Ce n’est évidemment pas un hasard : il s’agissait de créer un climat favorable dans l’opinion publique pour justifier un changement de régime par la force. Celui ci n’ayant pas eu lieu, et le Peuple vénézuélien ayant donné une légitimité par les urnes à l’Assemblée constituante, en dépit du boycott de l’opposition et des menaces qui pesaient sur les électeurs, le Venezuela disparaît progressivement de nos médias, laissant la place à l’arrivée de Neymar au PSG et à celle d’un bébé panda au zoo de Beauval.
Comme les nuages se sont désormais retirés (attention tout de même à la queue du cyclone), nous pouvons désormais constater l’ampleur des dégâts laissé par le typhon médiatique au sein de l’opinion publique, et particulièrement parmi les sympathisants et militants de la transformation sociale. Le temps de rétablir la véracité des faits étant bien plus long que celui d’énoncer des mensonges, il restera toujours un doute et une méfiance dès que l’on recommencera à parler du Venezuela bolivarien. Il convient donc de revenir sur la légitimité de certaines sources d’information.
Depuis quatre mois, une opération de déstabilisation antidémocratique était en cours dans le pays caribéen. Elle s’est accélérée dés que le président Maduro, analysant la crise politique dans laquelle était plongé son pays, décida de redéfinir le pacte social qui unit les vénézuéliens en convoquant une Assemblée constituante. L’opposition vénézuélienne, au nom de la démocratie, décida de boycotter et d’empêcher par tous les moyens la tenue de cet évènement électoral.
Les tenants de la droite internationale ont tous manifesté une solidarité inconditionnelle avec leurs semblables vénézuéliens dans leur tentative de renverser le pouvoir. De Rajoy a Santos, de Uribe a Manuel Valls en passant par Peña Nieto et autres, aucun des dirigeants de droite n’a conditionné son soutien à une quelconque critique de cette opposition, pourtant très peu démocratique. En revanche, dans certains secteurs de gauche, nous avons pu assister à des exercices de funambulisme politique voire à des attaques frontales contre la Révolution Bolivarienne au moment où celle-ci est attaquée de toute part.
La plupart de ces commentateurs, pour critiquer le processus révolutionnaire vénézuélien, sans pour autant devoir puiser leurs références à l’extrême droite, se sont référés aux analyses produites par les membres de Marea Socialista, organisation issue d’une énième scission des partis trotskystes vénézuéliens (1). Ces derniers, pour dépasser le cadre intime de leur organisation, ont lancé un mouvement autodénominé « Plateforme du peuple en lutte et du chavisme critique ». Grand coup de communication, puisque cela laisse supposer qu’ils détiennent le monopole de la critique. Ce qui est évidemment faux. Il suffit, pour s’en rendre compte, de discuter un instant avec n’importe quel militant ou sympathisant du Parti Socialiste Uni du Venezuela (Psuv), ou des organisations de base de la Révolution bolivarienne.
Comme les médias et certains politiciens n’ont cessé de le répéter, ce mouvement compte effectivement 4 des 141 anciens ministres de l’ancien président Chavez (1999-2012). Mais alors, on se demande bien pourquoi la parole de 3% des anciens ministres d’Hugo Chavez pèse plus que celle des 97% restant qui continuent, eux, de soutenir la Révolution (2). Dans ce cas, la légitimité accordée à cette ultraminorité ne semble venir que de leur récente position d’opposant politique.
Cette invocation permanente du « chavisme critique » n’est pas le fruit du hasard. Systématiquement relayé par les médias dominants voire par les leaders de l’opposition, l’éclosion médiatique du « chavisme critique » semble faire écho au mémorandum élaboré en 2006 par l’ancien ambassadeur étatsunien William Brownfield et révélé par Wikileaks trois ans plus tard. Dans la missive envoyée au Département d’Etat, l’ancien ambassadeur faisait état du travail de l’ambassade pour tenter de diviser le chavisme (3). Il semble que les efforts souterrains des Etats-Unis aient porté leurs fruits.
Le Venezuela n’est pas un cas isolé. Tous les gouvernements progressistes d’Amérique latine ont une opposition dite de gauche. Rejeté majoritairement par les Peuples de leurs pays, le Psol au Brésil (1,55%), les Verts en Bolivie (2,69%), le Front de Gauche en Argentine (3,43%), ou encore l’Unité plurinationale des gauches en Equateur (3,23%) ont un écho médiatique sans commune mesure avec leur manque de représentativité populaire.
Et pourtant, des « intellectuels de gauche » jusqu’aux médias dominants, leurs analyses destructrices des processus révolutionnaires sont extrêmement relayées dans les pays occidentaux sans qu’aucun questionnement sur la légitimité de leur point de vue ne soit jamais évoqué. Même si chaque opinion est intéressante pour enrichir le débat, cette question de la légitimité démocratique des sources d’information pose problème (4).
Imaginons un seul instant que le New York Times fasse une double page d’interview de Jacques Cheminade pour dresser un bilan critique des débuts d’Emmanuel Macron à la présidence de la République. Ce qui choquerait ne serait pas tant les propos tenus par le politicien français, mais l’exclusion du même média de personnes considérées comme plus légitime car rassemblant autour d’elles un courant d’idées et une véritable force politique d’opposition. Au nom de quoi se voit-on imposer les Jacques Cheminade vénézuéliens pour décrypter la situation du pays caribéen ?
Lors des élections législatives de 2015 au Venezuela, Marea Socialista et le « chavisme critique » ont présenté 67 candidats à l’Assemblée Nationale (5), ces derniers réalisèrent des scores historique…ment faible, allant de 0,01% à 0,1% (6). Si 99.9% des vénézuéliens (chavistes ou d’opposition) rejettent les analyses et les propositions des membres du « chavisme critique », pourquoi donc cette vision s’impose dans le débat sur le Venezuela au sein d’une partie de la gauche française ? Est-ce parce que cette dernière trouve dans ces critiques qu’elle comprend, une façon de se désolidariser d’une révolution qui lui échappe et dont elle ne mesure pas la portée ?
Cette pensée mi-figue mi raisin consiste à mettre sur le même pied des positions politiques adverses et inégales. Et pourtant, même cette expression idiomatique typiquement française (« mi-figue, mi raisin ») tend à nous faire oublier que la France est un pays de raisin, dont la production est 2000 fois supérieure à la production de figue (7). Tout le monde conviendra que si l’arrêt de la production de figue ne représenterait pas un coup dur à notre économie, celle du raisin, en revanche, détruirait une grande partie de nos campagnes. Il ne viendrait à l’idée de personne de mettre sur un pied d’égalité ces deux productions agricoles. Or, hasard des chiffres, le chavisme compte aussi 2000 fois plus d’électeurs que Marea Socialista et son chavisme critique, et malgré cela la figue molle réussit à se hisser au niveau du raisin.
La pensée « mi-figue mi-raisin », si elle s’adapte parfaitement aux schèmes de pensées intellectuels, est impropre à la prise de décision politique où l’on est élu pour trancher entre des différentes options politiques. Elle est de fait, la meilleure alliée de la droite la plus réactionnaire. Car en se cachant derrière l’illusion d’une troisième voie dans un contexte extrêmement bipolarisé, en invoquant la liberté virtuelle du Peuple de rejeter les deux seules options politiques crédibles qui s’offrent á lui, elle participe en réalité à la justification des stratégies antidémocratiques de l’opposition vénézuélienne.
Cette pensée abonde dans certains secteurs de la gauche d’opposition, éloignés depuis trop longtemps des centres de pouvoir et de prise de décision. Elle est le reflet d’une gauche ONGisée et intellectualisée dont le but n’est pas la prise de pouvoir et le changement social mais la critique permanente des situations présentes. Il n’est donc pas étonnant de retrouver de manière récurrente en France et en Europe, l’argumentation de ces acteurs sans responsabilité politique ni légitimité démocratique.
La plupart des ONGs en « poste » dans les pays progressistes d’Amérique Latine dont le Venezuela ne sont en fait que les porte voix internationaux des thèses de l’opposition, quand ils n’imposent pas l’agenda politique des pays étrangers ou des groupes économiques qui les financent.
Ces organisations séquestrent la parole de catégories sociales, en s’accaparant leur représentation sans aucun contrôle démocratique. Elles donnent ainsi l’illusion de défendre un Peuple ou des segments de la société alors qu’en réalité, elles ne combattent que pour des concepts et des idéaux sans jamais écouter les citoyens ni tenir compte de leurs revendications. Si elles n’ont aucun impact dans les pays sur lesquels elles pondent des rapports, elles sont systématiquement relayées au sein d’une partie de la gauche occidentale, elle-même encore trop refugiée au sein d’associations ou à l’Université.
Si la plupart des ONGs s’opposent aux gouvernements progressistes d’Amérique Latine, c’est aussi sous le coup de deux facteurs. En premier lieu, avec la prise de pouvoir de mouvements populistes, un nombre non négligeable de membres de ces organisations ont été cooptés par l’appareil d’Etat, en raison de la promiscuité entre leur lutte et le projet politique légitimé par les urnes. Certains membres décidèrent alors que l’espace ouvert par le pouvoir était le lieu idéal pour faire avancer leurs idées malgré les contradictions politiques existantes et délaissèrent la critique permanente pour la construction politique. Ceux qui restèrent en marge du nouveau moment politique ont levé le voile sur le rôle qu’ils tenaient au sein du vieux système de caste : celui de corps constitués de la contestation, c’est à dire d’un espace de critiques inoffensives qui permet au système capitaliste d’entretenir l’illusion de la démocratie. Si ce genre de structures peuvent avoir un rôle positif lorsque le pouvoir ne favorise qu’une élite, elles sont totalement inadaptées lorsqu’un gouvernement se tourne vers la défense de l’intérêt général.
En second lieu, on a tendance à oublier que les documents publiés par certaines ONGs sont le résultat d’un travail élaboré par des individus ayant eux-mêmes leurs propres positions politiques dans la société qu’ils sont censés analyser. Par exemple, à l’époque où Robert Ménard ne représentait pas encore l’aile la plus radicale du Front National (8), et où nombre de médias et de politiques se faisaient l’écho des rapports de Reporters Sans Frontières sur le Venezuela, absolument personne ne savait que le correspondant de RSF au Venezuela était un opposant furibond financé par le gouvernement étasunien via la National Endowment for Democracy (NED) (9). Ce genre d’exemple abonde au Venezuela et en Amérique Latine. Et pourtant, une fois passé l’Océan Atlantique, leurs points de vue sont admis avec la plus grande crédulité au nom de la défense de grands idéaux comme la démocratie, les droits de l’homme ou la liberté de la presse (10).
Il ne s’agit évidemment pas d’empêcher qui que ce soit de penser ou d’émettre des opinons sur le Venezuela ou sur n’importe quel autre pays, mais de remettre la source de ces informations et de ces critiques à sa juste valeur, en ne sous estimant jamais la capacité des Peuples à juger de leur propre condition, comme ce fut le cas au Venezuela lors du vote du 30 juillet 2017 pour élire les députés à l’Assemblée constituante.
Des électeurs vénézuéliens traversent le Rio Pambo à pied pour aller voter et contourner les barricades que l’extreme droite a construite pour empêcher la tenue du scrutin démocratique
Ainsi, lorsque l’on entend que cette Assemblée constituante où même Nicolas Maduro n’auraient plus de légitimité, comme le clament à l’unisson la droite la plus radicale et un groupe de politiciens déguisés en « intellectuels de gauche » (11), nous sommes en droit de nous demander que représentent, à leurs yeux, les 8.089.320 électeurs chavistes qui se sont déplacés aux urnes pour l’élection des députés à l’Assemblée constituante. L’opposition ayant décidé de boycotter l’élection, le nombre d’électeurs qui ont voté le 30 juillet 2017 l’ont fait pour marquer leur adhésion à la proposition politique du président Maduro. Cela représente 41,53% des inscrits, soit un nombre plus important que celui qui, en 2000, avait entériné par référendum la précédente constitution (30,17% des inscrits) (12). Y a-t-il une légitimité à deux vitesses ?
De nombreux dirigeants de par le monde aimeraient d’ailleurs bénéficier d’un tel soutien populaire et d’une telle légitimité démocratique. Rappelons que les présidents de la Colombie Juan Manuel Santos, de l’Argentine Mauricio Macri, ou du Mexique Enrique Peña Nieto, tous farouches opposants à Nicolas Maduro furent élus avec seulement 24% des inscrits de leur pays. Sans parler de Michel Temer, qui n’a reçu aucun vote populaire pour occuper la présidence du Brésil. Ce n’est pas la cohérence politique qui étouffe les opposants à la révolution bolivarienne.
Pourquoi ceux qui ne reconnaissent pas cette force chaviste ne dénoncent-ils pas alors « l’illégitimité » du président français, Emmanuel Macron, élu avec 43,6% des inscrits, soit un score comparable à la dernière élection vénézuélienne, et sans boycott du vote de la part de ses opposants. Encore une fois, on imagine mal une série de pays, comme ce fut le cas pour le Venezuela, ne pas reconnaître les résultats de l’élection française, et donc le président en exercice, au vue de la « faible » participation ». Dans ce « deux poids, deux mesures », nous voyons bien qu’il s’agit d’une attaque politique qui ne tient pas compte de la légitimité démocratique que confère le Peuple à ses représentants.
Les critiques sur l’illégitimité du gouvernement vénézuélien venant d’une certaine gauche ou d’organisations non gouvernementales nous inquiètent au plus haut point, car elles révèlent avant tout leur rejet de la démocratie et leur incapacité à comprendre les motivations du Peuple dont ils prétendent représenter les intérêts.
Les derniers évènements au Venezuela nous forcent à nous questionner sur la place que doivent occuper, dans notre démocratie, les organisations politiques ou certains corps intermédiaires lorsque ceux-ci sont complètement détachés des préoccupations populaires, et ne fonctionnent que par une idéologie totalement éloignée de la réalité sociale. Cela nous interpelle aussi sur le manque de légitimité démocratique de ces organisations lorsque celle-ci prétendent parler au nom de personnes qui, non seulement, ne se sentent pas représentées par ces organisations mais qui, au contraire, légitime le pouvoir que celles-ci prétendent dénoncer. Sur ce point, comme sur beaucoup, d’autre, le Venezuela n’a pas fini de nous inviter à remettre en cause notre propre réalité politique.
Romain MIGUS