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Récit imaginaire forcément en deçà des épreuves de la Vie

Faut-il encore qu’ils nous humilient ?

J’ai quitté mon Sénégal natal un peu contrainte par le destin. Depuis la disparition de Ansoumane, mon grand frère, le devenir de ma famille repose en partie sur mes épaules. Du haut de mes 21 ans, je suis réputée pour n’avoir pas froid aux yeux. Même si je n’ai guère quitté la côte qui m’a vue grandir, je suis prête à assumer la mission, non pas que j’aie le goût du risque, mais parce que je n’ai pas la crainte de l’adversité.

Rapidement toute la famille jusqu’aux cousins les plus éloignés, chacun a apporté sa contribution afin de financer le projet : traverser le nord-ouest du continent et se risquer au franchissement de la mer ; mettre son destin et celui des siens entre les mains des Éléments, de la Providence, de la miséricorde divine, diront certains. Comme dit Fatoumata, ma mère : « mieux vaut mourir debout que s’étioler assise ».

Il a fallu des jours, des semaines pour atteindre les côtes libyennes, de taxi-brousse en camion surchargé. Chaque heure passée dans la chaleur, chaque kilomètre parcouru dans la poussière, chaque cahot encaissé nous rapprochaient de la promesse, de la certitude d’un avenir heureux.

Trimballée, plusieurs fois détroussée, le trajet a viré à l’épreuve. Rares sont ceux, en ce monde, qui ne se sont donné que la peine de naître. Pour la plupart, la vie est un combat perpétuel. L’espoir d’atteindre l’autre rive de Mare Nostrum est un puissant cicatrisant.

Je me souviens encore du jour où j’ai gagné les côtes libyennes : c’était un matin, la mer était calme. Il m’a semblé voir les côtes italiennes, deviner Lampedusa. Était-ce illusion ? Était-ce songe éveillé ? En tout cas, c’était la promesse d’une renaissance, après tant de kilomètres, tant d’heures, tant de jours sans certitude, tant de péripéties que peuvent avoir à connaître une femme seule.

Ensuite, il y a eu l’attente, l’inaction de longs jours durant. Des jours à imaginer, à nous imaginer une existence simplement heureuse.

Puis le grand jour, disons plutôt le grand soir : derrière moi, derrière nous le plus éprouvant ; devant nous le plus risqué et le plus court du périple. Au delà, dans tous les cas, la fin de l’épreuve, le dénouement. De nuit, les passeurs nerveux me poussent, nous pressent dans l’embarcation d’un autre âge, surchargée et comme tendue vers l’autre rive.

Durant des heures, je me suis répété : « pourvu qu’il n’y ait pas d’avarie, pas de mouvement désordonné qui serait fatal à notre cercueil flottant. Parmi toutes ces personnes, parmi ces femmes, ces enfants, ces hommes, combien savent nager ? Combien vont paniquer ? J’ai grandi dans une famille de pêcheurs, et j’ai de l’endurance. Mais que deviendront mes compagnons d’infortune ? »

Je n’ignorais pas que cette mer, d’apparence tranquille, cette Mare Nostrum comme disaient les Romains, est un cimetière pour ceux qui ont tenté leur chance et qui ont échoué. Durant cette première nuit étoilée, le calme, le silence ont régné à peine troublés par le bruit continu du moteur qui n’a pas donné de signe de faiblesse. Chacun a dû prier à sa façon. Les dés étaient jetés. Durant cette traversée sans vrai sommeil, un paquebot de croisière a illuminé l’horizon lors de la seconde nuit : comme si deux mondes parallèles s’ignoraient dans une même étendue. D’un côté, assurément, la musique, la fête, la volupté et l’abondance. De l’autre, la tension, la fragilité, le silence et l’espoir.

J’ai toujours eu de la chance : la navigation s’est bien déroulée. Il a juste été nécessaire d’écoper en permanence, cela a eu le mérite de rompre le sentiment d’inaction.

Comment décrire la joie de toucher la côte rêvée ? Les yeux écarquillés ont vu comme l’aube pure d’un jour nouveau. Finis les passeurs. Finies les épreuves. Finie une vie de misère.

Ensuite tout est allé très vite : on s’est occupé de nous, on nous a remis sur pieds, nourris, vêtus. Je venais de gagner la liberté, le reste du voyage devrait être une formalité : enfin, c’est que j’ai cru naïvement. Ensuite j’ai voulu gagné le Pays des Droits de l’Homme et du Citoyen, car j’en maîtrise la langue. Enfin, c’est ce que je croyais.

Quelle erreur ! Quelle rancœur !

Je n’ai quasiment connu de ce pays que les centres de rétention, que les tracasseries administratives, que la police aux frontières. J’avais cru être arrivée à bon port. J’avais cru que nous étions tirés d’affaire. Peine perdue.

J’avais pris des risques pour un rêve d’avenir et je l’ai perdu, il n’est pas arrivé à son terme. À force de malveillance, de négligence, j’ai perdu l’enfant que je portais depuis mon départ.

Il ne suffit pas à l’Europe, ni aux autres pays du même acabit, de saccager nos ressources halieutiques.

Il ne leur suffit pas de piller nos richesses minières, pétrolières, forestières.

Il ne leur suffit pas d’accaparer nos propres terres.

Il ne leur suffit pas de détruire nos cultures vivrières.

Il ne leur suffit pas de poursuivre la colonisation par d’autres moyens.

Faut-il encore qu’ils nous humilient ? Faut-il encore qu’ils nous méprisent ? Faut-il encore qu’ils nous parquent tels des animaux ? Faut-il encore qu’ils nous pourchassent jusqu’à ce que nos rêves se brisent ? Faut-il encore qu’ils nous expulsent sans une once d’humanité ? Et n’avoir toujours aucun scrupule à nous spolier.

J’ai quitté mon Sénégal natal contrainte par le destin : la pirogue de mon père, Alassane, a été percutée, de nuit, par un bateau de pêche industrielle qui jetait ses filets, dans notre mer nourricière, en toute illégalité, qui a disparu aussitôt son crime accompli et qui a sûrement filé vers l’Europe avec ses cales bien pleines. Dans l’accident, mon grand frère a disparu, mon père a perdu un bras. Le devenir de ma famille repose donc en partie sur mes épaules.

En franchissant Mare Nostrum, cette mer qui devrait nous unir et non nous séparer, j’ai surtout connu de l’indifférence, du mépris, de l’hostilité aussi. Bien sûr, il est encore des humains sur cette terre. Il est encore des mains secourables. Il est encore des âmes solidaires.

C’est à eux que s’adresse ce texte semblable à une bouteille à la mer.

Alimatou, née pour vivre libre et digne.

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Putain d’usine, de Jean Pierre Levaray.
« Tous les jours pareils. J’arrive au boulot et ça me tombe dessus, comme une vague de désespoir, comme un suicide, comme une petite mort, comme la brûlure de la balle sur la tempe. Un travail trop connu, une salle de contrôle écrasée sous les néons - et des collègues que, certains jours, on n’a pas envie de retrouver. On fait avec, mais on ne s’habitue pas. On en arrive même à souhaiter que la boîte ferme. Oui, qu’elle délocalise, qu’elle restructure, qu’elle augmente sa productivité, (…)
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"L’un des grands arguments de la guerre israélienne de l’information consiste à demander pourquoi le monde entier s’émeut davantage du sort des Palestiniens que de celui des Tchétchènes ou des Algériens - insinuant par-là que la raison en serait un fonds incurable d’antisémitisme. Au-delà de ce qu’il y a d’odieux dans cette manière de nous ordonner de regarder ailleurs, on peut assez facilement répondre à cette question. On s’en émeut davantage (et ce n’est qu’un supplément d’indignation très relatif, d’ailleurs) parce que, avant que les Etats-Unis n’envahissent l’Irak, c’était le dernier conflit colonial de la planète - même si ce colonisateur-là a pour caractéristique particulière d’avoir sa métropole à un jet de pierre des territoires occupés -, et qu’il y a quelque chose d’insupportable dans le fait de voir des êtres humains subir encore l’arrogance coloniale. Parce que la Palestine est le front principal de cette guerre que l’Occident désoeuvré a choisi de déclarer au monde musulman pour ne pas s’ennuyer quand les Rouges n’ont plus voulu jouer. Parce que l’impunité dont jouit depuis des décennies l’occupant israélien, l’instrumentalisation du génocide pour oblitérer inexorablement les spoliations et les injustices subies par les Palestiniens, l’impression persistante qu’ils en sont victimes en tant qu’Arabes, nourrit un sentiment minant d’injustice."

Mona Chollet

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