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Micromégas et les économistes

« Mettez trois économistes dans une même salle. Vous obtiendrez quatre avis différents. »

C’est l’histoire d’un voyage initiatique. C’est l’histoire d’une rencontre entre un colosse Sirien de cent toises et des Terriens de cinq pieds de haut.

Micromégas, car il s’agit de lui, fut contraint de s’exiler, de quitter les environs de Sirius, après avoir commis un texte hérétique, et on ne sait pas trop comment, il débarqua sur Terre où il découvrit une vie insoupçonnée et grouillante : une activité semblable à celle d’une fourmilière avec ses mouvements désordonnés, ses heurts incessants. Et ces bruits sourds, cette lumière vive, le jour, puis comme des lucioles multicolores, la nuit. Et puis, ces petits êtres qui s’agitaient sans cesse et qui émettaient des sons, des syllabes même.

Ayant déjà aboli les frontières de l’espace et du temps, il lui restait à s’affranchir de la barrière de la langue : plié en quatre pour se tenir au plus près, il engagea, le plus naturellement du monde, la conversation, après avoir réprimé un léger sourire de supériorité qui échappe même au plus sage. Ainsi s’enquit-il auprès d’un cénacle fort animé :

 Ô atomes intelligents, dans qui la Nature s’est plu à manifester toute son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures, sur votre globe : car, ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser.

À ce discours, tous les intellectuels secouèrent la tête comme un seul homme ; et l’un d’eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l’on en excepte un petit nombre d’habitants fort peu considérés, tout le reste n’est qu’un assemblage de fous, de méchants et de malheureux.

 Nous avons plus de matière qu’il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière, et trop d’esprit, si le mal vient de l’esprit. Sachez qu’à l’heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts d’un chapeau, qui tuent cent mille autres bipèdes couverts d’un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque sur toute la terre, c’est ainsi qu’on en use depuis des temps immémoriaux.

Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux.

 Il s’agit, dit l’animal philosophe, de quelque tas de boue ou de sable. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme Monarque. Ni l’un, ni l’autre n’a jamais vu, ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit ; et presque aucun de ces animaux, qui s’égorgent mutuellement, n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent.
 Ah ! malheureux ! s’écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ! Il me prend envie de faire trois pas, et d’écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d’assassins ridicules.
 Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit l’animalcule, ils travaillent assez à leur ruine. Sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l’épée, la faim, la fatigue ou l’intempérance les emportent presque tous. D’ailleurs, ce ne sont pas eux qu’il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’enfants, de femmes et d’hommes, et qui, ensuite, entonnent un te deum à la gloire du dieu Capital.

Le voyageur se sentait maintenant ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes.

 En débarquant, reprit Micromégas, j’ai pu apprécier l’harmonie de votre globe, la beauté de vos paysages, la diversité de vos contrées. Et j’ai vu aussi ces saignées dans de luxuriantes forêts, j’ai repéré ces fumées toxiques, ces tas d’immondices putrides, ces événements climatiques...
 La rançon d’un bonheur factice, la preuve de notre intempérance, de notre démesure, coupa l’écologue.
 Puisque vous êtes du petit nombre des intellectuels, dit le géant Sirien à ces messieurs, et qu’apparemment vous n’exploitez, ni ne tuez personne pour de l’argent, dites-moi à quoi vous vous occupez ?
 Nous réfléchissons, répondit l’économiste mathématicien, nous parlons d’économie politique. Nous disséquons des données macroéconomiques, nous établissons des graphiques, nous assemblons des nombres, nous échafaudons des théories ; nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons et nous disputons sur le reste que nous n’entendons pas...
 Tout le monde admet, proclama l’adepte de l’École de Chicago, que les grandes avancées de notre civilisation hautement évoluée, que ce soit dans l’architecture ou dans la peinture, la science ou la littérature, l’industrie ou l’agriculture, ne sont jamais nées de l’intervention d’un gouvernement centralisé (Milton Friedman)...

Le plus ancien des intellectuels interrompit son confrère, cita Pierre de Boisguilbert et la tyrannie de l’argent (1), puis Aristote et la chrématistique (2) pour signifier que les racines des maux étaient bien profondes ; un autre prononça les noms de Smith et de Ricardo, un autre celui de Keynes, et le partisan de l’École autrichienne prit la parole :

 Dans la société de concurrence, l’homme qui part de zéro a beaucoup moins de chance d’acquérir une grande richesse que l’homme doté d’un héritage important, mais il peut y parvenir... (Friedrich A. Hayek)
 On ne peut ignorer, intervint le néokéneysien, que, laissés à eux-mêmes, les marchés se révèlent souvent incapables de produire des résultats efficaces et souhaitables, et dans ce cas l’État a un rôle à jouer : corriger ces échecs du marché, autrement dit concevoir des mesures qui alignent les incitations privées sur les rendements sociaux. Certes, il y a souvent des désaccords sur la meilleure façon de le faire... (Joseph E. Stiglitz, Le prix de l’inégalité)
 Aujourd’hui encore, poursuivit l’économiste hétérodoxe, les ultralibéraux défendent les marchés financiers sans entraves, et leurs échecs patents sont endossés par la société tout entière. Ils défendent la libre entreprise toujours plus prédatrice et destructrice de notre globe. Dans le monde fabuleux des affaires, les « innovations financières » se succèdent, on spécule à tout va et, désormais, à la vitesse de la lumière. Et toujours, on privatise les bénéfices, et on socialise les pertes...
 Nul ne m’enlèvera l’idée que l’aiguillon de la pauvreté est la chose la plus nécessaire à la réussite des pauvres, professa l’ultralibéral. Les pauvres savent également que, dans une large mesure, ils ont choisi leur situation et ne sauraient s’en prendre qu’à eux-mêmes ( Georges Gilder). La concurrence du marché, quand on la laisse fonctionner, protège le consommateur mieux que tous les mécanismes gouvernementaux venus successivement se superposer au marché (Milton Friedman). Nous pouvons donc affirmer que la main invisible du marché a plus fait pour le progrès que la main visible de l’État, qui n’a fait que favoriser l’immobilisme...
 Il reste indéniable que la libre concurrence détermine les coefficients de production de façon à assurer le « maximum d’ophélimité »(3), déclara l’épigone de Pareto.

Le géant Sirien, qui observait avec attention ces étranges lilliputiens pensants, demanda au dernier intervenant, plutôt fier de sa trouvaille, pourquoi il utilisait un terme si obscur.

 C’est, répliqua le savant, qu’il faut bien citer un mot ésotérique pour justifier ce que l’on ne peut démontrer...
 De toute façon, toute théorie économique ne peut être tenue que pour un château de cartes, osa le schumpétérien de service...
 Si la plupart des économistes veulent l’ignorer, lança le jeune marxiste, tous les exploités savent trop bien, dans leur chair, que le capital reste semblable au vampire, il ne s’anime qu’en suçant le travail vivant. Et sa vie est d’autant plus profuse qu’il pompe davantage. Il ne peut s’épanouir que dans le mouvement, que dans le bouleversement des moyens de production et de la vie sociale. Ainsi de nouvelles innovations doivent-elles être introduites avant que les précédentes n’aient épuisé tous leurs effets...
 Pour accroître les profits, continua l’incorrigible blanquiste, on augmente la productivité et on pèse sur les salaires, d’autant que le chômage est une redoutable épée de Damoclès. L’expérience démontre que le capital accorde au salarié tout juste de quoi se payer le nécessaire, à telle enseigne que se permettre ne serait-ce qu’un seul jour de grève s’apparente à un privilège. Quant au capitaliste, l’expérience prouve que l’enrichissement est la règle, et la ruine une très rare exception...
 Les crises ne constituent en rien des éléments prémonitoires de la fin du capitalisme : elles sont inhérentes au système, rappela le descendant de Juglar. L’économie enchaîne des phases de croissance rapide et de récession en des cycles « majeurs » de 8-10 ans. On peut donc dire que l’origine des convulsions, c’est la prospérité...
 Ceux qui travaillent dur, s’apitoya le fourrier des « fonds vautours » (BlackRock, par exemple, qui a, déjà, ses entrées à l’Élysée), cotisent pour ceux qui ne travaillent pas. Ces derniers sont toujours plus nombreux, car la longévité augmente. Pour répondre aux légitimes préoccupations des salariés, nous recommandons de promouvoir et de sanctuariser le régime d’épargne retraite volontaire, de défiscaliser les cotisations, de faire confiance en la vertu du...
 Comme un bateau ivre, nous filons droit vers la prochaine crise, prédit le Cassandre. Les injections massives de liquidités par la Banque Centrale n’ont pas eu les résultats escomptés (4), elles n’ont pas relancé la machine économique. Bien au contraire, l’argent peu cher a gonflé artificiellement les cours boursiers, le prix de l’immobilier. La bulle du crédit est donc prête à...
 La crise actuelle est une chance historique, dit le continuateur de Bourdieu, pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, ici et ailleurs, refusent la nouvelle alternative : libéralisme ou barbarie...
 En tant qu’épistémologue réaliste et non instrumentiste, revendiqua le post-keynésien, je suis pour une approche holiste et non individualiste, une approche basée sur le réel avant toute visée prédictive, et je suis favorable à l’interventionnisme étatique...
 Depuis le mouvement des enclosures (5), intervint le vieil utopiste, partout où la propriété est un droit individuel, où toutes choses se mesurent par l’argent, là on ne pourra jamais organiser la justice et la prospérité sociale, à moins que nous n’appelions juste la société où ce qu’il y a de meilleur est le partage des plus méchants, et que nous n’estimions parfaitement heureux l’état où la fortune publique se trouve la proie d’individus insatiables de jouissances, tandis que la masse est dévorée par la misère (Thomas More, Utopie)...

L’animal de Sirius sourit : il ne trouva pas celui-là le moins sage.

Comme à l’accoutumée, les économistes parlèrent tous à la fois ; mais ils furent tous d’avis différents. Ils semblaient avoir oublié jusqu’à la présence du Sirien. Ils se perdaient dans leurs conjectures à force de s’éloigner de la réalité, de s’abstraire du monde sensible. La discussion agitée et désordonnée, qui rebondissait sans cesse, semblait devoir se prolonger, quand les grands yeux stupéfaits du géant ramenèrent le silence.

Micromégas leur parla avec beaucoup de bonté, beaucoup de patience, quoiqu’il fût un peu fâché dans le fond du cœur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand. Il aborda la finitude, les vanités, la brièveté et le sens de l’existence, la fragilité des équilibres, la ténuité de leur atmosphère, l’étendue de leur ignorance, leur manque de sagesse, ..., le danger de vouloir façonner le monde selon leurs inassouvissables désirs, leur hybris de se prendre pour des dieux.

Comme il prit congé d’eux, il leur promit de leur faire un beau livre d’économie politique, écrit fort menu pour leur usage, et que, dans ce livre, ils verraient enfin le bout des choses, ils connaîtraient le fin mot de l’histoire. Effectivement, il leur donna ce volume avant son départ vers d’autres cieux : quand on l’eut ouvert, on ne vit rien d’autre qu’un livre tout blanc.

Comme s’il fallait partir d’une feuille vierge... pour, surtout, ne pas reconstruire à l’identique.

D’après Micromégas, chap. 7, Voltaire (6)

(1) Sur la tyrannie de l’argent, lire le chap. V de Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent [...] : https://fr.wikisource.org/wiki/Dissertation,_sur_la_nature_des_richesses,_de_l%E2%80%99argent_et_des_tributs,_o%C3%B9_l%E2%80%99on_d%C3%A9couvre_la_fausse_id%C3%A9e_qui_r%C3%A8gne_dans_le_monde_%C3%A0_l%E2%80%99%C3%A9gard_de_ces_trois_articles
(2) Sur la chrématistique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chr%C3%A9matistique
(3) Sur le « maximum d’ophélimité » : https://www.wikiberal.org/wiki/Oph%C3%A9limit%C3%A9
(4) Lire Le poison des taux d’intérêts négatifs :
https://www.monde-diplomatique.fr/2019/11/LEMAIRE/60936
(5) Sur le Mouvement des enclosures : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_enclosures
(6) Texte intégral de Micromégas (9 pages) :
http://lettres.ac-rouen.fr/voltaire/micromegas/txt/integrnn.pdf

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Palestine, photographies de Rogério Ferrari
Préface, Dominique Vidal - Texte, Leïla Khaled Rogério Ferrari n’est pas un reporter-photographe. Il ne scrute pas, ne témoigne pas, n’écrit pas d’images. Il s’emploie à rendre au plus grand nombre ce qu’il a reçu en partage : l’humanité tenace de celles et ceux à qui elle est déniée. Existences-Résistances est un alcool fort, dont l’alambic n’a pas de secret ; il lui a suffit de vivre avec celles et ceux qui en composent le bouquet. Au bout de ces images, point d’ivresse. Mais un (…)
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"Aucune femme en burka (ou en hijab ou en burkini) ne m’a jamais fait le moindre mal. Mais j’ai été viré (sans explications) par un homme en costume. Un homme en costume m’a vendu abusivement des investissements et une assurance retraite, me faisant perdre des milliers d’euros. Un homme en costume nous a précipités dans une guerre désastreuse et illégale. Des hommes en costume dirigent les banques et ont fait sombrer l’économie mondiale. D’autres hommes en costume en ont profité pour augmenter la misère de millions de personnes par des politiques d’austérité.
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