples, dont la production se meut encore dans les formes inférieures de l’esclavage et du servage, sont entraînés sur un marché international dominé par le mode de production capitaliste, et qu’à cause de ce fait la vente de leurs produits à l’étranger devient leur principal intérêt, dès ce moment les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation, viennent s’enter sur la barbarie de l’esclavage et du servage. Tant que la production dans les Etats du sud de l’Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais à mesure que l’exportation du coton devint l’intérêt vital de ces Etats, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante d’un système froidement calculé. » (4)

Le chapitre X du livre I du Capital a pour objet l’étude des mécanismes relatifs à la « journée de travail ». Ce propos sur l’esclavage étasunien s’inscrit donc dans l’étude générale des lois immanentes du « mode de production capitaliste ». Plus précisément, l’auteur évoque la condition servile aux Etats-Unis lorsqu’il analyse la tendance, inhérente à ce mode de production, à la prolongation maximale de la durée du travail. Or que dit Marx, en substance, sur l’économie de plantation nord-américaine et les rapports sociaux esclavagistes qui la caractérisent ? Il distingue, dans l’histoire de cette formation sociale, deux périodes successives : une première période marquée par des relations de type patriarcal, et une seconde période affectée par « les horreurs du surtravail ». Comment s’effectue le passage entre la première et la deuxième période ? Quel est le moteur d’un tel changement ? Dans la réponse formulée par l’auteur, une telle transformation se trouve rapportée à une causalité sans mystère : c’est la recherche obstinée du profit commercial qui a profondément renouvelé les formes de l’esclavage aux Etats-Unis. Car ce profit commercial, dans les conditions données de la production, ne peut provenir que d’une exploitation effrénée du travail servile. C’est la domination sans partage des rapports marchands, par conséquent, qui a ruiné le modèle social traditionnel qu’incarnait la domination patriarcale. Provoqué par l’essor de l’industrie cotonnière, le déchaînement de la concurrence internationale a eu pour seul effet d’asservir davantage les esclaves. En les pliant aux normes dictées par la grande industrie, le capitalisme moderne a dramatiquement aggravé leurs conditions d’existence.

« Les horreurs du surtravail »

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule de Marx sur « les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation ». Entre ces deux âges de la servitude, en effet, il n’y a pas seulement une différence de degré dans l’exploitation de la main-d’œuvre servile. Ce qui les sépare relève surtout d’une profonde différence de nature introduite, de façon irréversible, par la domination exclusive des rapports marchands. Quand la forme d’une société est telle, dit Marx, que « c’est la valeur d’usage qui prédomine », le surtravail est circonscrit par « le cercle des besoins déterminés », et « le caractère de la production elle-même n’en fait point naître un appétit dévorant ». En revanche, « quand il s’agit d’obtenir la valeur d’échange sous sa forme spécifique, par la production de l’or et de l’argent, nous voyons déjà dans l’Antiquité le travail le plus excessif et le plus effroyable. » Valeur d’échange contre valeur d’usage, recherche du profit contre satisfaction des besoins, esclavage marchand contre régime patriarcal : si de telles oppositions sont équivalentes, c’est qu’elles signalent la différence de nature entre deux modes d’organisation sociale, que caractérisent à leur tour deux modalités foncièrement distinctes du phénomène esclavagiste. Pour reprendre la terminologie d’Aristote que Marx cite volontiers, on pourrait dire que la servitude patriarcale relève de l’économie domestique (oikonomia), tandis que l’esclavage marchand relève de la « chrématistique », c’est-à-dire l’art de se procurer des richesses : la première trouve sa limite dans la satisfaction des besoins communautaires, tandis que la seconde est aussi illimitée que le désir d’acquérir. Significative, ici, est l’observation selon laquelle, « dès l’Antiquité », la recherche exclusive de la valeur d’échange a généré des formes « excessives et effroyables » d’extorsion du surtravail.

Ainsi s’affirme, pour Marx, le caractère essentiel de l’esclavage moderne en regard des autres formes d’asservissement de l’homme par l’homme. Ce qui le distingue, en effet, c’est sa visée d’un énorme profit commercial généré par un « surtravail » organisé à grande échelle. Esclavage marchand, il l’est sans aucun doute, et de part en part, dans la mesure où la traite négrière constitue la seule modalité possible de reproduction de la force de travail. Que la main-d’œuvre servile se tue à la tâche sous la férule du commandeur rend la traite indispensable à son renouvellement ; mais celle-ci, précisément, alimente en retour la propension du système à pousser la consommation de la force de travail jusqu’aux limites de la résistance humaine. Dans la plantation désormais régie par la seule loi du profit, l’esclave-marchandise n’est pas destiné à durer, mais à être aussitôt remplacé par un autre dès qu’il succombe d’épuisement. Dans un autre passage du Capital, Marx cite longuement un contemporain, John Eliot Cairns, qui écrit ces lignes dans un ouvrage paru à Londres en 1862 :

« Les considérations économiques qui pourraient jusqu’à un certain point garantir à l’esclave un traitement humain, si sa conservation et l’intérêt de son maître étaient identiques, se changent en autant de raisons de ruine absolue pour lui quand le commerce d’esclaves est permis. Dès lors, en effet, qu’il peut être remplacé par des nègres étrangers, la durée de sa vie devient moins importante que sa productivité. Aussi est-ce une maxime dans les pays esclavagistes que l’économie la plus efficace consiste à pressurer le bétail humain (human chattle), de telle sorte qu’il fournisse le plus grand rendement possible dans le temps le plus court. C’est sous les tropiques, là même où les profits annuels de la culture égalent souvent le capital entier des plantations, que la vie des nègres est sacrifiée sans le moindre scrupule. » (5)

Ce qu’illustre dans son inhumaine cruauté la traite négrière, c’est le caractère irrépressible de la dynamique marchande : sa puissance est telle qu’elle modifie la nature même des rapports esclavagistes, qu’elle en subvertit la forme traditionnelle, qu’elle s’introduit avec une force incoercible au cœur même de l’esclavage moderne. Soumis à la loi d’airain du profit, et cédant à la pression irrésistible des relations marchandes, l’esclavagisme de plantation s’est converti aux règles du mode de production capitaliste en plein essor ; et la réduction du travailleur lui-même à une simple marchandise, sous l’effet de la traite négrière, repousse les limites de l’emprise de l’homme sur l’homme au-delà de ce qui est humainement possible.

L’accumulation primitive

Cette description du système d’exploitation nord-américain qui se développe sous l’effet de l’industrialisation européenne, toutefois, n’est pas le dernier mot de Marx sur l’esclavage moderne. Quelle place occupe celui-ci dans l’émergence du capitalisme occidental depuis le XVIème siècle ? Quel fut son rôle historique au sein du processus d’accumulation à l’échelle mondiale ? Dans quelle mesure a-t-il contribué, dès la période mercantiliste, à jeter les bases du développement industriel moderne ? Ces questions, Marx les affronte dans la huitième section du Capital consacrée à « l’accumulation primitive ».L’accumulation, chez Marx, est le processus de transformation d’une fraction du produit social en capital additionnel. Par accumulation primitive, Marx désigne plus précisément un processus, revêtant des formes historiques singulières, qui fut déterminant pour l’essor du capitalisme moderne. S’il emprunte cette expression à la « previous accumulation » d’Adam Smith, il lui donne un sens très différent. Pour le philosophe écossais, la « previous accumulation » désigne l’épargne individuelle, dictée par le souci du lendemain, qui manifeste la capacité d’anticipation des pionniers de l’économie moderne. Destinée à l’investissement productif, elle constitue le véritable moteur du progrès économique. Chez Marx, en revanche, l’accumulation primitive n’a rien à voir avec les qualités morales de l’épargnant anglo-saxon. Vertu cardinale de l’entrepreneur chez les économistes bourgeois, elle désigne plutôt, à ses yeux, la violence originelle du mode de production capitaliste : c’est l’ensemble des procédés par lesquels s’effectue, antérieurement à l’irruption du capitalisme moderne, une concentration de capitaux qui la rendra possible à l’ère industrielle.

Catégorie morale chez les économistes bourgeois, l’accumulation primitive devient chez Marx une catégorie historique. Il n’y a donc rien d’« idyllique », souligne-t-il, dans les méthodes de l’accumulation primitive, que caractérisent au contraire l’usage de la violence et la brutalité des rapports entre dominants et dominés. Au cours de ce qu’il appelle la « préhistoire » du capital, les moyens dont on fit usage pour concentrer les moyens de production n’eurent rien de commun, en effet, avec l’ascèse morale de l’entrepreneur. Ce fut, par exemple, la spoliation des terres communales et ecclésiastiques au profit des grands propriétaires, à l’origine d’une expropriation féroce de la petite paysannerie dont l’histoire de l’Angleterre est jalonnée du XVIème au XVIIIème siècle. « La spoliation des biens d’Eglise, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’Etat, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu. »

Mais d’autres phénomènes, d’une importance tout aussi décisive, ont également contribué à l’accumulation primitive ; ce furent « le régime colonial, les dettes publiques, les exactions fiscales, la protection industrielle, les guerres commerciales », bref « tous ces rejetons de la période manufacturière proprement dite » qui « prennent un développement gigantesque durant la première jeunesse de la grande industrie. » (6) La période manufacturière correspondant aux XVIIème et XVIIIème siècles européens, il y a tout lieu de penser que l’accumulation primitive, aux yeux de Marx, a connu son apogée avec la seconde moitié du XVIIIème siècle. Or, cette période coïncide avec l’essor fulgurant d’un « régime colonial »que l’auteur n’hésite pas à citer en premier, on le voit, parmi les modalités de l’accumulation « durant la première jeunesse de la grande industrie ». La place que Marx accorde à l’exploitation coloniale dans la hiérarchie des procédés d’accumulation est donc particulièrement significative.

Sitôt après s’être livré à une analyse des rapports de classes en Angleterre, Marx élargit ainsi la perspective historique. Car ce qui est vrai de la société britannique, ne l’est-il pas également, a fortiori, de cette « économie-monde (7) forgée par l’expansion européenne qui naît avec les Temps modernes ? Violence originelle du mode de production capitaliste, l’accumulation primitive s’est également nourrie, en effet, des bénéfices de l’entreprise coloniale qui se déploie au lendemain des grandes découvertes. « La circulation des marchandises est le point de départ du capital. Il n’apparaît que là où la production marchande et le commerce ont déjà atteint un certain degré de développement. L’histoire moderne du capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au XVIème siècle. » (8) Si le capital est entré dans l’histoire moderne, aux yeux de Marx, c’est parce qu’il a su exploiter les ressources du Nouveau Monde.

En d’autres termes, c’est parce qu’elle a su se doter d’une périphérie que l’Europe s’est constituée comme centre d’une nouvelle économie-monde. Mais comment Marx décrit-il, précisément, les rapports entre l’essor du capital européen et l’exploitation coloniale ? C’est le chapitre XXXI du livre I du Capital, ici, qui permet d’apporter une réponse. Intitulé « la genèse du capitaliste industriel », ce texte essentiel montre de quelle manière le « régime colonial » a contribué à l’accumulation primitive. Là encore, on l’imagine, rien d’« idyllique » dans les procédés auxquels recourut le conquérant européen. « La découverte des contrées argentifères et aurifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. » (9) Eminemment significative apparaît, dans ce texte, l’importance accordée par l’auteur à la traite esclavagiste. Le rôle qui est le sien dans l’asservissement systématique des populations tropicales ne signale-t-il pas, ici encore, la domination exclusive des rapports marchands ? Ce qui confirme une telle interprétation, c’est l’insistance de Marx, dans la suite du chapitre, sur le rapport intime entre l’accumulation à l’époque mercantiliste et l’instauration du régime colonial.

La plantation esclavagiste

« Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial. » Le rôle du grand commerce maritime dans la constitution d’un gigantesque capital marchand concentré au cœur de l’Europe a été si souvent souligné par les historiens, parfois à la suite de Marx lui-même, qu’il est inutile d’insister davantage. Dans quelle mesure, toutefois, une telle concentration de richesses était-elle indissociable du régime colonial ? Grâce aux « privilèges des compagnies »et au « monopole du marché colonial », garants d’un profit commercial exceptionnel, assure Marx. Mais aussi et surtout, ajoute-t-il, par l’exploitation systématique du travail servile : « Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient à la mère-patrie pour y fonctionner comme capital. » (10) Ce que décrivent ces lignes, c’est le processus d’accumulation capitaliste fondé sur l’exploitation coloniale de type esclavagiste.

Dans un tel système, le profit commercial provient, simultanément, de l’exportation de produits manufacturés vers les colonies, de la traite négrière destinée à leur approvisionnement en main-d’œuvre, et de la réexportation des denrées tropicales vers le marché européen ; et c’est ce profit commercial généré par la périphérie qui est massivement accumulé (« rapatrié », dit Marx) au centre pour y « fonctionner comme capital », c’est-à-dire permettre le développement de l’appareil productif. Or sans esclavage, il n’y a ni commerce de traite, ni production marchande aux colonies : le cœur du système, c’est donc la plantation esclavagiste. Ce sont « les grandes plantations, nées de la culture conquérante de la canne à sucre, entreprise coûteuse donc capitaliste » (11), qui fournirent le socle du système esclavagiste moderne. Au profit commercial généré par le commerce colonial et la traite négrière, l’économie de plantation sucrière ajoute, en effet, une « plus-value »de type industriel.

Car à la différence des autres productions tropicales, le sucre a d’emblée donné naissance à une véritable « agro-industrie ». Plantation et coupe de la canne, écrasement dans les moulins à sucre, concentration dans les chaudières, cristallisation puis raffinage : la production sucrière ne peut s’accommoder d’une organisation artisanale. Elle requiert d’importants effectifs et une stricte discipline de travail. « Aux XVIème et XVIIème siècles, avec la grande propriété (grande relativement), se multiplie l’esclave noir qui en est la condition sine qua non... Le trafic des négriers permettra la mise en place de plantations sucrières énormes pour l’époque, à la limite de ce que permettait le transport par voiture de la canne qui, aussitôt coupée, devait, pour ne pas se gâter, être portée au moulin et écrasée sans attendre. Dans ces vastes entreprises, il y avait place pour un travail régulier, bien divisé, monotone, sans grande qualification, mis à part trois ou quatre postes de techniciens. » De toute évidence, la plantation sucrière est une entreprise capitaliste : elle exige de lourds investissements (moulins, chaudières) et une abondante main-d’œuvre rompue à la discipline collective. Elle suppose aussi la mise en jeu de fonds propres considérables, car en raison de la longueur des traversées, les rentrées d’argent que procure l’activité sont à longue échéance. C’est pourquoi le capital, ici, est d’abord un capital marchand fourni par une entreprise commerciale qui investit directement dans les plantations, ou consent des avances aux planteurs.

Production capitaliste, l’exploitation sucrière l’est également, enfin, en raison de sa dépendance à l’égard d’un marché mondial en pleine expansion. Apparu sous Louis XIV, le « petit déjeuner à la française » devient un phénomène universel dans toute l’Europe à partir de 1750. La demande est telle que le Nouveau Monde décuple ses importations d’esclaves et se convertit aux nouvelles cultures destinées à fournir l’Europe en boissons exotiques à la mode : sucre, café, cacao. A la périphérie de l’économie-monde dominée par les nations européennes s’organise ainsi une économie esclavagiste pourvoyeuse, tout à la fois, des produits coloniaux que réclame le consommateur et des gains substantiels que procure leur négoce. Mais ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de l’accumulation primitive que d’avoir créé en même temps, dans les îles à sucre, un système productif dont la modernité préfigure à maints égards les traits du capitalisme industriel.

L’ampleur de l’esclavagisme occidental

Que la plantation sucrière ait été le théâtre d’un labeur épuisant condamnant les captifs à une disparition précoce, c’est ce que Marx n’a pas manqué de relever : « Le sort des indigènes était naturellement le plus affreux dans les plantations destinées au seul commerce d’exportation, telles que les Indes occidentales, et dans les pays riches et populeux, tels que les Indes orientales et le Mexique, tombés entre les mains d’aventuriers européens âpres à la curée. » (12) D’un côté l’esclave noir que l’on tue à la tâche pour produire le sucre, de l’autre une Europe en pleine expansion économique où l’on prend goût au « petit déjeuner à la française » : ainsi en va-t-il de l’opposition du centre et de la périphérie, au siècle des Lumières. « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe »,fait dire Voltaire à un esclave mutilé mis en scène dans Candide. « La vraie racine du mal, écrit Fernand Braudel à propos de l’Amérique coloniale, est de l’autre côté de l’Atlantique, à Madrid, à Séville, à Cadix, à Lisbonne, à Bordeaux, à Nantes, même à Gênes, sûrement à Bristol, bientôt à Liverpool, à Londres, à Amsterdam. Elle est inhérente au phénomène de réduction d’un continent à la condition de périphérie, imposée par une force lointaine, indifférente aux sacrifices des hommes, qui agit selon la logique presque mécanique d’une économie-monde. » (13)

Dans un ouvrage récent, un historien a étudié en détails le cas exemplaire de la ville de Nantes. On y apprend, notamment, que dans cette cité où furent armés près de la moitié des navires négriers français du XVIIIème siècle, l’enrichissement du négoce alla de pair avec le développement de la traite ; que celle-ci commença à la fin du XVIIème siècle pour y durer un siècle et demi, suscitant l’armement de 1 756 navires entre 1703 et 1831 ; que les grandes fortunes nantaises furent constituées dès le milieu du siècle, au moment où les pionniers du commerce de traite connurent leur apogée ; qu’entre 1768 et 1789, lors du « second boom négrier », la surface financière du négoce fut à nouveau multipliée par six ; que les grands négociants investirent leurs profits dans la banque et l’assurance, s’intéressèrent à la modernisation de l’agriculture, contribuèrent à l’essor des conserveries, des chantiers navals et de la métallurgie ; que les négriers y constituèrent la classe dominante jusqu’à la monarchie de Juillet et qu’en 1914 les descendants de cette « aristocratie négrière »figuraient encore parmi les capitalistes les plus influents de la cité portuaire. (14)

Mais ce qui ne laisse pas de surprendre, c’est l’extraordinaire longévité et la formidable ampleur du système esclavagiste. De 1510 à 1860, plus de douze millions de captifs africains ont été arrachés à leur terre natale et dirigés vers le Nouveau Monde ; plus de deux millions périrent durant la traversée ; on estime que huit millions disparurent entre le lieu de leur capture en Afrique et les comptoirs côtiers où les survivants des razzias furent embarqués. Au total, plus de vingt millions de personnes furent ainsi victimes de la traite occidentale, qui infligea à l’Afrique noire un profond traumatisme démographique au moment même où elle contribuait à l’accumulation capitaliste dans une Europe en plein essor. Car « l’infâme trafic » alimenta une économie coloniale qui, pour être située à la périphérie de l’économie-monde européenne, n’en revêtit pas moins des dimensions considérables : vers 1780, à l’apogée de la plantation esclavagiste, Français et Britanniques exploitaient plus d’un million d’esclaves dans les îles à sucre du Nouveau Monde ; et les recettes de l’économie de plantation représentaient pour les grandes puissances, en 1800, plus de la moitié de leurs bénéfices d’exportation. (15)

Mais, si le point culminant de l’esclavagisme colonial se situe dans les deux dernières décennies du « Siècle des Lumières », peut-on affirmer, à l’inverse, que l’avènement du capitalisme industriel en sonna le glas au siècle suivant ? Assurément non. Les analyses de Marx, à ce propos, ont le mérite de nous mettre en garde contre une représentation linéaire de l’histoire économique longtemps accréditée, il est vrai, par les simplifications du marxisme vulgaire : le capitalisme n’a pas « succédé » à l’esclavagisme, pas plus que le salariat n’a évincé du jour au lendemain la condition servile. Marx, disions-nous, a assisté à l’agonie de l’esclavage moderne : mais tout se passe comme si cette agonie (particulièrement longue, au demeurant) avait suivi de peu son apogée. Car la première moitié du XIXème siècle, en dépit des interdictions qui la frappent successivement, n’a pas vu décroître la traite négrière. Malgré la capture de 1 287 navires négriers entre 1825 et 1865, plus d’un million d’esclaves sont importés en Amérique durant la même période. (16) Entre 1810 et 1830 seulement, le sud des Etats-Unis en fit venir plusieurs dizaines de milliers par an pour alimenter une économie de plantation en pleine expansion. Dans l’île de la Réunion, la production sucrière ne prit son véritable essor qu’à partir de 1815, mobilisant au profit de cette nouvelle agro-industrie une main-d’œuvre servile qui augmenta de 45 000 captifs supplémentaires entre 1817 (interdiction de la traite par la monarchie restaurée) et 1848 (abolition de l’esclavage par la Seconde République).

L’esclavage, piédestal du capitalisme

Que le développement de l’industrie européenne dans les premières décennies du XIXème siècle ait suivi l’apogée de l’esclavagisme colonial confère un intérêt particulier aux analyses du Capital. Au cours de ce que les historiens appellent la « première industrialisation » se laisse voir, en effet, une véritable interaction entre les deux phénomènes. Réinjectés au centre du système, les profits colossaux de l’exploitation coloniale contribuent à l’essor économique de la métropole. Réciproquement, le développement industriel soumet l’économie de plantation, comme Marx l’a bien vu, à des exigences de productivité qui en modifient radicalement la nature. Le mercantilisme atlantique reposa sur l’exploitation effrénée du Nouveau Monde dont il anéantit la population pour créer, dès le XVIème siècle, une économie esclavagiste fondée sur la traite négrière. Mais il n’est pas moins vrai que la généralisation des rapports marchands, à l’époque moderne, renouvela à son tour les formes de l’esclavage colonial. « Dans le même temps que l’industrie cotonnière introduisait en Angleterre l’esclavage des enfants, aux Etats-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des Noirs en un système d’exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde. » (17) Naturellement, Marx attire aussitôt notre attention, ici, sur les formes de domination dans lesquelles se moule l’extorsion du « surtravail ».Si l’esclavage des salariés européens est « dissimulé », c’est parce qu’il s’abrite derrière la fiction juridique du contrat de travail librement consenti entre des parties égales. Si l’esclavage des Noirs américains est « sans phrase », c’est au contraire parce qu’il est inscrit sans détours dans le statut qui est le leur : la condition servile. En d’autres termes, le mode de production capitaliste présuppose la liberté du salarié comme préalable à l’achat de sa force de travail. Le système esclavagiste, en revanche, fait du travailleur lui-même une marchandise qui s’achète et qui se vend. Mais il n’est pas sûr, suggère Marx, qu’une telle opposition ne nous livre l’essentiel.

Ce qu’indique l’image du « piédestal », en effet, c’est une relation de type structural : l’esclavage moderne « porte », en quelque sorte, le salariat industriel ; il en constitue le support, ou le fondement. Cette expression ne renvoie pas seulement, croyons-nous, à la genèse historique du capitalisme à l’époque mercantiliste, au cours des XVIIème et XVIIIème siècles. Elle désigne un rapport intime qui conduit l’esclavage et le capitalisme à marcher d’un même mouvement : tout se passe comme si l’esclavage, à travers les mécanismes de l’accumulation primitive, créait les conditions du développement capitaliste ; et comme si ce dernier, en retour, contribuait à durcir l’exploitation du travail servile en la soumettant à la loi d’airain du profit. Ce que Marx met en lumière, c’est bien ce double mouvement et cette interaction réciproque. Accumulation du profit et asservissement du travailleur, en ce sens, apparaissent comme les deux faces d’un même processus : l’extorsion illimitée du surtravail, systématiquement poursuivie à la faveur d’une transformation du travailleur lui-même en une simple marchandise.

Pas plus que l’esclavage des Noirs aux colonies, l’exploitation du prolétariat des deux sexes ne connaît de limite, si ce n’est celle, objective, de la résistance physique. Mais encore celle-ci peut-elle être contournée : par le remplacement accéléré des travailleurs, simples unités interchangeables dont la capacité productive est épuisée le plus vite possible afin d’en maximiser le rendement : car la « vie » du travailleur, dans un tel système, importe moins que sa « productivité ». L’esclavage moderne sur lequel Marx attire notre attention correspond donc à une étape décisive du développement capitaliste dont il contribue, simultanément, à dévoiler la nature : la phase d’accumulation effrénée qui fut inhérente à la première révolution industrielle. Si elle s’est accompagnée des formes d’exploitation les plus féroces, c’est précisément parce qu’elle visait l’extraction d’une quantité maximale de capital-argent destinée à être aussitôt réinvestie, générant le procès sans fin d’une accumulation n’ayant d’autre horizon que sa propre perpétuation.

L’invention de l’homme-marchandise

Mais si l’esclavage moderne se voit assigner des limites historiques, et si le moment de son apogée coïncide avec une étape déterminée du développement capitaliste, peut-on, pour autant, inscrire le phénomène esclavagiste au registre d’une époque donnée, et dont nulle autre ne pourrait reproduire les conditions ? La quête obstinée du profit et la recherche obsédante de sa maximisation, au contraire, ne relèvent-elles pas d’une essence de la sphère marchande qui s’avère indifférente aux circonstances de temps et de lieu ? C’est bien ce que Marx nous suggère lorsqu’il décèle, au cœur même de l’esclavagisme antique, la dynamique sous-jacente des relations marchandes. Il applique alors à l’Antiquité un type d’analyse qui n’est pas éloigné de celui, précédemment décrit, qu’il appliquait à l’esclavagisme cotonnier des Etats-Unis. Il met en évidence le paradoxe d’une « marchandisation » des rapports sociaux qui anticipa, de très loin, la naissance du capitalisme moderne. Comme l’a relevé Jean-Pierre Vernant, plusieurs textes de Marx soulignent que l’extension de l’esclavage marchand au sein des civilisations anciennes a porté préjudice aux formes traditionnelles de vie civique ; qu’elle a entamé et ruiné, en définitive, les formes de propriété caractéristiques de la cité grecque. « La petite culture et l’exercice indépendant des métiers, lit-on dans le Capital, forment la base de la communauté classique à son apogée, après que la propriété commune d’origine orientale se fût dissoute et avant que l’esclavage se fût sérieusement emparé de la production. » (18)

Si le monde antique a connu lui aussi l’envahissement des relations sociales par un esclavagisme qui faisait corps avec la dynamique marchande, c’est que cette forme d’exploitation n’est point l’apanage de la modernité (et les formes que revêtit la servitude dans ce lointain passé n’en furent pas moins « excessives » et « effroyables », on l’a vu, que celles du présent) ; c’est que le processus d’asservissement de l’homme par l’homme est inséparable d’un régime d’accumulation qui s’enracine dans la domination des rapports mercantiles, dans la dynamique d’un marché qui s’assujettit l’ensemble des activités, dans une substitution de la valeur d’échange à la valeur d’usage qui constitue, certes, l’essence du mode de production capitaliste, mais dont l’Antiquité gréco-romaine a connu, à sa façon, la lointaine préfiguration. Aussi l’usage métaphorique du terme d’esclavage, dont on a souligné la fréquence dans le Capital, a-t-il un sens plus profond qu’il n’apparaît au premier abord : les ouvriers de fabrique victimes du machinisme, comme les travailleurs des plantations exténués à la tâche, ne sont-ils pas, au même titre, les esclaves du capital ? Exploitation du travailleur salarié réduit à vendre à vil prix sa force de travail, ou exploitation de l’esclave acheté par son maître comme du bétail : la même loi implacable qui préside aux rapports mercantiles engendre le processus que Georg Lukacs désignera plus tard par le terme de « réification » ; elle n’a de cesse de transformer en une simple chose la personne même du travailleur ; elle a pour corollaire l’invention incessante de l’homme-marchandise.

Ainsi la théorie de l’esclavage, chez Marx, échappe-t-elle à la tentation d’une lecture linéaire de l’histoire : s’il est vrai que l’esclavage ne fait qu’un avec l’exploitation capitaliste, c’est que l’enchaînement des modes de production n’est pas purement diachronique, mais largement synchronique. Loin de se succéder dans le temps sous l’effet de quelque déterminisme, l’esclavage, le servage et le salariat s’intègrent dans une combinatoire complexe qui est le mode même de leur coexistence. Chaque formation sociale historiquement déterminée emprunte alors ses traits, selon des proportions variables, à l’un ou l’autre de ces modes d’extorsion du surtravail, mais sans qu’aucun ordre logique ne dicte la série chronologique de leurs apparitions. Certes, entre l’esclavagisme antique, le féodalisme médiéval et le capitalisme des Temps Modernes, il y a bien un ordre de succession chronologique ; à l’échelle de l’histoire occidentale, et abstraction faite des rapports entre l’Occident et sa périphérie, pareille diachronie n’est nullement dépourvue de sens.

Abusivement confondue avec l’histoire universelle, en revanche, elle nous masque la résurgence massive de l’esclavage qui accompagne non seulement l’aube du capitalisme, mais le moment où la révolution industrielle le porte à la conquête du monde. Elle dérobe à notre compréhension le fait irrécusable que diverses formes d’esclavage ont toujours coïncidé, quelle que soit l’époque, avec la croissance accélérée de la sphère marchande ; que le Moyen-Orient musulman durant son âge d’or, le monde gréco-romain de l’âge des cités à la fin de l’Empire, ou l’Occident chrétien à partir de la Renaissance et jusqu’à la guerre de Sécession, ont bâti leur hégémonie sur une exploitation méthodique des ressources extérieures, puisant sans relâche dans le réservoir humain dont la vulnérabilité des sociétés périphériques leur offrait la tentation. Ce que Marx a mis au jour dans le Capital, c’est ce qu’on pourrait appeler la consubstantialité du capitalisme et de l’esclavage ; derrière la diversité de ses formes, il a perçu la profonde unité de la servitude moderne ; il a vu, dans « l’esclavage direct » des Noirs, la vérité de « l’esclavage indirect » des prolétaires européens ; loin d’ériger l’opposition du travail libre et du travail servile en symbole de la modernité, il y a décelé la manifestation de son hypocrisie, car l’hétérogénéité apparente des statuts ne l’a pas aveuglé sur les mécanismes mis en œuvre sous l’empire de la valeur d’échange ; il a vu en somme, dans l’intensification des rapports marchands, la véritable origine d’une emprise de l’homme sur l’homme qui ne connut ni les frontières ni la différence des temps ; ce faisant, il a bâti une théorie de l’esclavage dont la connaissance nous est précieuse, à l’heure où la mondialisation libérale enfante les formes contemporaines de la servitude ; et il a défait, du coup, les faux prestiges du postulat aujourd’hui dominant selon lequel la liberté ne fait qu’un avec le marché, anéantissant par anticipation la folle prétention du libéralisme contemporain à incarner l’ultima ratio de l’histoire.

(1) Karl Marx, Œuvres, Economie I, Gallimard-La Pléiade, p.80.
(2) Karl Marx, Le Capital, I, T. 1, Flammarion, 1985, p 321.
(3) Ibidem, p. 286.
(4) Ibid., p. 181.
(5) Ibid., p. 201.
(6) Ibid., T. 2, p. 182.
(7) Par « économie-monde » il faut entendre, à la suite de Fernand Braudel, « un morceau de la planète » économiquement autonome et organisé autour d’un centre. C’est ainsi que se constitue, à partir du XVIème siècle, « une économie-monde européenne ».
(8) Ibid., T. 1, p. 115.
(9) Ibid. ; T. 2, p. 197.
(10) Ibid., p. 199.
(11) Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, T. 3, Le temps du monde, Librairie Armand Colin, 1979, p. 493.
(12) Karl Marx, op. cit., p. 199.
(13) Fernand Braudel, op. cit., p. 488.
(14) Olivier Pétré-Grenouilleau, L’argent de la traite, Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Aubier, 1996.
(15) Philippe Paraire, “ Economie servile et capitalisme : un bilan quantifiable ”, in Le livre noir du capitalisme, Le Temps des Cerises, 1998, p. 30.
(16) Jean Meyer, Esclaves et négriers, Gallimard, 1998, p. 113.
(17) Karl Marx, op. cit., p. 204.
(18) Jean-Pierre Vernant, « La lutte des classes », in Mythe et société en Grèce ancienne, Maspéro, 1974, p. 12.

Ce texte a été initialement publié par la revue Présence africaine en 1999.

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Viktor DEDAJ

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