RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher
34 
La dictature médiatique à l’ère de la post-vérité (*)

Fidel Castro et la répression contre les intellectuels

Ignacio Ramonet a été directeur du Monde diplomatique. Il est actuellement directeur de son édition espagnole.
Il a été parmi les premiers à définir le concept de Pensée unique et il a été à l’origine de la création d’ATTAC dont il est Président d’honneur.

Il a fait partie des promoteurs du Forum social mondial de Porto Alegre qui lui doit le slogan :"Un autre monde est possible".

Journaliste, géopolitologue, sociologue, écrivain, il a reçu de nombreuses distinctions internationales.

Il raconte ici comment la censure et la répression se sont abattues sur lui, en Espagne et en France, dès qu’il a publié son livre "Fidel Castro. Biographie à deux voix" ou "Cent heures avec Fidel"- (Edition Debate, Barcelone), fruit de cinq années de documentation et de travail, et des centaines d’heures de conversations avec le leader de la révolution cubaine.

Son récit est édifiant (glaçant) alors que la quasi-totalité des médias viennent de nous expliquer, à l’occasion de la mort de Fidel Castro, ce que devrait être le droit des intellectuels à faire connaître leur travail.

Le Grand Soir


La mort de Fidel Castro a donné lieu - dans certains grands médias occidentaux - à la diffusion de quantités d’infamies contre le commandant cubain. Cela m’a blessé. Chacun sait que je le connaissais bien. Et j’ai donc décidé d’apporter mon témoignage personnel. Un intellectuel cohérent doit dénoncer les injustices. En commençant par celles de son propre pays.

Lorsque l’uniformité médiatique écrase toute diversité, censurer toute expression divergente et sanctionner les auteurs dissidents, est naturel, en effet, on peut parler de "répression". Comment qualifier autrement un système qui étouffe la liberté d’expression et réprime les voix différentes ? Un système qui n’accepte pas la contradiction en arguant qu’il l’admet. Un système qui établit une "vérité officielle" et ne tolère pas la transgression. Un tel système a un nom, ça s’appelle "tyrannie" ou "dictature". Pas de discussion. Comme beaucoup d’autres, j’ai vécu dans ma chair les fléaux de ce système... en Espagne et en France. C’est ce que je vais vous raconter.

La répression contre moi a commencé en 2006, lorsque j’ai publié en Espagne mon livre "Fidel Castro. Biographie à deux voix" ou "Cent heures avec Fidel"- (Edition Debate, Barcelone), fruit de cinq années de documentation et de travail, et des centaines d’heures de conversations avec le leader de la révolution cubaine.

Immédiatement, je fus attaqué. Et la répression a commencé. Par exemple, le journal "El Pais" (Madrid), qui m’ouvrait régulièrement ses pages d’opinion, m’a sanctionné. Il cessa de me publier. Sans donner la moindre explication. Et non seulement cela, mais dans la meilleure tradition stalinienne, mon nom a disparu de ses pages. Supprimé. Plus aucun compte-rendu de mes livres, plus aucune mention de mon activité intellectuelle. Rien. Supprimé. Censuré. Un historien du futur qui chercherait mon nom dans les colonnes du journal "El País" déduirait que je suis mort il y a une décennie...

La même chose dans "La Voz de Galicia", journal dans lequel j’ai aussi écrit pendant des années, une chronique hebdomadaire intitulée "Res Publica". En raison de la publication de mon livre sur Fidel Castro, et aussi sans la moindre excuse, j’ai été puni. Ils ont cessé de publier mes chroniques. Du jour au lendemain : la censure totale. Comme dans "El País" mise à l’écart absolue. Traitement de pestiféré. Jamais plus, ensuite, la moindre allusion à une de mes activités.

Comme dans toute dictature idéologique, la meilleure façon d’exécuter un intellectuel est de le faire "disparaître" de l’espace médiatique pour le "tuer" symboliquement. Hitler l’a fait. Staline l’a fait. Franco l’a fait. Le quotidien "El País" et "La Voz de Galicia" me l’ont fait.

En France, ce fut pareil. Quand les éditeurs Galilée et Fayard ont publié mon livre "Fidel Castro. Biographie à deux voix" en 2007, la répression s’est immédiatement abattue sur moi.

Sur la radio publique "France Culture", j’animais un programme hebdomadaire le samedi matin, consacré à la politique internationale. Dès la publication de mon livre sur Fidel Castro, les médias dominants commencèrent à m’attaquer violemment, le directeur de la station m’a appelé dans son bureau et sans détours, m’a déclaré : "Il est impossible que vous, ami d’un tyran, puissiez vous exprimer sur nos ondes." J’ai essayé d’argumenter. Rien à faire. Les portes des studios se sont fermées à jamais pour moi. Ils m’ont aussi bâillonné. Le silence était imposé à une voix discordante dans l’unanimisme anti-cubain.

A l’Université Paris-VII, cela faisait 35 ans que j’enseignais la théorie de la communication audiovisuelle. Quand a commencé la diffusion de mon livre et la campagne médiatique contre moi à se propager, un collègue m’a prévenu : "Attention ! Certains fonctionnaires disent qu’on ne peut pas tolérer que "l’ami d’un dictateur" donne des cours dans notre faculté..." Bientôt commencèrent à circuler dans les couloirs des dépliants anonymes contre Fidel Castro qui exigeaient mon expulsion de l’université. Peu après, j’étais officiellement informé que mon contrat ne serait pas renouvelé... Au nom de la liberté d’expression, on m’a refusé le droit à l’expression.

Je dirigeais à l’époque, à Paris, le mensuel "Le Monde Diplomatique", appartenant au même groupe d’édition que le célèbre journal "Le Monde". Et, pour des raisons historiques, je faisais partie de la "Société des rédacteurs" de ce journal, mais n’écrivais plus dans ses colonnes. Cette société était alors très importante dans l’organigramme de l’entreprise par sa condition d’actionnaire principal, parce qu’en son sein on élisait le directeur du journal et parce qu’elle veillait au respect de l’éthique professionnelle.

En vertu de cette responsabilité précisément, quelques jours après la sortie de ma biographie de Fidel Castro en librairies, et après que plusieurs médias importants (notamment le quotidien "Libération") ont commencé à m’attaquer, le président de la Société des rédacteurs m’appela pour me transmettre "l’extrême émotion" qui, selon lui, régnait au sein de la Société des rédacteurs depuis la publication du livre. "L’avez-vous lu ?" demandai-je. "Non", répondit-il, "mais peu importe c’est une question d’éthique, de déontologie. Un journal du groupe "Le Monde" ne peut pas interroger un dictateur." Je cite de mémoire une liste d’une douzaine d’authentiques autocrates d’Afrique et d’autres continents dont le journal avait obligeamment donné la parole pendant des décennies. "Pas la même chose" dit-il, "précisément je t’appelle pour ça : les membres de la Société des rédacteurs veulent que tu viennes leur donner une explication." "Vous voulez me faire un procès ? Un « procès de Moscou » ? Une « purge » pour déviationnisme idéologique ? Il va falloir assumer votre rôle d’inquisiteurs et de police politique, et m’emmener de force devant votre tribunal." Ils n’ont pas osé.

Je ne peux pas me plaindre ; je n’ai pas été emprisonné ni torturé ni exécuté comme cela est arrivé à beaucoup de journalistes et d’intellectuels sous le nazisme, le stalinisme ou le franquisme. Mais j’ai subi des représailles, symboliquement. Comme dans ’El País’ ou ’La Voz’, j’ai "disparu" des colonnes du journal "Le Monde". Lorsque j’étais cité, c’était seulement pour me lyncher.

Mon cas n’est pas unique. Je connais en France, en Espagne, dans d’autres pays européens, de nombreux intellectuels et journalistes condamnés au silence, à "l’invisibilité" et à la marginalité parce qu’ils ne pensent pas comme le chœur féroce des médias dominants, parce qu’ils rejettent "le dogme anti-castriste obligatoire". Pendant des décennies, Noam Chomsky lui-même, aux États-Unis, pays de la "chasse aux sorcières", a été condamné à l’ostracisme par les grands médias qui lui ont interdit l’accès aux colonnes des journaux les plus influents et aux antennes des principales stations de radio et de télévision.

Cela n’a pas eu lieu il y a cinquante ans dans une dictature poussiéreuse lointaine. Non, ça se passe maintenant dans nos "démocraties médiatiques". Je continue à en souffrir à l’heure actuelle. Pour avoir simplement fait mon travail de journaliste, et donné la parole à Fidel Castro. En justice, ne donne-t-on pas la parole à l’accusé ? Pourquoi ne pas accepter la version du dirigeant cubain que les grands médias dominants jugent et accusent en permanence ?

La tolérance n’est-elle pas le fondement même de la démocratie ? Voltaire définissait la tolérance de la manière suivante : "Je ne suis pas du tout d’accord avec ce que vous dites, mais je lutterai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire." La dictature médiatique, à l’ère de la post-vérité (*), ignore ce principe fondamental.

Ignacio RAMONET
Directeur de "Le Monde diplomatique en español"
www.monde-diplomatique.es

(Traduction Michel TAUPIN).

Notes du traducteur :

(*) "post-vérité" : « qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles » (dictionnaire Oxford)

La vérité a toujours été falsifiée ou contestée, ce qui est nouveau c’est qu’elle est devenue secondaire, c’est l’ère de la post-vérité.

»» http://www.alainet.org/es/articulo/182207
URL de cet article 31286
  
AGENDA

RIEN A SIGNALER

Le calme règne en ce moment
sur le front du Grand Soir.

Pour créer une agitation
CLIQUEZ-ICI

Même Auteur
Guide du Paris rebelle
Ignacio RAMONET, Ramon CHAO
Mot de l’éditeur Organisé par arrondissement - chacun d’eux précédé d’un plan -, ce guide est une invitation à la découverte de personnages célèbres ou anonymes, français ou étrangers, que l’on peut qualifier de rebelles, tant par leur art, leur engagement social ou encore leur choix de vie. Depuis la Révolution française, Paris est la scène des manifestations populaires, des insurrections et des émeutes collectives. Toutes ayant eu un écho universel : la révolution de 1830, celle de 1848, la Commune, les (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

"L’un des grands arguments de la guerre israélienne de l’information consiste à demander pourquoi le monde entier s’émeut davantage du sort des Palestiniens que de celui des Tchétchènes ou des Algériens - insinuant par-là que la raison en serait un fonds incurable d’antisémitisme. Au-delà de ce qu’il y a d’odieux dans cette manière de nous ordonner de regarder ailleurs, on peut assez facilement répondre à cette question. On s’en émeut davantage (et ce n’est qu’un supplément d’indignation très relatif, d’ailleurs) parce que, avant que les Etats-Unis n’envahissent l’Irak, c’était le dernier conflit colonial de la planète - même si ce colonisateur-là a pour caractéristique particulière d’avoir sa métropole à un jet de pierre des territoires occupés -, et qu’il y a quelque chose d’insupportable dans le fait de voir des êtres humains subir encore l’arrogance coloniale. Parce que la Palestine est le front principal de cette guerre que l’Occident désoeuvré a choisi de déclarer au monde musulman pour ne pas s’ennuyer quand les Rouges n’ont plus voulu jouer. Parce que l’impunité dont jouit depuis des décennies l’occupant israélien, l’instrumentalisation du génocide pour oblitérer inexorablement les spoliations et les injustices subies par les Palestiniens, l’impression persistante qu’ils en sont victimes en tant qu’Arabes, nourrit un sentiment minant d’injustice."

Mona Chollet

Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
Hier, j’ai surpris France Télécom semant des graines de suicide.
Didier Lombard, ex-PDG de FT, a été mis en examen pour harcèlement moral dans l’enquête sur la vague de suicides dans son entreprise. C’est le moment de republier sur le sujet un article du Grand Soir datant de 2009 et toujours d’actualité. Les suicides à France Télécom ne sont pas une mode qui déferle, mais une éclosion de graines empoisonnées, semées depuis des décennies. Dans les années 80/90, j’étais ergonome dans une grande direction de France Télécom délocalisée de Paris à Blagnac, près de Toulouse. (...)
69 
Le fascisme reviendra sous couvert d’antifascisme - ou de Charlie Hebdo, ça dépend.
Le 8 août 2012, nous avons eu la surprise de découvrir dans Charlie Hebdo, sous la signature d’un de ses journalistes réguliers traitant de l’international, un article signalé en « une » sous le titre « Cette extrême droite qui soutient Damas », dans lequel (page 11) Le Grand Soir et deux de ses administrateurs sont qualifiés de « bruns » et « rouges bruns ». Pour qui connaît l’histoire des sinistres SA hitlériennes (« les chemises brunes »), c’est une accusation de nazisme et d’antisémitisme qui est ainsi (...)
124 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.