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Leonard Cohen par lui-même, Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal

Depuis une bonne quarantaine d’années, Brierre et Vassal ont publié (ensemble ou séparément) un nombre impressionnant d’ouvrages sur la chanson d’expression française, mais aussi bretonne et anglo-américaine. Des livres d’éminents spécialistes. J’ai ainsi rendu compte de la somme qu’a consacrée Jacques Vassal à Brassens ici.

Ils nous offrent avec ce Leonard Cohen par lui-même, un travail chaleureux et exigeant, par le biais de l’œuvre de ce très grand artiste qu’ils suivent et connaissent personnellement depuis plusieurs décennies.

Les avantages de ce type d’approche d’un créateur « par lui-même » sont connus : fidélité, accès aux sources, rendu de la richesse et de la complexité d’une œuvre dont on prend en compte le paratexte (correspondance, entretiens, esquisses). Les limites vont de soi : une empathie qui empêche parfois la distance critique, des affirmations prises pour argent comptant. Brierre et Vassal sont parfois victimes de leur trop grande affinité avec l’auteur de “ Suzanne ”, mais ce n’est pas bien grave, eu égard à leur connaissance encyclopédique du sujet et à leur très grande expérience du monde de la chanson.

C’est peut-être le poète canadien Irving Layton, mentor de Cohen, qui a le mieux exprimé le souffle créatif de l’auteur d’“ Allelujah ” : « Ses chansons les plus expressives et émouvantes commencent toujours sur une note de souffrance, d’angoisse, de tristesse et, à un moment, d’une manière ou d’une autre, il se hisse jusqu’à un état d’exaltation et d’euphorie comme s’il était libéré des démons de la mélancolie et de la souffrance. » Fils de riches négociants, Cohen, comme le perçut très tôt Layton, fut capable de reconnaître le mal être des ploutocrates comme partie intégrante de la condition humaine. Ce qui lui permit – peut-être – de vivre sans gêne ou complexe, tantôt dans l’opulence, tantôt dans une vraie pauvreté, comme quand sa plus proche collaboratrice l’escroqua de 10 millions de dollars qu’elle ne pourra jamais rembourser.

Cohen est issue d’une famille profondément imprégnée de religiosité et de cultures juives. Il fera la seule réelle offre de service de sa vie à l’armée israélienne en 1973, lorsqu’il ira chanter pour les soldats engagés dans la guerre du Kippour. Il n’en reste pas moins que le chanteur manifestera toujours une sévère lucidité vis-à-vis d’une communauté qui, à ses yeux, a perdu son « génie pour le vertical » : « Notre vie spirituelle a l’exacte consistance d’une huitre pourrie. » Mais il utilisera la chanson – et la poésie – pour faire passer au plus grand nombre un message biblique d’amour et de peur, puisque même David chantait « pour apaiser son cœur ». Les auteurs donnent de multiples exemples des recours à la dramaturgie et métaphores bibliques, comme dans cette saisissante chanson sur les mille et une façons de mourir, inspirée d’une prière du Yom Kippour :

Qui par le feu, Qui par l’eau ?
Qui sous le soleil, Qui de nuit ?
Qui dans ton joyeux, joyeux mois de mai ?
Qui par très lent pourrissement ?

(“Who by Fire ? ”)

Il faut dire que l’adresse à dieu originale était particulièrement dramatique :

Qui vivra et qui mourra ?
Qui vivra le temps qui lui a été imparti et qui disparaîtra avant la fin de ce temps ?
Qui périra dans l’eau et qui par le feu ?
Qui mourra par le glaive et qui par une bête sauvage ?
Qui sera emporté par la faim et qui par la soif ?
Qui finira dans un tremblement de terre et qui dans une épidémie ?
Qui sera étranglé et qui sera lapidé ?

Cohen a toujours considéré la poésie comme « l’expression la plus élevée du cœur humain. » Au commencement était le Verbe et seul le Verbe donne réalité à la Chose. Pour Cohen, parler c’est survivre. C’est aussi parler pour les morts, comme quand il reconnaît sa dette à Federico García Lorca (il a prénommé sa fille Lorca) qui lui a permis, selon ses dires, de « trouver une voix, de localiser un moi qui lutte pour sa propre existence. » Une lutte jamais gagnée :

Les poèmes ne nous aiment plus
Ils ne veulent pas nous aimer
Ils ne veulent pas être des poèmes
Ne nous convoquent plus, ils disent
Nous ne pouvons plus vous aider.

À un moment ou à un autre, se pose forcément la question de l’engagement chez Leonard Cohen. Dix ans après s’être rendu à Cuba, en sympathie pour la révolution castriste, il est capable d’interpréter en 1972 un hymne syndicaliste popularisé par Woodie Guthrie et Peter Seeger devant un public israélien hostile ou de reprendre la version anglaise de “ La complainte du partisan ” de d’Astier de la Vigerie et d’Anna Marly, la première chanson d’un auteur autre que lui-même qu’il ait enregistrée, en allant jusqu’à dire : « Une idée curieuse s’est un jour formée en moi, je me suis dit que les nazis ont été renversés par la musique. » Cet engagement s’est aussi manifesté dans son intérêt pour les malades mentaux, ce qui le poussera à se produire dans des hôpitaux psychiatriques. Mais, au fond de lui-même, Cohen est un homme d’ordre, certainement pas antimilitariste, partisan d’une éducation rigoureuse, celle, en fait, qu’il reçut de son père. Dans les années soixante-dix, son groupe de musiciens s’appelait The Army, il portait souvent une saharienne couleur kaki et il voyait dans la guerre un moment paroxystique où « personne ne fait de bêtises. » Brierre et Vassal décrivent Cohen comme un homme qui « se contente du monde tel qu’il est » :

Tout le monde sait que la guerre est finie
Tout le monde sait que les braves types ont perdu
Tout le monde sait que l’issue de la lutte était fixée
Les pauvres restent pauvres, les riches s’enrichissent
Ça se passe comme ça
Tout le monde sait ça.

(“ Everybody Knows ”)

Ce qui n’empêche pas une étonnante lucidité : « Je crois qu’un lot de souffrances sera la conséquence de la chute du Mur de Berlin. »

Les auteurs retiennent de Cohen l’être en quête de fraternité qui veut faire « s’ouvrir tous les cœurs du monde ”. Pour des raisons divers et complexes, le chanteur va se retirer pendant cinq ans, dans les années quatre-vingt-dix, dans un monastère zen et sera intronisé moine bouddhiste. Mais l’engagement de Cohen est avant tout l’engagement biblique du prophète. Le “ Cohen ” c’est le grand prêtre, et l’“ Hallelujah ” de son immense succès signifie « louer dieu ». Layton disait que l’esprit de son élève n’était « pollué par aucune idée ». « Je ne spécule pas vraiment sur les choses », reconnaît Cohen. « Je me fais des opinions, mais je ne m’y attache pas vraiment. La plupart d’entre elles sont fatigantes. Il me faut les débiter de temps en temps dans la conversation afin de participer à l’aventure sociale. » Pas de lutte des classes, explique les auteurs, mais un combat entre le symbolique (ce qui unit) et le diabolique (ce qui attaque). Et cette impossibilité d’agir sur le monde : « Nous ne sommes plus en dehors du problème, nous sommes dedans, il n’y a plus aucune perspective vers l’avenir. » Il voit en l’Amérique (en fait les États-Unis) le « berceau du meilleur et du pire. »

Lorsqu’il fut ordonné moine, il choisit le nom de “ Jikan ”. Le Silencieux. De cet homme de paroles et d’écrits, l’histoire ne retiendra-t-elle que ses silences ?

En tout cas, à cet artiste sombre et lumineux, ce livre rend pleinement hommage et justice.

Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal. Leonard Cohen par lui-même. Paris : Cherche midi, 2014. http://www.cherche-midi.com/theme/Leonard_Cohen_par_lui-meme-Jean-Domi...

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