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Les syndicats et l’obsession de la croissance, par Elmar Altvater.





Quelle politique de l’emploi adaptée à l’ère post-énergies fossiles ? Il est urgent d’y réfléchir, estime Elmar Altvater, ancien professeur de sciences politiques à l’Université libre de Berlin : car nous allons changer d’époque, une situation qui influencera l’économie, l’écologie et la politique du mouvement ouvrier.


solidaritéS, 4 avril 2006.


Dans les pays industrialisés, la croissance recule. Or, une croissance digne de ce nom nécessite la transformation de matières et d’énergie en biens et services. (...) Le produit intérieur brut (PIB) a augmenté - entre 1996 et 2005 - de 2,5% par an dans les 25 pays de l’Union européenne, alors qu’en Allemagne, de 2001 à 2005, il n’a augmenté que de 0,36%.

La croissance nécessite en substance deux conditions : l’augmentation du temps de travail et de la productivité, influencées par des facteurs comme le progrès technique, les marchés financiers ou la qualification de la force de travail (des facteurs responsables d’après les règles du capitalisme « atlantique » ou « rhénan »). Cette équation peut aussi s’interpréter de manière causale : l’augmentation de la productivité nécessite moins de travail pour arriver à un taux de croissance déterminé ; mais sans augmentation de la production, le chômage augmente.


Davantage de productivité et de chômage

Au début du XIXe siècle, l’économiste David Ricardo faisait déjà ce constat. Il parlait d’une « population superflue » - chômeurs, marginaux (souvent contraints à émigrer) -, issue de « l’augmentation du bien-être des nations ». De 1820 à 1914, 55 millions de personnes ont quitté l’Europe pour le « nouveau monde », l’Australie, l’Asie et l’Afrique. Aujourd’hui, de nombreux « habitants superflus » sont au chômage ou subissent la précarité de l’économie informelle. L’émigration ne leur garantit pas la possibilité d’un « nouveau monde », car la fermeture des frontières implique pour eux une semi- ou une totale illégalité.

Les syndicats se retrouvent dans une situation difficile. Que faire, si la croissance stagne et que l’âge d’or des augmentations salariales est révolu ? Si l’augmentation de la productivité crée un chômage de masse structurel qui affaiblit leur pouvoir de négociation ? Depuis 1997, alors que le chômage croît, les conventions collectives n’ont permis que de maigres augmentations salariales : l’augmentation de la production ne compense pas celle de productivité. Les marges de manoeuvres existantes en matière de croissance permettent-elles d’influencer l’emploi ? Quelles sont les conséquences des « limites de la croissance » sur la politique syndicale ?

L’augmentation de la croissance ne compense pas les pertes d’emplois, car elle résulte en partie d’une augmentation de la productivité. Sur un site particulier, une meilleure compétitivité - générée par la conquête de nouvelles parts de marché - permet la création d’emplois, évidemment aux dépens d’autres sites. Dans le monde globalisé, il y a plus d’emplois supprimés que d’emplois créés, comme le montre la hausse du chômage et du travail à temps partiel, ainsi que le développement généralisé de l’économie informelle.

La croissance ne peut être réorientée de manière volontariste. Aujourd’hui, les limites écologiques de notre monde sont évidentes, comme le montre la série d’ouragans qui se sont produits en été et en automne 2005. Depuis la révolution industrielle, il y a 200 ans, la croissance reposait sur les énergies fossiles bon marché (à l’existence limitée et en cours d’épuisement). Prenons le cas du pétrole : jusqu’ici, 940 milliards de barils ont été consommés et il n’en reste vraisemblablement à disposition qu’une autre moitié (entre 768 et 1,148 milliards). Le prix du pétrole augmentera inéluctablement, car la baisse de l’offre s’accompagne d’une demande croissante de la part des pays industrialisés et des pays en cours d’industrialisation accélérée. On estime donc que cette seconde moitié des réserves pétrolières sera consommée plus rapidement, d’ici 40 ou 50 ans.

Il faut se rappeler les débuts de l’ère des énergies fossiles. Lors de la révolution industrielle, la croissance économique s’est accélérée très vite : entre 1820 et 2000, la croissance du PIB était en moyenne de 2,2% par an, alors que ce chiffre ne dépassait 0,2% durant les millénaires précédents. Ce bond qualitatif vers une économie capitaliste en croissance a laissé des traces sémantiques : la notion de croissance, l’idée d’une croissance élevée, soutenue et durable auraient été incompréhensibles au Moyen Age.


Le paradigme de la croissance

Depuis deux siècles, le discours a changé. Les théories de la croissance - keynésiennes, néoclassiques et institutionnalistes - ont un dénominateur commun : la croissance permet de résoudre tous les problèmes d’une économie. Ainsi, la Banque mondiale prône une réduction de moitié de la pauvreté jusqu’en 2010, avec l’argument suivant : « La croissance est bonne pour les pauvres ». Or, la croissance exige l’afflux des investissements. Mais, depuis les années 1980, les coûts financiers de ces investissements sont supérieurs aux taux de croissance réels, donc la pauvreté ne baisse pas et la dette augmente. Loin de se réduire à une simple catégorie économique, la croissance a des aspects sociaux et politiques.

« La croissance est bonne pour l’emploi », voilà une autre affirmation répétée, possible mais pas inéluctable. Les investissements dépendent du niveau des crédits disponibles sur les marchés financiers internationaux comparé à la « capacité de rendement marginal du capital » réelle (c’est-à -dire au taux de profit du capital investi). Le niveau des intérêts et des crédits peut agir au détriment des investissements réels. Et quand ceux-ci sont réalisés, vu la concurrence des marchés à l’échelle mondiale, ils entraînent des rationalisations, qui s’accompagnent de suppressions d’emplois.

La croissance demeure un objectif politique et économique général. Son augmentation permettrait d’augmenter les emplois, d’améliorer les revenus de la sécurité sociale, de revitaliser la demande et d’assainir les budgets publics (programme de la grande coalition CDU/CSU-SPD en Allemagne).

Dans un pays industrialisé développé, est-il responsable de proposer la croissance comme objectif de politique économique ? Peut-on accepter d’augmenter la consommation d’énergies et de matières, sans se soucier des charges environnementales ? Pourquoi ne pas tenir compte de l’impact des marchés financiers sur les intérêts et les crédits, et par conséquent sur la croissance de l’économie réelle ?


Syndicats et croissance

Les syndicats partagent l’obsession de la croissance. Bien qu’il n’existe pas de rapport direct entre investissement, croissance et emplois, on peut plus facilement augmenter ces derniers dans une économie en expansion. Les syndicats ne mettent donc jamais la croissance en cause. Pourtant, ils doutent de l’efficacité des méthodes néoclassiques et néolibérales appliquées durant ces dernières décennies. En effet, les taux de croissance ne sont pas meilleurs dans les pays qui appliquent des politiques gouvernementales de privatisations et de flexibilisation du marché du travail. Stimuler la demande par des augmentations de salaires et de dépenses sociales permettrait de relancer le PIB à la hausse. Mais existe-t-il des marges de manoeuvres pour une telle option ?

Le chômage de masse dans les pays industrialisés suscite un potentiel de travail illimité (même avec des restrictions pour certaines qualifications professionnelles). Mais les coûts de production du capital renchérissent :

-le coefficient de capital augmente généralement avec le progrès technique ;

-le coût des investissements augmente, vu les taux d’intérêts sur le marché des capitaux et les exigences des investisseurs (dans les principaux pays industrialisés, des lobbies très organisés ont réussi à empêcher que les banques centrales baissent les taux d’intérêts) ;

-le prix des matières premières augmente (très fortement pour le pétrole et le gaz). Jusqu’ici, les pays producteurs pouvaient freiner l’augmentation du pétrole et du gaz, quand ceux-ci venaient à manquer. Aujourd’hui, ce n’est plus possible pour des raisons géologiques et politiques (l’instabilité des pays de l’OPEP), ce qui ferait échouer une politique économique basée sur la stimulation de la demande.
En effet, cette politique ne représente une alternative à la stimulation de l’offre, que s’il existe vraiment des réserves de croissance. Dans le cas contraire, on ne peut pas attendre grand-chose ni d’une stimulation de l’offre, ni de celle de la demande : l’espoir de revenir à des taux de croissance élevés s’avère illusoire.

Les syndicats devraient avoir une double stratégie :

-proposer de stimuler la demande, en se donnant des marges de manoeuvre, en cherchant à les élargir grâce à une politique économique et sociale, à l’échelle nationale, européenne et mondiale ;

-réfléchir à une politique pour une nouvelle époque, où la croissance fera figure d’obsession pathologique propre à l’ère révolue des énergies fossiles.


Décélérer pour créer des emplois

John Stuart Mill imaginait déjà au XIXe siècle une économie stationnaire, autosuffisante, sans accumulation ni croissance. Le progrès économique (une idée de développement, non de croissance) permettrait de réduire le temps de travail. Avec l’ère ouverte par les limites de la croissance et la fin des énergies fossiles, la stratégie syndicale créerait une dynamique nouvelle, dépassant la simple revendication d’augmentation du temps libre.

Avec l’épuisement des énergies fossiles (le nucléaire n’étant pas une alternative), quelles énergies restent disponibles ? Les énergies renouvelables (la biomasse, le vent, les cellules photovoltaïques, les marées, l’énergie hydraulique et d’autres technologies capables de transformer l’énergie solaire) remplaceront les énergies fossiles. (...)

Jusqu’ici, l’accélération de tous les processus de production entraînait une augmentation de la productivité du travail, une « dés-accélération » pourrait aboutir au résultat inverse et entraîner la création de nouveaux emplois. Aujourd’hui, parallèlement à la stimulation de la croissance et à l’utilisation des marges de manoeuvre qui en découleraient, il s’agit de développer une « stratégie de dépassement de la croissance », reposant sur les énergies renouvelables. Nous devons nous préparer sérieusement à passer de l’ère de croissance encore fossile à l’ère post-fossile des énergies renouvelable. Les syndicats doivent en profiter pour impulser une politique de l’emploi et des retraites adaptée à cette nouvelle ère.

Elmar Altvater

Né en 1938, Elmar Altvater est professeur retraité de sciences politiques à l’Institut Otto-Suhr de l’Université libre de Berlin. Spécialiste des théories du développement, de la dette et de la régulation des marchés, il s’intéresse également aux répercussions des économies capitalistes sur l’environnement (source : Transparency International Deutschland e. V. Site Internet : www.transparency.de/Beitrat.53.0.html)


 Texte extrait de la revue électronique « Sin Permiso » - site internet : www.sinpermiso.info

 Traduit de l’espagnol et adapté par la rédaction de solidaritéS

 Source : solidaritéS www.solidarites.ch



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in Medea Benjamin, "Soul Searching," NACLA Report on the Americas 24, 2 (August 1990) : 23-31.

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