Depuis sa victoire aux élections de novembre, le nouveau président argentin, Mauricio Macri, met toute son énergie à résoudre le litige opposant son pays aux « fonds vautours », ces fonds d’investissements qui rachètent à prix bradé des créances sur les États en difficulté puis les poursuivent en justice dans le seul but de réaliser des profits colossaux. 1600 %, c’est la plus-value fixée en 2012 par un juge new-yorkais sur le dos de la population argentine. C’est sur la base de ce jugement baptisé « le procès du siècle » par certains observateurs, que Macri négocie aujourd’hui avec les fonds vautours.
« Le procès du siècle »
Pour arriver à ce chiffre de 1600 %, le juge new-yorkais Griesa n’a retenu que le prix de la valeur faciale de ces créances (sans commune mesure avec le montant déboursé par les fonds vautours (1|) plus les intérêts, puis s’est fondé sur une version erronée du principe « pari passu » qui signifie que tous les créanciers doivent être traités de façon égale. Traditionnellement, ce principe du droit n’entraîne pour le débiteur que l’obligation de ne pas modifier ultérieurement les conditions accordées initialement aux premiers créanciers ayant accepté une restructuration de dettes (2).
Or, le juge new-yorkais a adopté une toute autre conception héritée d’un arrêt de la Cour d’Appel de Bruxelles de 2000 qui portait déjà sur un litige opposant un fonds vautour (le fonds Elliott que l’on retrouve dans le cas argentin) et le Pérou (3).
Selon cette interprétation, l’application du principe « pari passu » donnerait aux créanciers minoritaires qui refusent de négocier (les « hold out ») le droit de se faire rembourser à 100 % de la valeur nominale des titres, plus les intérêts. N’entrent ainsi pas en ligne de compte : les conséquences négatives de ce jugement sur les droits fondamentaux du peuple argentin, la manœuvre spéculative de ces créanciers combinée à l’abus de droit dont ils font preuve, le fait que l’Argentine a déjà conclu un accord de restructuration de sa dette avec 93 % de ses créanciers privés, ainsi que le refus catégorique des fonds vautours de participer aux deux négociations que l’Argentine a ouvertes avec l’ensemble de ses créanciers privés en 2005 et 2010.
Des négociations perdues d’avance pour l’Argentine
Forts de ce jugement, les fonds vautours sont désormais prêts à négocier. Macri propose de les payer 6,5 milliards de dollars, soit une décote de 25 % par rapport au montant fixé par le juge, alors que les fonds vautours avaient d’eux-mêmes proposé une décote de 30 % à Kirchner, qui refusait de les payer à des conditions différentes que les autres créanciers (les 93 %). Ces derniers avaient accepté une décote de 70 % de leurs créances suites aux négociations de 2005 et 2010.
Plusieurs fonds vautours ont déjà accepté l’offre de Macri dont Montreux Equity Partners et le fonds Dart Management qui s’est aussi attaqué à la Grèce en 2012 avec succès (4). Mais quatre fonds vautours (5) dont leur chef de file, le fonds NML (Elliott) appartenant au milliardaire étasunien Paul Singer, n’ont toujours pas accepté l’offre et comptent bien exploiter au maximum l’extrême bienveillance de Macri à l’égard des « hold out » et des marchés financiers en général (6).
Soulignons que le fonds d’investissement de Singer est parfaitement connu des dirigeants politiques et des autres créanciers puisqu’il intente des procès depuis une vingtaine d’années à travers le monde, avec comme victimes les populations du Pérou, de la Côte d’Ivoire, du Panama, de la Pologne, du Vietnam et de la RDC.
L’Argentine prise dans un nid de vautours
Le deal proposé par Macri, s’il devait être accepté, sera très lourd de conséquences pour l’Argentine, bien au delà des 6,5 milliards de dollars à payer. Il ouvrirait la voie à d’autres paiements pour tous les autres « hold out » (les 7 % de créanciers opposés à la restructuration de la dette) pour un montant d’environ 15 milliards de dollars (7). Cet argent versé à ces créanciers abusifs le sera automatiquement au détriment des dépenses sociales et augmentera l’endettement de l’État. Pour « honorer » ces vautours, le gouvernement argentin vient d’ailleurs d’emprunter 5 milliards de dollars auprès d’un consortium de banques de Wall Street (8).
Et ce n’est pas tout puisqu’il faut ajouter d’autres paiements à venir, comme le remboursement des dettes à l’égard de la transnationale Repsol. Suite à sa nationalisation en 2012, Repsol a été dédommagée exclusivement avec des obligations d’État d’une valeur nominale de 5 milliards de dollars. L’État argentin s’est donc endetté pour 5 milliards sans compter les intérêts. L’Argentine est censée aussi payer les États membres du Club de Paris (le groupe informel des vingt plus riches créanciers) à hauteur de 9,7 milliards de dollars, dont 3,6 milliards correspondent à des intérêts sur les arriérés ! Pourtant ces paiements à l’égard du Club de Paris portent sur des dettes frauduleuses ayant notamment financé la dictature argentine, comme un jugement de la Cour Suprême dite « Sentence Olmos » l’a clairement mis en lumière en 2000. Le paiement de ces dettes pourrait donc être remis en cause sur le fondement de ce jugement argentin et du droit international. En effet, le droit international n’oblige pas les États à rembourser les dettes en toutes circonstances, comme le rappelle l’Expert de l’ONU sur la dette (9) Juan Pablo Bohoslavsky dans son dernier rapport (10) présenté à l’Assemblée générale des Nations-Unies.
Le droit international n’oblige pas les États à payer leurs dettes en toutes circonstances
Juan Pablo Bohoslavsky, tout comme son prédécesseur Cephas Lumina, réfute l’argument classique selon lequel les dettes doivent impérativement être payées. Il démontre que le principe juridique « Pacta sunt servanda » (les contrats doivent être respectées) invoqué par les créanciers pour exiger le remboursement total et inconditionnel des dettes, comporte de nombreuses exceptions.
« Une conception absolutiste du principe pacta sunt servanda dans le domaine de la dette souveraine ne saurait être considérée comme partie intégrante du droit international coutumier. » (paragraphe 46) (...) « L’idée qu’un État et sa population doivent rembourser la dette en toute circonstance, quels que soient les fins auxquelles les fonds ont été empruntés, la manière dont ils ont été dépensés, ou les efforts consentis pour les rembourser, repose de toute évidence sur une conception trop simpliste de la souveraineté et du contrat ». (paragraphe 49).
Des audits de la dette avec participation citoyenne devraient dès lors être réalisés afin de faire la lumière sur tout le processus d’endettement et identifier toutes les dettes à annuler : les dettes illégales, odieuses, illégitimes et insoutenables (11).
Des répercussions qui dépassent les frontières de l’Argentine
La négociation en cours sur la base du jugement new-yorkais aura des retombées au niveau mondial. Elle donne clairement le feu vert aux fonds vautours pour poursuivre leur entreprise funeste et valide la jurisprudence « Griesa » avec son interprétation biaisée de la clause « pari passu », qui empêche toute restructuration efficace des dettes. Tous les pays, du Sud au Nord, sont concernés, comme les attaques contre la Grèce viennent de le rappeler.
Les premiers pays menacés sont les États actuellement en situation de surendettement et ceux en passe de l’être. C’est notamment le cas des pays à faible et moyen revenus, exportateurs de matières premières (comme le pétrole) dont le prix ne fait que chuter. Ils risquent ainsi de se retrouver dans une situation similaire à celle des années 80 où la crise de la dette du Sud a éclaté du fait de la conjonction de deux facteurs : la baisse des prix des matières premières et l’augmentation des taux d’intérêts décidée unilatéralement par la Réserve fédérale des États-Unis en 1979. Devant un risque de défaut de paiement, les créanciers actuels risquent fortement de se débarrasser de leurs créances... que les fonds vautours s’empresseront ensuite de racheter pour des bouchées de pain.
Et il est vain de compter sur les créanciers « classiques » pour défendre les États dans le collimateur des fonds vautours. En effet, cela fait dix ans que le FMI, la Banque mondiale, le Club de Paris, le G8 puis le G20, s’émeuvent en public de leurs attaques et promettent d’y mettre fin. Or, force est de constater que rien de sérieux n’a été fait. Le nombre de procès intentés par ces fonds spéculatifs a même augmenté depuis 2004 (12). Les pays africains sont les principales cibles avec huit nouveaux procès par an en moyenne.
Devant cette nouvelle crise de la dette qui se profile, l’inertie des institutions financières internationales et autre cartels de créanciers, il n’y a plus de temps à perdre. Fort heureusement, les outils pour contrer rapidement la stratégie des fonds vautours sont à la portée de tous les États. Nous nous limiterons ici à deux outils juridiques existants : l’adoption de lois contre les « créanciers spéculateurs » et la mise en œuvre de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU sur la restructuration des dettes publiques, adoptée le 10 septembre 2015.
Stopper immédiatement les fonds vautours par la loi
Les États peuvent agir rapidement et efficacement en prenant des lois pour neutraliser les fonds vautours sans passer par la case « négociation ». De telles initiatives juridiques au niveau national sont fortement recommandées par l’ONU. Citons à titre d’exemple la résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU du 23 septembre 2014 (13) qui « réaffirme que les activités des fonds rapaces mettent en évidence certains des problèmes du système financier mondial et témoignent du caractère injuste du système actuel, qui porte directement atteinte à l’exercice des droits de l’homme dans les États débiteurs, et engage les États à envisager la mise en place de cadres juridiques afin de restreindre les activités prédatrices des fonds rapaces dans leur juridiction. (14) »
C’est précisément ce qu’à fait la Belgique en se dotant d’une loi contre les fonds vautours, le 1er juillet 2015 |15|, sous l’impulsion du CADTM et des coupoles CNCD et 11.11.11 qui regroupent les organisations belges de solidarités Nord-Sud. Cette loi, sans équivalent à ce jour, interdit à tout créancier qui rachète une créance, de réclamer plus que le prix d’achat qu’il a payé pour acquérir cette créance lorsque deux conditions (au minimum) sont réunies. Pour que la loi s’applique et qu’un créancier soit débouté de son action en Belgique, la condition obligatoire est « l’existence d’une disproportion manifeste entre la valeur de rachat de l’emprunt, ou de la créance par le créancier, et la valeur faciale de l’emprunt ou de la créance, ou encore entre la valeur de rachat de l’emprunt ou de la créance par le créancier et les sommes dont il demande le paiement ». À côté de ce critère obligatoire, le juge doit également identifier au moins l’une des caractéristiques suivantes :
– le débiteur était en état d’insolvabilité ou cessation de paiements avérée ou imminente au moment du rachat de l’emprunt ou de la créance ;
– le créancier a son siège dans un paradis fiscal (16)
– le créancier fait un usage systématique de procédures judiciaires pour obtenir le remboursement de l’emprunt ou des emprunts qu’il a déjà précédemment rachetés ;
– l’État débiteur a fait l’objet de mesures de restructuration de sa dette, auxquels le créancier a refusé de participer ;
– le créancier a abusé de la situation de faiblesse de l’État débiteur pour négocier un accord de remboursement manifestement déséquilibré ;
– le remboursement intégral des sommes réclamées par le créancier aurait un impact défavorable identifiable sur les finances publiques de l’État débiteur et est susceptible de compromettre le développement socio-économique de sa population.
Si l’un de ces éléments est constaté par le juge, en plus du premier critère obligatoire, l’avantage poursuivi par ces créanciers est « illégitime » selon les termes même de la loi (17). En conséquence, les créanciers visés par la loi ne pourront être payés qu’à hauteur du montant qu’ils ont déboursé pour racheter la créance sur l’État, y compris dans les cas où ces créanciers ont obtenu une décision favorable à l’étranger (comme un jugement rendu aux États-Unis leur conférant le droit de se faire rembourser à 100 % de la valeur nominale de la créance, plus les intérêts). Pour entraver totalement l’action des fonds vautours, il faut bien évidemment qu’un maximum d’États adopte ce type de loi.
L’exemple de la loi belge, appuyée par l’ONU, montre que l’adoption par les États de mesures légitimes unilatérales contre les fonds vautours, est tout à fait possible. Les gouvernements ne peuvent donc pas prétexter qu’une solution doit d’abord être trouvée au niveau supra-national avant d’agir, d’autant qu’aucun État créancier occidental n’a voté en faveur de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU sur la restructuration des dettes publiques adoptée le 10 septembre 2015.
Exercer son droit à restructurer sa dette conformément à la résolution de l’ONU du 10 septembre 2015
Cette résolution, qui a été votée à une très large majorité (136 voix pour, 6 contre et 41 abstentions), vise notamment à contrer les fonds vautours en posant les jalons d’un cadre juridique international pour les restructurations de dettes publiques. Alors que cette résolution préserve largement les intérêts des créanciers et ne créé aucune obligation juridique nouvelle, six États ont voté contre (États-Unis, Canada, Allemagne, Japon, Israël, Royaume-Uni) tandis que les autres pays de l’Union européenne, y compris la Belgique, se sont abstenus,bafouant du même coup une résolution du Parlement européen du 19 mai 2015 qui demande à l’Union européenne d’adopter un cadre juridique multilatéral pour la restructuration des dettes souveraines (18).
Cette absence manifeste de volonté politique à régler les problèmes de dettes en dehors des cadres actuels (FMI, Club de Paris) dominés par les puissances créancières, est de nature à encourager les autorités d’un pays débiteur à prendre les devants en adoptant non seulement une loi contre les fonds vautours mais aussi en exerçant à l’égard de tous ses créanciers son droit « d’élaborer sa politique macroéconomique, et notamment de restructurer sa dette souveraine, droit dont nulle mesure abusive ne saurait empêcher ou gêner l’exercice », conformément à la résolution de l’ONU du 10 septembre 2015.
Renaud Vivien
Co-secrétaire général du CADTM Belgique.
Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
16 février 2016