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Il ne savait pas que Pinochet était son ennemi...

Ainsi signa-t-il son arrêt de mort

« Je peux dire aux travailleurs : je ne renoncerai pas. Impliqué dans cette étape historique, je paierai de ma vie ma loyauté envers le peuple. Je leur dis que j’ai la certitude que la graine que nous sèmerons [...] ne pourra germer dans l’obscurantisme. Ils ont la force, ils pourront nous asservir mais nul ne retient les avancées sociales avec le crime et la force. L’Histoire est à nous, c’est le peuple qui la construit. […] Il est certain qu’ils feront taire Radio Magallanes et le métal de ma voix calme ne vous rejoindra plus. Cela n’a pas d’importance, vous continuerez à m’entendre. Je serai toujours auprès de vous et vous aurez pour le moins, le souvenir d'un homme digne qui fut loyal envers la patrie. […] Ce sont mes dernières paroles. J'ai la certitude que le sacrifice ne sera pas inutile. Et que pour le moins il aura pour sanction morale : la punition de la félonie, de la lâcheté et de la trahison. »

« Ainsi signa-t-il son arrêt de mort », c’est par ces mots obscurs, par cet incipit que débuta mon dernier rêve.

Mes rêves sont assurément comme les vôtres, un embrouillamini de vécu, de perceptions, de refoulé, de choses vues, de fantasmes, de choses lues et d’onirisme incontrôlable. Le dernier ne fut pas piqué des hannetons : son souvenir est encore bien prégnant.

Avec les mots introductifs, le brouillard se dissipa et je découvris une plaque marmoréenne, comme une plaque mortuaire. Sur le marbre, une date facile à retenir car c’est le lendemain de mon anniversaire ; l’épitaphe me semblait être d’une langue romane.

Un raclement de gorge attira mon regard de l’autre côté : une silhouette s’avança vers un pupitre. La silhouette se précisa, le visage m’apparut en noir et blanc : je ne retins finalement que les larges lunettes car, de l’homme, je ne voyais que de vagues traits.

La voix de l’orateur me parvint, mais je ne captais que des syllabes sans signification. Un bruissement détourna mon attention et me permit de découvrir un casque qui s’offrait à moi. Je l’essayai : les syllabes étaient différentes, la voix, la langue aussi. Je commençais à comprendre : je tournai machinalement un bouton afin de capter le bon canal. Ça y était ! C’était en français !

Voici en substance ce que j’ai pu retenir de l’oraison, pardon, je veux dire de l’orateur.

« [Mon pays] est un pays dont l’économie arriérée a été soumise et aliénée à des entreprises capitalistes étrangères, un pays qui a été conduit vers la dette, dont le remboursement annuel revient à plus du 30% de la valeur de ses exportations ; un pays dont l’économie est extrêmement sensible face à la conjoncture extérieure, chroniquement essoufflée et inflationniste, où des millions de personnes ont été obligées de vivre dans des conditions d’exploitation et de misère, de subir des licenciements. » (2)

De quel pays parlait-il ?

« Je viens ici, aujourd’hui, parce que mon pays rencontre des problèmes qui, par leur dimension universelle, sont l’objet de l’attention permanente de cette assemblée : la lutte pour la libération sociale, l’effort pour le bien-être et le progrès intellectuel, la défense des individus et de la dignité des nations. Jusqu’il y a peu, la perspective de ma patrie, comme celle de nombre d’autres pays du Tiers-Monde, était le modèle d’une modernisation-éclair, modèle dont certaines études techniques aussi bien que la réalité tragique des faits démontrent qu’il est condamné à exclure l’idée même de progrès ».

À qui s’adressait cet orateur d’apparence simple ?

J’avais eu beau me contorsionner en tous sens : aucun auditoire, rien que de la vapeur ceignant notre orateur isolé. Imperturbable, il poursuivit :

« ... en offrant à des milliers de personnes des conditions de vie inhumaines. Modèle qui conduit à la restriction des biens de première nécessité, qui condamnera un nombre toujours plus grand de citoyens au chômage, à l’analphabétisme, à l’ignorance et à la misère physiologique. La même perspective, en somme, qui nous a maintenus dans une relation de colonisation et de dépendance, qui nous a exploités aux temps de la guerre froide, mais également à l’époque des guerres bien réelles comme dans les périodes de paix. Nous autres, les pays sous-développés, sommes condamnés par certains à n’être que des réalités de seconde classe éternellement subordonnées. »

Hein ! La lutte des classes entre les Nations ?

« Depuis le moment où nous avons triomphé aux élections du 4 septembre, nous sommes affectés par des pressions extérieures de grande envergure, qui prétendent empêcher l’installation d’un gouvernement librement choisi par le peuple, et l’abattre. Qui a voulu nous isoler du monde, étrangler l’économie et paralyser le commerce de notre principal produit d’exportation : le cuivre. Et nous priver de l’accès au financement international. »

De quelle année parlait-il ? Pourquoi évoquer le cuivre et pas le pétrole ?

« Nous sommes face à des forces qui opèrent dans l’ombre, sans drapeau, avec des armes puissantes, postées dans des zones d’influence directe. »

Voulait-il parler des Forces du Mal ?

Était-ce une tribune ? Était-ce un tribunal ? En tout cas, il devint plus accusateur :

« Nous sommes face à un conflit frontal entre les multinationales et les États. Ceux-ci sont court-circuités dans leurs décisions fondamentales - politiques, économiques et militaires - par des organisations qui ne dépendent d’aucun État, et qui à l’issue de leurs activités ne répondent de leurs actes et de leurs fiscalités devant aucun parlement, aucune institution représentative de l’intérêt collectif. En un mot, c’est toute la structure politique du monde qu’on est en train de saper. Les grandes entreprises multinationales nuisent non seulement aux intérêts des pays en développement mais aussi par leurs activités asservissantes et incontrôlées aux pays industrialisés où elles s’installent. »

Visiblement, l’orateur sincère ignorait la fameuse théorie du ruissellement économique.

« Notre problème n’est pas isolé et unique. C’est la manifestation locale d’une réalité qui nous dépasse, qui englobe tout le continent latino-américain et le Tiers-Monde. Tous les pays périphériques sont soumis à quelque chose de semblable, avec une intensité variable, avec certaines spécificités. Le sens de la solidarité humaine qui régit les pays développés doit regarder avec répugnance le fait qu’un groupe d’entreprises puisse intervenir impunément dans les rouages les plus importants de la vie d’une nation, jusqu’à la perturber totalement. »

Je vous restitue la fin telle que ma mémoire l’a conservée :

« Je sais maintenant, d’une certitude absolue, que la conscience des peuples latino-américains quant aux dangers qui nous menacent tous, a acquis une nouvelle dimension, et que l’unité est la seule manière de se défendre contre ce grave péril. Quand on sent la ferveur de centaines de milliers d’hommes et de femmes, se pressant dans les rues et sur les places pour dire avec détermination et espoir : "nous sommes avec vous ! Ne cédez pas ! Vous allez gagner !", tous les doutes se dissipent, toutes les angoisses s’effacent. »

Son ardeur redoubla, son discours s’enflamma comme si, déjà, le Temps lui était compté.

« Ce sont les peuples, tous les peuples au sud du Río Bravo, qui se dressent pour dire : BASTA ! BASTA à la dépendance ! BASTA aux pressions ! BASTA à l’interventionnisme ! Pour affirmer le droit souverain de tous les pays en développement à disposer librement de leurs ressources naturelles. »

Les traits du visage se précisèrent, je pus enfin reconnaître l’orateur.

« C’est une réalité, la volonté et la conscience de plus de 250 millions d’individus qui exigent d’être entendus et respectés. Des centaines de milliers de Chiliens m’ont salué avec ferveur au moment où j’ai quitté ma patrie et m’ont délivré le message que je viens de transmettre à cette assemblée mondiale. »

Alors que le vent mauvais de l’Histoire se leva, sa parole commença à se perdre. Mais je pus encore capter ceci :

« Je suis sûr que vous, représentants des nations de la Terre, vous saurez comprendre mes mots. C’est notre confiance en nous-mêmes qui renforce notre foi dans les grandes valeurs de l’Humanité, dans la certitude que ces valeurs prévaudront et ne pourront jamais être annihilées. »

Et le rêve prit fin brutalement à cause d’une détonation.

Dire que j’avais voulu écrire sur les limites de la liberté d’expression : c’est raté ! Non ?

« Personne  »,

5 vendémiaire an 226

(1) Dernier discours à la radio, le 11 septembre 1973 http://chili.rongo-rongo.com/discours-allende.html

(2) et citations suivantes : extraites du discours du 4 décembre 1972 prononcé à l’ONU par Salvador Allende : http://salvador-allende-france2.blogspot.fr/2011/09/salvador-allende-extraits-du-discours.html

Extrait du même discours en image (3’) :http://www.dailymotion.com/video/xbrq4r


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Michel Diard
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