RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Une guerre mondiale entre classes et non entre pays (Asia Times)

La plupart des experts de l’évolution historique ont tendance à percevoir une nouvelle guerre mondiale par le déploiement à grande échelle de moyens militaires visant la défaite, la destruction ou l’asservissement d’un des belligérants. Bien que l’idée d’un tel scénario sinistre ne peut certainement pas être exclue, il y a des raisons de croire, cependant, que la fameuse Troisième Guerre mondiale dont on parle tant pourrait être d’un type différent : plutôt entre classes qu’entre pays.

Vue sous cet angle, la troisième guerre mondiale se déroule déjà, et elle fait rage depuis des années : la guerre unilatérale néolibérale, transfrontalière de l’économie d’austérité qui est menée par la classe transnationale de l’oligarchie financière contre l’écrasante majorité des citoyens du monde, les 99%.

La mondialisation du capital et l’interdépendance des marchés mondiaux a atteint un tel niveau que des affrontements militaires de grande envergure comme ceux des première et seconde guerres mondiales pourraient conduire à une catastrophe financière pour tous. Sans surprise, le réseau des élites financières transnationales, qui choisissent souvent depuis les coulisses les politiciens et les gouvernements, semblent être opposés à une autre guerre internationale qui pourrait paralyser les marchés financiers à travers le monde.

Cela explique pourquoi les récentes agressions impérialistes ont souvent pris la forme d’interventions de type « soft-power » : révolutions de différentes couleurs, coups d’état « démocratiques », guerres civiles provoquées, sanctions économiques, etc. Bien sûr, l’option militaire demeure lorsque les stratégies de changement de régime « soft-power » échouent ou s’avèrent insuffisantes.

Cependant, même dans ce cas, tous les efforts sont faits (par les grandes puissances capitalistes) pour rendre ces interventions militaires « contrôlées » ou « gérables », c’est-à-dire limitées à un niveau local ou national. Alors que les guerres « contrôlées » ont tendance à protéger les fortunes des profiteurs de guerre et les bénéficiaires des dépenses militaires (principalement le complexe sécurité-militaro-industriel et les grandes banques), ils ne provoquent pas de paralysie des marchés financiers internationaux.

Cela explique aussi pourquoi les grandes puissances mondiales comme la Chine, la Russie, l’Inde et le Brésil ont tendance à ne pas s’opposer plus fermement aux politiques d’intimidation des États-Unis. Les cercles oligarchiques de ces pays ont plus en commun avec leurs homologues des États-Unis et d’autres pays capitalistes qu’avec leurs compatriotes. «  Qu’ils élisent domicile à New York ou Hong Kong, Moscou ou Bombay, les super-riches aujourd’hui constituent de plus en plus une nation à part entière », fait remarquer Chrystia Freeland, rédactrice de Reuters, qui côtoie les élites à travers le monde.

Il est donc logique de penser qu’une alliance de fait existe entre les membres de cette « nation » mondiale des super-riches, qui contribue à faciliter les plans impérialistes de changement de régime. Par exemple, lorsque la Russie est menacée par les Etats-Unis et leurs alliés européens, les oligarques russes ont tendance à collaborer clandestinement avec leurs homologues de classe à l’Ouest, sapant ainsi la résistance de la Russie à une ingérence des puissances occidentales.

Un bref regard sur les opérations récentes de changement de régime dans des pays comme l’Irak et la Libye, d’une part, et l’Ukraine et l’Iran, d’autre part, peut aider à comprendre quand et où les puissances impérialistes ont recours à une action militaire directe pour provoquer le changement (comme en Irak et en Libye), et où et quand ils ont recours plutôt à des tactiques de « soft-power » pour les mêmes objectifs, comme en Ukraine et en Iran. Deux raisons ou considérations principales peuvent être identifiées quant au choix des impérialistes dans les moyens ou tactiques à mettre en oeuvre.

La première est liée aux écarts entre classes dans les pays ciblés. Grâce à une vaste (et souvent scandaleuse) privatisation des biens publics dans l’Ukraine et l’Iran, on a vu émerger des cercles d’oligarques financiers assez riches dans ces deux pays.

Ces magnats pro-occidentaux ont tendance à collaborer avec les forces interventionnistes de l’étranger ; ils sont essentiellement des agents de changement de régime de l’intérieur, en collaboration avec les forces impérialistes de l’extérieur. C’est ce qui explique (au moins partiellement) la raison pour laquelle les plans de changement de régime dans ces deux pays se sont appuyés principalement sur le « soft power » et les révolutions de couleur au lieu d’une intervention militaire directe.

En revanche, l’Irak de Saddam Hussein et la Libye de Mouammar Kadhafi n’avaient pas de classes riches influentes et connectées au niveau international. Ni Saddam, ni Kadhafi n’étaient des parangons de vertu ou des champions de la démocratie, mais ils ont joué le rôle de ce qu’on appelle parfois de « dictateurs éclairés » : ils ont mis en œuvre des programmes sociaux étendus, maintenu un fort secteur public, se sont opposés à la privatisation des services publics tels que la santé et de l’éducation, et conservé les industries « stratégiques » telles que l’énergie et la finance sous la propriété et le contrôle de l’État.

Ensemble, ces politiques ont empêché l’émergence d’élites financières puissantes comme celles qui ont émergé et se sont développées en Iran ou en Ukraine. Cela signifie, entre autres, que la « puissance douce » et/ou la tactique de la révolution de couleur, qui dépendent fortement d’alliés autochtones ou locales, à savoir la bourgeoisie dite compradore, n’avaient pas de bonnes chances de succès dans ces pays - d’où le recours au « hard-power » ou intervention militaire/occupation directe en Irak et en Libye.

La deuxième considération impérialiste dans le choix entre tactiques « soft » ou « hard » est celle de savoir si la guerre déclenchée pourra être contrôlée et gérée au niveau local ou national, ou si elle peut échapper à tout contrôle et se transformer en un conflit régional et/ou mondial.

Dans le cas de l’Ukraine, par exemple, une agression militaire directe aurait certainement impliqué la Russie, et serait très probablement devenue mondiale, avec des conséquences désastreuses sur le plan économique/financier, échappant au contrôle des puissances impérialistes - d’où le choix d’employer le « soft-ppower » et/ou le coup d’état « démocratique » en Ukraine.

Une préoccupation similaire pour l’Iran - qu’une guerre totale pourrait échapper à tout contrôle - explique aussi pourquoi les plans de changement de régime dans ce pays ont (pour l’instant) porté principalement sur des sanctions économiques et d’autres tactiques de « soft-power », dont la « révolution de couleur » baptisée verte de 2009.

En revanche, c’est le « hard power » ou la force militaire brute qui a été choisie pour un changement de régime en Irak et en Libye, choix basé sur la quasi-certitude que ces guerres allaient pouvoir être contrôlées avec un certain succès et ne pas se transformer en un conflit régional ou mondial.

Le cas de l’Ukraine

La crise récente et en cours en Ukraine montre clairement comment les élites financières transnationales ont tendance à éviter les guerres internationales cataclysmiques, de l’échelle de la Première ou Seconde guerres mondiales, en faveur de guerres contrôlables et souvent entre classes via des sanctions économiques et autres tactiques de « soft power ».

Au lendemain du putsch du 22 février à Kiev, qui a renversé le président dûment élu Viktor Ianoukovitch et porté au pouvoir le régime issu du coup d’Etat et soutenu par les Etats-Unis, les tensions entre la Russie et les puissances occidentales étaient si fortes que de nombreux observateurs ont averti de « l’imminence d’une IIIème guerre mondiale ».

Bien que les tensions et le danger de grands affrontements militaires entre les deux parties persiste, ils ont considérablement diminué depuis le début mai, lorsque le président russe Vladimir Poutine a cédé dans le bras de fer avec les puissances occidentales en annonçant le 7 mai que la Russie respecterait l’élection présidentielle en Ukraine, et travaillerait avec celui qui sera élu - en l’occurrence le milliardaire oligarque Petro Proshenko.

Malgré la poursuite de la répression brutale contre les militants autonomistes dans les provinces du sud-est/est de l’Ukraine, les manœuvres diplomatiques sans relâche menées par les représentants des élites financières des États-Unis, l’Europe, l’Ukraine et la Russie ont néanmoins réussi à éviter un clash militaire entre les parties américaines et russes.

Qu’est-ce qui a changé entre toutes les menaces antérieures de sanctions massives et/ou d’actions militaires contre la Russie et l’accalmie relative et les « solutions diplomatiques » d’aujourd’hui ?

La réponse, en un mot, est que les puissants intérêts économiques au sien de la finance internationale, le commerce et les investissements (c’est à dire les élites financières en Russie, l’Ukraine et le noyau des pays capitalistes) ne peuvent tout simplement pas risquer une nouvelle guerre mondiale incontrôlable. Certes, les grandes banques et les complexes militaro-industriels influents ont tendance à prospérer sur les guerres perpétuelles et les tensions internationales. Mais ils ont aussi tendance à préférer des guerres « gérables », « contrôlables » au niveau local ou national (comme celles en Irak ou en Libye, par exemple) aux grandes guerres cataclysmiques régionales ou mondiales.

Ce n’est pas un secret que l’économie de la Russie est devenue de plus en plus liée à l’économie Occidentale (principalement en raison de la puissance économique et du comportement de ses oligarques transnationaux), et elle est également devenue de plus en plus vulnérables aux fluctuations du marché mondial et aux menaces de sanctions économiques. C’est ce qui explique, dans une large mesure, les gestes conciliants du président Poutine destinés à atténuer par des moyens diplomatiques les hostilités sur la crise en Ukraine.

Ce qui est moins connu, cependant, c’est que les économies occidentales sont vulnérables aussi à des sanctions de la Russie, si la Russie décide de se venger. En fait, la Russie possède de puissants armes économiques pour exercer des représailles, si nécessaire. Les effets économiques de sanctions réciproques pourraient être très douloureux pour un certain nombre de pays européens. En raison de l’interconnexion de la plupart des économies et des marchés financiers, des sanctions en représailles pourraient aggraver de façon significative l’économie de l’Union européenne, déjà fragile, et même l’économie mondiale :

Des sanctions sur les exportations russes affecteraient sévèrement l’UE. L’Europe importe 30% de son gaz de la société d’Etat russe Gazprom. La Russie est également le plus gros client de l’Europe. L’UE est, de loin, le premier partenaire commercial de la Russie et représente environ 50% de toutes les exportations et importations russes.

En 2014, les échanges commerciaux entre l’UE et la Russie s’élèvent à environ 360 milliards d’euros (491 milliards de dollars) par an. Le total des exportations de la Russie vers l’UE, principalement de matières premières comme le gaz et le pétrole, s’élève à environ 230 milliards d’euros, tandis que les importations de la Russie de l’UE s’élèvent à environ 130 milliards d’euros, principalement de produits manufacturés et de denrées alimentaires. L’UE est également le plus grand investisseur dans l’économie russe et représente 75% de tous les investissements étrangers en Russie. [1]

La Russie peut aussi exercer des représailles contre l’Occident et ses menaces de geler des avoirs d’individus et de sociétés russes en gelant les avoirs de sociétés et d’investisseurs occidentaux :

En cas de sanctions économiques occidentales, les législateurs russes ont annoncé qu’ils adopteraient un projet de loi pour geler les avoirs des entreprises européennes et américaines qui opèrent en Russie. De l’autre côté, plus de 100 hommes d’affaires et hommes politiques russes sont prétendument visés par l’UE d’un gel de leurs avoirs européens.

Outre Alexey Miller, chef de l’entreprise publique Gazprom, le PDG de Rosneft, Igor Setchine, est apparemment aussi sur la liste des sanctions. Rosneft est la plus grande compagnie pétrolière au monde et, en tant que tel, a des partenaires dans le monde entier, y compris en Occident. Par exemple, la société américaine Exxon-Mobil a un projet d’exploration de pétrole de 500 millions de dollars avec Rosneft en Sibérie, et Exxon-Mobil est déjà en partenariat avec le géant pétrolier russe pour exploiter les réserves de pétrole de la mer Noire. [2]

La Russie a d’autres armes économiques à sa disposition pour infliger des dégâts aux économies américaine et européenne. Par exemple, en réaction aux menaces de gel des actifs par les Etats-Unis et ses alliés européens, la Russie a liquidé (fin Février et début Mars 2014) plus de 100 milliards de dollars d’avoirs en bons du Trésor américains.

L’escalade de telles menaces imprudentes de geler les avoirs des gouvernements « hostiles » pourrait bien toucher la Chine, avec des conséquences désastreuses pour le dollar américain, puisque « La Chine détient environ 1,3 mille milliards de dollars en bons du Trésor américain et est le premier investisseur parmi les gouvernements étrangers ». [3]

Ce degré élevé d’interconnexion économique et financière explique pourquoi - avec le soutien de Washington et l’accord de Moscou - les diplomates européens de Berlin et de Bruxelles se sont précipités à Kiev pour une Table Ronde de Discussions et pour ouvrir la voie à la pseudo élection présidentielle du 25 mai, donnant ainsi une légitimité au régime issu du coup d’Etat, et évitant la perspective d’une escalade mutuellement destructrice de sanctions économiques et/ou d’actions militaires.

La comparaison avec l’Irak et la Libye

Les changements de régime en Libye (2011) et en Irak (2003) au moyen d’interventions militaires tendent à étayer l’argument principal de cet essai selon lequel, dans le cadre des objectifs de changements de régime, les puissances impérialistes ne recourent à l’action militaire directe que lorsque

a) les opérations militaires peuvent être contrôlées ou limitées dans le pays ciblé, et

b) en absence d’alliés locaux importants ou puissants dans le pays ciblé, c’est-à-dire des forces oligarques riches liés aux marchés mondiaux et, par conséquent, à des forces externes de changement de régime.

Kadhafi et Saddam gouvernaient avec un poing de fer, mais ils avaient maintenu de solides secteurs publics et des industries et services largement nationalisés. Cela est particulièrement vrai dans le cas des industries stratégiques comme l’énergie, la banque, les transports et les communications, ainsi que des services sociaux essentiels tels que la santé, l’éducation et les services publics.

Ils l’ont fait non pas tant par conviction socialiste (même s’ils prétendaient parfois être les champions du « socialisme arabe »), mais parce que, dans leurs luttes antérieures contre les régimes rivaux d’aristocraties, ils ont appris que le contrôle des économies nationales par une gestion bureaucratique de l’État, avec un État-providence fort, était plus bénéfique à la stabilité et la continuité de leur domination que le développement de forces économiques débridées et/ou l’émergence de puissances industrielles et financières dans le secteur privé.

Quelle que soit la motivation, le fait est que ni Saddam, ni Kadhafi n’ont toléré la montée d’élites financières puissantes avec des liens importants avec les marchés mondiaux ou les puissances occidentales. Sans surprise, dans ces deux pays, les figures de l’opposition et les forces qui ont collaboré avec les projets impérialistes de changement de régime étaient composés en grande partie soit des restes d’une époque royale et/ou tribale, soit de petits intellectuels expatriés et militaires déchus qui ont été forcés de vivre en exil.

Contrairement aux élites financières en Ukraine, par exemple, les forces de l’opposition en Irak et en Libye n’avaient ni les moyens économiques pour financer les forces du changement de régime, ni une base sociale/soutien dans leur pays d’origine. Ils manquaient aussi des liens financiers et politiques forts et fiables avec les marchés occidentaux et les institutions politiques.

Cela explique pourquoi les sanctions économiques et autres tactiques de « soft-power » (telles que la mobilisation, la formation et le financement de forces d’opposition) se sont avérées insuffisantes pour faire tomber les régimes de Saddam Hussein et Kadhafi et pourquoi l’impérialisme américain et ses alliés ont dû déployer le « hard-power » de l’action militaire/occupation pour atteindre cet objectif. En outre, comme mentionné plus haut, les puissances impériales interventionnistes étaient convaincus que (contrairement à l’Ukraine ou à l’Iran, par exemple) ces invasions militaires pouvaient être contrôlées et limitées à l’intérieur des frontières.

Le cas de l’Iran

La politique américaine de changement de régime en Iran ressemble davantage au modèle suivi en Ukraine qu’à celui suivi en Irak ou en Libye. Ceci est en grande partie due à (a) la crainte qu’une intervention militaire directe en Iran ne puisse pas être contrôlée ou limitée à ce seul pays, et (b) l’existence en Iran d’une oligarchie financière relativement bien développée et orientée vers l’Occident sur laquelle les États-Unis et ses alliés peuvent compter pour aboutir à une réforme et/ou un changement de régime de l’intérieur.

Bien-sûr, ces deux méthodes ne sont pas exclusives : soit la puissance militaire, soit le « soft power ». Il s’agit plutôt d’une question de dosage entre l’une et l’autre, en fonction des circonstances spécifiques. En effet, le projet impérialiste envers l’Iran depuis la révolution de 1979 inclut un certain nombre de tactiques (souvent concurrentes). Elles vont de l’incitation et le soutien à Saddam Hussein pour envahir l’Iran (en 1980), à la formation et le financement d’organisations terroristes de déstabilisation anti-Iranniennes, les menaces militaires constantes, aux efforts visant à saboter l’élection présidentielle de 2009 par la soi-disant « révolution verte », et l’escalade systématique de sanctions économiques.

Ayant échoué (pour l’instant) dans ces complots de « changement de régime » de l’extérieur, les États-Unis semblent avoir opté ces dernières années pour un changement de régime (ou réforme) de l’intérieur ; à savoir par la collaboration politique et économique avec les courants pro-occidentaux au sein des cercles dirigeants de l’Iran.

Ce qui semble avoir fait changer d’avis les États-Unis et ses alliés est l’émergence en Iran d’une classe capitaliste ambitieuse dont la priorité principale semble être de faire des affaires avec leurs homologues de l’Ouest. Ce sont en grande partie des oligarques iraniens riches qui sont littéralement là pour faire du business, pour ainsi dire ; pour eux, des questions telles que la technologie nucléaire ou la souveraineté nationale sont d’une importance secondaire.

Après s’être méthodiquement (et souvent scandaleusement) enrichis à l’ombre du secteur public de l’économie iranienne, ou en vertu des postes politiques/bureaucratiques qu’ils occupaient (ou occupent encore) dans l’appareil d’état, ces gens ont désormais perdu tout appétit pour des mesures économiques radicales nécessaires à l’autosuffisance économique afin de résister ou supporter le poids des sanctions économiques brutales. Au lieu, ils sont maintenant pressés de conclure des affaires et d’investir avec leurs alliés de classe transnationaux à l’étranger.

Plus que tout autre couche sociale, le président Hassan Rouhani et son administration représentent les intérêts et les aspirations de cette classe montante capitaliste-financière en Iran. Les représentants de cette classe détiennent le pouvoir économique et politique principalement par la très influente Chambre Iranienne de commerce, d’industrie, des mines et de l’agriculture (ICCIMA).

Les affinités idéologiques et/ou philosophiques entre le président Rouhani et les gens de pouvoir au sein de l’ICCIMA se reflètent dans le fait que, immédiatement après son élection, le président a nommé l’ancien chef de la Chambre de Commerce, Mohammad Nahavandian, un économiste néo-libéral éduqué aux Etats-Unis, et un conseiller de l’ancien président Hashemi Rafsanjani, comme son chef de cabinet.

C’est grâce à la Chambre de Commerce d’Iran qu’en Septembre 2013, une délégation économique iranienne a accompagné le président Rouhani à l’Organisation des Nations Unies à New York pour négocier des affaires/investissements potentiels avec leurs homologues américains. La Chambre de commerce d’Iran a également organisé un certain nombre de délégations économiques qui ont accompagné le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, en l’Europe pour des objectifs similaires.

De nombreux observateurs des relations américano-iraniennes ont tendance à penser que le dialogue diplomatique récemment lancé entre les deux pays, y compris des contacts réguliers dans le cadre des négociations nucléaires, a commencé avec l’élection du président Rouhani. Cependant, les faits montrent que les contacts en coulisse entre les représentants des élites financières dans et autour des gouvernements américain et iranien ont commencé bien avant l’élection de Rouhani. Par exemple, un article relativement bien documenté du Wall Street Journal a récemment révélé que :

Selon des fonctionnaires européens informés sur cette affaire, de hauts fonctionnaires du Conseil national de sécurité (US) avaient commencé à semer les graines d’une telle rencontre plusieurs mois auparavant – par une série de réunions secrètes et de conversations téléphoniques et l’implication de tout un assortiment de monarques arabes, d’exilés iraniens et d’anciens diplomates américains pour transporter clandestinement des messages entre Washington et Téhéran. [4]

L’article, qui montre comment le « réseau de communications complexe a contribué à propulser le récent rapprochement entre les États-Unis et l’Iran », révèle que les réunions, souvent tenues en secret, « se sont déroulées en Europe, principalement dans la capitale suédoise de Stockholm ». En passant par des voies diplomatiques internationales telles que l’Asia Society, l’Association des Nations Unies et du Council on Foreign Relations, « Les parties américaines et iraniennes se sont réunies dans des hôtels et des salles de conférence, à la recherche de formules pour désamorcer la crise sur le programme nucléaire de l’Iran et empêcher la guerre », souligne l’article. Les auteurs, Jay Solomon et Carol E Lee, ont également écrit :

L’Asia Society et le Council on Foreign Relation, non gouvernementale, ont organisé des tables rondes pour MM Rouhani et Zarif en marge de la réunion de l’Assemblée générale des Nations Unies en Septembre. Les deux hommes s’en sont servies pour expliquer les plans de Téhéran à des hommes d’affaires, anciens responsables gouvernementaux, universitaires et journalistes américains.

Obama a personnellement fait un geste envers Rouhani l’été dernier, peu après l’élection de Rouhani. Le président américain a écrit une lettre au nouveau président iranien, soulignant la volonté de Washington de régler pacifiquement le différend nucléaire. Rouhani a répondu en termes similaires.

Zarif, quant à lui, a renoué avec les responsables de la politique étrangère américaine de premier plan qu’il avait rencontrés lorsqu’il était ambassadeur de l’Iran à l’ONU dans les années 2000.

Mme [Suzanne] DiMaggio de l’Asia Society dit qu’elle était parmi ceux à New York qui ont contacté Zarif peu après sa nomination au gouvernement de Rouhani. Vétéran de contacts informels entre les responsables iraniens et américains, elle a tenu de nombreuses réunions au cours des dix dernières années avec ce diplomate éduqué aux Etats-Unis sur les moyens de sortir de l’impasse nucléaire. [5]

Cela explique pourquoi le président Rouhani (et son cercle de conseillers pro-occidentaux) ont choisi Zarif comme ministre des Affaires étrangères, et pourquoi ils ont, peut-être imprudemment, placé tous leurs espoirs d’une reprise économique en Iran sur le rapprochement politique et économique avec l’Occident, c’est-à-dire sur le libre-échange et les investissements des États-Unis et d’autres grands pays capitalistes.

(Soit dit en passant, ceci explique aussi pourquoi l’équipe des négociateurs nucléaires du président Rouhani a été, bon gré mal gré, condamné à une position de faiblesse dans leurs négociations avec le groupe de pays P5 +1, et pourquoi les négociateurs iraniens ont renoncé à autant en échange de si peu.)

Conclusion et implications

Alors que les puissants bénéficiaires des guerres et dépenses militaires - les grandes banques (comme principaux bailleurs de fonds des gouvernements) et le complexe militaro-industriel sécuritaire - se développent sur les guerres et les tensions internationales, ils ont néanmoins tendance à préférer les guerres locales, nationales, limitées, ou « gérables » aux grandes guerres régionales ou mondiales qui, dans un mode cataclysmique, pourraient totalement paralyser les marchés mondiaux.

Ce qui explique en partie pourquoi, dans les cas de changement de régime en Irak et la Libye, par exemple, les États-Unis et leurs alliés ont opté pour une action militaire/occupation directe ; alors que dans des cas comme l’Ukraine et l’Iran ils ont (pour l’instant) évité une intervention militaire directe et comptent, au contraire, sur la tactique « soft-power » et révolutions de différentes couleurs.

Comme indiqué plus haut, ceci est largement du, d’une part, à la crainte qu’une guerre et intervention militaire en Ukraine ou en Iran puisse échapper à tout « contrôle » ; et d’autre part, à l’existence d’élites financières pro-occidentales suffisamment fortes et influentes en Iran et en Ukraine à qui on pourrait faire appel pour provoquer un changement de régime de l’intérieur, sans risquer une guerre catastrophique mondiale qui pourrait détruire avec tout le reste la fortune de la classe capitaliste transnationale.

Les pouvoirs interventionnistes ont pratiquement toujours appliqué la vieille tactique de diviser pour régner. Ce qui est relativement nouveau ici, c’est qu’en plus de l’emploi traditionnel de cette tactique (qui passe souvent par des questions controversées telles que la nationalité, l’origine ethnique, la race, la religion, etc), les exemples récents montrent qu’elle s’appuie de plus en plus sur les divisions de classe.

Le calcul semble être le suivant : lorsqu’un pays comme l’Iran ou l’Ukraine peut être divisé à travers des lignes de classe, et que des alliances peuvent être nouées avec les oligarchies riches des pays ciblés, pourquoi se lancer dans une attaque militaire qui pourrait d’une manière indiscriminée toucher aussi à nos propres intérêts et ceux de nos alliés locaux en même temps que ceux de nos ennemis ?

Lorsque des sanctions économiques ainsi que des alliances et des collaborations avec les oligarques locaux et économiquement puissants peuvent être utilisées pour réaliser des « coups d’etat démocratiques » ou une révolution de couleur quelconque (souvent par le biais d’élections bidons), pourquoi risquer une attaque militaire aveugle aux conséquences incertaines et potentiellement catastrophiques ?

Cela montre (entre autres choses) comment les politiques impériales d’agression ont évolué au fil du temps - des premiers stades de l’occupation militaire « brute » de l’époque coloniale aux tactiques modernes d’intervention, subtiles et furtives, sur plusieurs fronts. A la lumière des récentes aventures de la politique étrangère des États-Unis, on peut dire l’ancien modèle d’agression ouvertement impérialiste trouvait ses faveurs dans la politique étrangère militariste sans vergogne du président George W. Bush, alors que le nouveau modèle, insidieusement « sophistiqué » et furtif, est préféré par le président Barack Obama.

Alors que les champions de la faction ouvertement militariste de l’élite dirigeante des Etats-Unis critiquent Obama comme un président « frileux » ou « faible », le fait est que sa politique relativement discrète mais sournoise qui consiste à bâtir méthodiquement des coalitions - à la fois avec les alliés traditionnels des États-Unis et les forces oligarchiques ou compradores des pays ciblés - s’est révélée plus efficace (en termes de changement de régime) que la politique d’actions militaires unilatérales à la Bush-Dick Cheney.

Ceci n’est ni de la spéculation, ni simplement de la théorie : le Secrétaire d’Etat John Kerry l’a récemment clairement formulé dans le contexte de la politique de l’administration Obama envers l’Ukraine et l’Iran. Lorsque Gwen Ifill, sur la chaîne de télévision PBS, lui a demandé, le 30 mai 2014 :

« Selon vous, est-ce que le président s’attire des critiques parce qu’il est faible ou parce que sa politique paraît moins spectaculaire ? », Kerry a répondu :

« Franchement, je pense qu’on n’accorde pas assez de crédit au Président pour les succès obtenus en ce moment .... Je veux dire, si vous regardez ce qui s’est passé en Ukraine, le président a mené un effort pour essayer de l’unité entre l’Europe et les États-Unis, pour imposer des sanctions difficiles. L’Europe n’était pas enthousiaste mais elle a suivi malgré tout. C’était du leadership. Et le président a réussi, avec les Européens, à obtenir un effet à terme sur les choix qui se présentent au président Poutine.

« En outre, le président a renoué avec l’Iran. Nous étions dans une logique d’affrontement frontal où ils construisaient un système nucléaire auquel le monde entier est opposé. Mais le président a mis en place une série de sanctions qui ont réussi à amener l’Iran à la table des négociations. Nous sommes maintenant en pleine négociations. Tout le monde s’accorde pour dire que le régime de sanctions a eu son effet. L’arme - le programme nucléaire a été gelé et réduit. Nous avons maintenant repoussé le délai dans lequel l’Iran pourrait réussir (à fabriquer une arme). C’est un succès.

« Je pense donc que nous sommes aussi engagés, et même plus engagés qu’à tout autre moment de notre histoire, et je pense que les résultats sont là pour le prouver. »

C’est l’essence même de l’impérialisme rusé caractéristique de l’administration Obama, par rapport à l’impérialisme version attardée de l’administration Bush (Jr).

Ismael Hossein-Zadeh

Ismael Hossein-Zadeh est professeur émérite d’économie (Université Drake). Il est l’auteur de Beyond Mainstream Explanations of the Financial Crisis (Routledge 2014), The Political Economy of US Militarism (Palgrave - Macmillan 2007), et the Soviet Non-capitalist Development : The Case of Nasser’s Egypt (Praeger Publishers 1989). Il a aussi contribué à Hopeless : Barack Obama and the Politics of Illusion (AK Press 2012).

Traduction "oligarques de tous les pays, unissez-vous !" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

»» http://atimes.com/atimes/World/WOR-01-090614.html

Notes :

1. Gilbert Mercier, Ukraine’s Crisis : Economic Sanctions Could Trigger a Global Depression.

2. Ibid.

3. Ibid.

4. Wall Street Journal, US-Iran Thaw Grew From Years Of Behind-the-Scenes Talks

5. Ibid.


URL de cet article 25989
   
Même Thème
L’horreur impériale. Les États-Unis et l’hégémonie mondiale
Michael PARENTI
Enfin traduit en français. Notes de lecture, par Patrick Gillard. La critique de l’impérialisme made in USA La critique de l’impérialisme américain a le vent en poupe, notamment en Europe. Pour preuve, il suffit d’ouvrir Le Monde diplomatique de novembre 2004. Sans même évoquer les résultats des élections américaines, dont les analyses paraîtront en décembre, le mensuel de référence francophone en matière d’actualité internationale ne consacre pas moins de deux articles à cette (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

Dans la souffrance, la crise à Haiti offre des opportunités aux Etats-Unis. A part fournir une aide humanitaire immédiate, la réaction des Etats-Unis au séisme tragique à Haiti offre des opportunités pour remodeler le gouvernement d’Haiti depuis lontemps en dysfonctionnement ainsi que son économie afin d’améliorer l’image des Etats-Unis dans la région.

Publié sur le site de Heritage Foundation,
janvier 2010
Quelques jours après le séisme à Haiti.

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.