Le capitalisme financier a-t-il enfanté une nouvelle structure sociale radicalement différente de celle qui a accompagné l’ère industrielle du même système ? Oui, si l’on croit Jean-Marc Vittori, éditorialiste au quotidien parisien de l’économie, Les Echos (*).
« Le salariat était parfaitement adapté à l’usine du XXe siècle. Il correspond de moins en moins à l’organisation de la production du XXIe siècle ... et aux aspirations de ceux qui travaillent », argumente-t-il.
Une « énorme vague » que « personne ne voit arriver » est résumée ainsi : « Les gouvernants, leurs opposants, les partenaires sociaux d’hier débattent de la meilleure façon de relancer l’emploi. Mais le travail change. Il change en profondeur. Il va changer dans les années qui viennent comme jamais depuis la dernière révolution industrielle. Encourager l’emploi sans voir ce bouleversement à venir, c’est ne pas voir la vague. »
Le travail, « qui a pris différentes formes au cours du temps », est profondément marqué par la fin de l’ère industrielle du capitalisme : « La proportion d’ouvriers dans la population active a chuté de moitié en un demi-siècle, tombant à 20%. L’industrie fait à peine plus du dixième de l’activité. La production matérielle et les tâches répétitives sont de plus en plus souvent accomplies par des machines. »
Se référant à un ouvrage collectif Sociétal 2015 , paru chez Eyrolles, il souligne qu’en France un salarié sur trois n’est pas en CDI, le contrat typique de l’ère industrielle. Un salarié sur deux travaille parfois le samedi. Plus de 2 millions d’hommes et de femmes exercent plusieurs activités (salarié et non-salarié, multi-employeurs, etc.) », alors qu’aux Etats-Unis, un actif sur quatre n’est pas salarié.
Une tendance que Raymond Barre avait vu venir dès 1978, en s’écriant : « Les chômeurs n’ont qu’à créer leur emploi. »
Vittori ne soutient pas pour autant inconditionnellement cette tendance lourde, aussi objective soit-elle. Elle soulève, à ses yeux, « des myriades de questions », comme les abus, les difficultés des peu qualifiés à s’organiser dans ce monde nouveau, la capacité des entreprises et de leurs dirigeants à passer réellement au management par projet, et le « formidable défi pour les politiques, qui devront adapter le cadre légal et réglementaire au travail de demain comme ils l’ont fait pour le travail d’hier ».
Autant de réserves fondées qui rendent pertinente cette question que pose l’activiste américain, Kyle Brown, sur le site au nom fort nostalgique de « socialistworker » : « La classe ouvrière peut encore changer le monde ? »(**)
Avec des syndicats affaiblis et des mouvements de grève au plus bas, tombés à des niveaux d’action historiquement inégalés, il trouve « compréhensible que peu de gens » répondent par l’affirmative à la question qu’il se pose.
Prenant le contre-pied de ce sentiment, largement partagé au sein de l’opinion publique, Kyle Brown soutient toutefois que, aussi vastes qu’ils soient, ces changements sociaux « n’ont pas éliminé le potentiel de la classe ouvrière en tant que force sociale motrice capable de transformer la société et de constituer une alternative radicale au capitalisme ».
Cette alternative lui semble inhérente au mode de fonctionnement du système capitaliste, « basé sur la concurrence pour les bénéfices » et l’antagonisme « entre la classe dirigeante et la classe ouvrière ».
Cette dernière inclut, à ses yeux, tous ceux qui n’ont pas de contrôle sur les moyens de production et qui n’ont pas d’autre alternative que de vendre leur force de travail « en échange d’une sorte de salaire ».
Ainsi définie (au sens très large de salariés), la classe ouvrière représenterait aux Etats-Unis « environ 75% de la population ».
Dans leur course à la maximisation des profits, les capitalistes maximisent du même coup l’exploitation : « Une façon de le faire par l’introduction de nouvelles technologies afin que l’entreprise puisse produire plus avec moins de travailleurs. Une autre façon d’augmenter l’exploitation est d’obtenir des travailleurs qu’ils travaillent plus longtemps, pour des salaires inférieurs et moins d’avantages sociaux. »
La fabrication qui enregistre l’effet multiplicateur le plus élevé de tous les secteurs économiques, reste l’activité la plus rentable, aux Etats-Unis plus que partout ailleurs dans le monde.
L’idée « qu’il n’y a pas plus de classe ouvrière, parce que nous ne produisons plus rien de tangible – que nous produisons des services ou des idées, ou que notre travail est numérique » lui semble contestable. Même moins nombreux – l’auteur les estime à « environ 14% de la classe ouvrière aujourd’hui » –, les travailleurs de la production n’en demeurent pas moins « un élément central de l’économie américaine ».
« Vue sous cet angle, la restructuration néolibérale de l’économie au cours des 40 dernières années, n’avait pas pour objectif de se débarrasser de la production », mais de la rendre « beaucoup plus rentable ».
Le creusement des écarts de revenus qui s’ensuit « ne signifie pas que les travailleurs de production ont moins de pouvoir aujourd’hui que dans les années 1970. En fait, cela signifie le contraire. Moins de travailleurs créent aujourd’hui plus de profit pour la classe dirigeante que dans les années 1970. Par conséquent, ces travailleurs ont beaucoup plus de pouvoir potentiel. S’ils décident collectivement d’arrêter la production pour se mettre en grève, ils mettront fin immédiatement à la production de profit. Et à cause de la façon dont l’ensemble du processus de production a été de plus en plus divisé en pièces le long d’une chaîne de valeurs mondiales, une grève des travailleurs d’une usine a le potentiel de se faire sentir beaucoup plus loin au-delà de ce seul lieu de travail ».
A. B.
(*) Jean Marc Vitori, « Et si le salariat disparaissait... », Les Echos, 3 avril 2015.
(**) Kyle Brown, Can the working class still change the world ?, 14 avril 2015,
http://socialistworker.org/2015/04/14/can-workers-still-change-the-world