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Suis-je un universitaire économiste négationniste ?

Pierre Cahuc et André Zylberberg, deux économistes reconnus affirment que l’économie est une science expérimentale et proposent d’éliminer ceux qui ne partagent pas ce point de vue.

Pierre Cahuc et André Zylberberg, deux économistes reconnus du monde universitaire et politique reprochent, dans leur dernier ouvrage paru en septembre 2016, à certains économistes, de faire preuve d’obscurantisme lorsque ceux-ci affirment que l’économie n’est pas une science expérimentale. Le pluralisme des idées leur semble si insupportable qu’ils ont intitulé leur livre « Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser ».

Tout d’abord, le négationnisme, c’est quoi ?

D’après Wikipedia : « Le négationnisme (auquel il est parfois fait référence en tant que révisionnisme) consiste en un déni de faits historiques, malgré la présence de preuves. ». Mais la définition que connait le grand public est une des définitions du Larousse : « doctrine niant la réalité du génocide des Juifs par les nazis. ». Pour Monsieur-Tout-le-Monde, le terme « négationnisme » est donc chargé d’opprobre. Ajouter dans la même phrase le terme « se débarrasser » rappelle encore une fois l’horreur des camps.

Pierre Cahuc et André Zylberberg sont délibérément agressifs pour imposer l’idée qu’une science expérimentale qui valide ses hypothèses par le réel est adéquate pour permettre de déterminer des lois économiques stables. Par exemple, se fondant sur une expérience allemande et sur l’exception de l’Alsace-Moselle lors de l’adoption des lois Aubry, les deux auteurs affirment doctement « Réduire le temps de travail ne crée pas d’emplois et cette vérité ne souffre aucune contestation ». Autre exemple : une expérience menée aux États-Unis « prouverait » qu’au-delà de 13 ans, payer à des élèves leur déménagement dans des quartiers riches ne produit pas d’effets probants.

Orwell (et Huxley) adorerait. Nos deux économistes seraient des alphas. Pour maintenir leur meilleur des mondes, il convient de traiter ceux qui ne partagent pas leurs analyses comme a été manipulé Winston le rebelle dans 1984, le livre d’Orwell, jusqu’à ce qu’il admette qu’ « il aimait Big Brother. »

Malgré cela, l’Association Française d’Economie Politique n’aime toujours pas Big Brother. Gaël Giraud ne veut pas rentrer, lui non plus, dans la devise de Big Brother : « L’ignorance c’est la force ». Cet économiste réputé explique qu’une réalité économique n’est vraie qu’en un lieu donné et à un moment donné. Il est donc théoriquement faux de tirer, de quelques expériences localisées dans l’espace et le temps, des lois qui seraient vraies partout et toujours (écouter ici).

Je suis pour ma part certainement de ces universitaires économistes dont Cahuc et Zylberberg souhaitent l’élimination.

Ces deux chercheurs en exigeant l’élimination des penseurs alternatifs sont parfaitement adaptés à une politique extrême-libérale qu’on peut définir comme une volonté d’organisation où l’institution politique est niée sauf à se soumettre à la propriété privée généralisée et à la liberté de tout échanger. L’extrême-libéralisme est un extrémisme du libéralisme. Le libéralisme est une doctrine de philosophie politique qui affirme la liberté comme principe politique suprême ainsi que son corollaire de responsabilité individuelle et revendique la limitation du pouvoir du souverain. Quand le libéralisme ne s’accommode plus avec une politique sociale, il devient une doctrine extrême qui dégage chaque individu de toute responsabilité en particulier envers la vie des plus faibles et qui détruit tout ce qui l’empêche d’avoir une expansion sans limite.

Si Pierre Cahuc et André Zylberberg expriment leur hostilité aux universitaires critiques des dogmes économiques qui régissent de façon très générale nos entreprises et nos sociétés aujourd’hui, les manœuvres pour les réduire au silence ont commencé depuis quelques temps.

A tel point qu’en 2013, l’Association Française d’Economie Politique estime que les économistes du courant dominant sont en voie d’éliminer les penseurs alternatifs en empêchant leur recrutement à l’Université. Pour assurer un recrutement diversifié, elle propose alors la création d’une section qui enseignerait que l’économie tient à la sociologie, à la politique, à l’histoire… autant qu’aux mathématiques. La Ministre de l’éducation fait savoir à André Orléan (1) qui est président de l’AFEP qu’elle viendra annoncer la possibilité de fonder cette section lors de l’assemblée générale de l’association. Mais, le “prix Nobel” Jean Tirole écrit à la Ministre et empêche cette création arguant notamment que les économistes auto-proclamés « hétérodoxes » promeuvent le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme.

La loi de 2003 du code de l’éducation dispose que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse et idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ». Le professeur d’université, contrairement aux autres fonctionnaires, est censé pouvoir librement critiquer le pouvoir et même son institution assurant ainsi une sorte de contre-pouvoir minimal démocratique (2).

Aujourd’hui chaque université est devenue autonome. A-t-elle les moyens d’assurer l’indépendance de ses chercheurs ? L’universitaire n’est plus directement serviteur de l’État, seul le Président de son Université peut le protéger ou pas. Que peut-il faire face aux pressions qui lui demanderaient de faire taire tel universitaire impertinent ou tel chercheur dont les éclairages dérangent. L’universitaire indépendant est une espèce menacée. Pourtant quelle est la mission de l’universitaire ?

Doit-il se taire quand notre “prix Nobel” Jean Tirole affirme "On ne peut pas se targuer de moralité quand on est contre le commerce des organes." ?

Qui doit s’exprimer face à Jean Peyrelevade, ancien président de Suez, de l’UAP et du Crédit lyonnais, qui formule un jugement sans appel contre l’économie collaborative et ses acteurs et partisans dans un article : "Quand l’économie du partage aveugle les anti-capitalistes" ?

Qui doit dénoncer la complicité qu’il peut y avoir à justifier le système dangereux existant, en proposant des améliorations à la marge par des incitations toujours financières ?

Pour les uns, l’économie tient des lois de la physique. Pour les autres, elle dépend de choix politiques. Pour certains, elle est un outil de domination, pour d’autres un outil d’autonomie.

L’économie c’est l’affaire de tous. Les universitaires ont leur responsabilité d’expert à assumer auprès des citoyens. Les faire taire c’est renier leur mission. Faire taire la pluralité des opinions, c’est faire preuve de négationnisme.

Denis DUPRE
Enseignant-chercheur en éthique, développement durable et finance
Doctorant en philosophie (PLP)
Site : Crises et éthique de l’action
Université de Grenoble-Alpes,

(1) Dès 1984, rompant avec la vision économique libérale de marchés efficients, ses travaux précurseurs fondamentaux ont expliqué que l’irrationalité et les comportements moutonniers conduisaient à des bulles financières.

(2) Le droit à la liberté académique est bien affirmé dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 et jusque dans la Recommandation 1762 du Conseil de l’Europe sur la liberté académique et autonomie des universités du 30 juin 2006.

[LGS : Il n’existe pas de prix Nobel d’Économie mais un prix de la Banque de Suède, créé en 1968 en mémoire d’Alfred Nobel.]

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