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Petite autocritique

A quoi servent les intellectuels ?

« L’élite regroupe la population qui a une place en haut d’une hiérarchie »

« Tolstoï conte qu’étant officier et voyant, lors d’une marche, un de ses collègues frapper un homme qui s’écartait du rang, il lui a dit : ‘‘N’êtes-vous pas honteux de traiter ainsi un de vos semblables ? Vous n’avez donc pas lu l’Évangile ?’’. À quoi l’autre répondit : ‘’Vous n’avez donc pas lu les règlements militaires ?". »

On dit que l’intellectuel n’a pas les pieds sur terre, il « plane », il n’est pas en phase avec la réalité du monde. Ce que lui reprochera Antonio Gramsci qui parle de praxis c’est-à-dire son refus de se jeter dans la mêlée de la réalité du terrain. A l’autre bout du curseur, dans son ouvrage culte, La Trahison des clercs, Julien Benda reproche aux intellectuels de perdre leurs âmes en s’acoquinant avec le pouvoir. À une époque où de nombreux intellectuels et artistes se tournaient vers la politique au nom du réalisme, Julien Benda leur reproche de se détourner des valeurs cléricales, c’est-à-dire la recherche du beau, du vrai, du juste et qui sont pour lui statiques, désintéressées et rationnelles.

Nous allons dans ce qui suit montrer que ce que l’on appelle généralement l’élite demande à être explicité tant il est difficile de le cerner. Nous donnerons ensuite quelques aperçus de ce que c’est - de ce que devrait être l’intellectuel- avec un inventaire des intellectuels en Algérie, de leur mal-être mais aussi de leur perception des affaires de la cité au vu de la convulsion du champ social.

Qu’est-ce qu’une élite ?

Si l’on croit l’encyclopédie Wikipédia :

« L’élite regroupe la population qui a une place en haut d’une hiérarchie. À l’origine, le statut d’élite n’est pas accordé par la détention du pouvoir, mais par l’autorité morale. Aujourd’hui, il est plus courant d’évoquer les élites. Toutes les civilisations de la vieille Europe se sont efforcées de proposer des modèles humains dans la pers- pective de se grandir. Dans cette première acception, l’élite est liée à l’idée d’excellence et par extension « l’honnête homme ». (...) Dans l’Antiquité romaine, être citoyen est un idéal. Celui qui est citoyen a des obligations envers lui-même et envers les autres. Le xviie siècle propose le modèle de l’honnête homme. L’honnête homme se caractérise par une élégance extérieure et intérieure : distingué sans être précieux, cultivé sans être pédant, galant sans être fade, mesuré, discret, brave sans forfanterie. Noble du coeur, il a l’élégance de ne pas exhiber son moi, la pudeur de ne pas étaler son orgueil. » (1)

L’élite de nos jours, les techniques d’élévation sociale

« L’élite au singulier a disparu, on parle de plus en plus des élites, terme qui a perdu de son intensité : « À partir de la fin des xixe et xxe siècles, en Europe [Ndlr] on paraît observer une crise de l’élite, avec la disparition d’un modèle humain au sens de la plénitude que celui-ci peut apporter. (..) Aujourd’hui, l’élite finit par désigner l’occupation d’une position enviable. On distingue les Élites entrepreneuriales qui sont des décideurs dans l’entreprise. Les élites administratives qui occupent la haute fonction administrative issues des grands corps de l’État très homogènes (grandes écoles). [Ndlr] Bourdieu parlera de « noblesse d’État ». » (1)

On entend généralement par le terme d’élites intellectuelles les auteurs d’ouvrages de recherche et de réflexion, les enseignants des cycles supérieurs Les Élites « traditionnelles » concerne ici les familles de l’ancienne noblesse où certaines valeurs, traditions et art de vivre servent de « codes ». La notion d’élite implique nécessairement l’idée d’une supériorité : en prestige, richesse, pouvoir, au bénéfice de minorités, alors que la démocratie paraît supposer l’égalité générale des statuts. » (1)

Est-ce pour autant que l’aspect moral est conservé ? non : « L’appétit pour le pouvoir ne disparaît pas avec la fiction égalitaire. Les sociétés développées ont conçu des techniques artificielles d’élévation sociale. Ces techniques sont de deux types : matérielles, fondées sur les biens possédés et intellectuelles, fondées sur l’instruction. Les techniques matérielles : dans toutes les sociétés développées, la richesse est toujours objet d’envie, mais pas d’admiration. Dans la morale classique, la poursuite de l’or est toujours dénoncée avec vigueur. Les techniques intellectuelles sont celles basées sur le savoir et l’instruction. L’intellectuel moderne ne fait plus recette. La première tentation de l’intellectualisme, c’est l’abstraction. Elle n’est pas en soi négative, mais s’éloigne parfois trop de la réalité vécue. L’idéal défini par Condorcet selon lequel l’acquisition du savoir est le moyen principal de hisser l’humanité, et où l’école est dans cette perspective le moyen privilégié d’ascension sociale, a été perverti. » (1)

Quel est le rôle de l’intellectuel ?

Qu’en est-il justement de l’intellectuel censé représenter cette élite, cette aristocratie du neurone ? En tant qu’intellectuel, Antonio Gramsci a étudié les problèmes de la culture et de l’autorité. Nous lisons à son propos dans l’Encyclopédie Wikipédia « Il oppose à la dialectique matérialiste une « philosophie de la praxis ». Il s’est intéressé de près au rôle des intellectuels dans la société. Il disait notamment que tous les hommes sont des intellectuels, mais que tous n’ont pas la fonction sociale d’intellectuels. Il avançait l’idée que les intellectuels modernes ne se contentaient pas de produire du discours, mais étaient impliqués dans l’organisation des pratiques sociales. Il établissait de plus une distinction entre une « intelligentsia traditionnelle » qui se pense (à tort) comme une classe distincte de la société, et les groupes d’intellectuels que chaque classe génère « organiquement ». Ces intellectuels organiques ne décrivent pas simplement la vie sociale en fonction de règles scientifiques, mais expriment plutôt les expériences et les sentiments que les masses ne pourraient pas exprimer par elles-mêmes. (...) Pour Gramsci, l’avènement du socialisme ne passe prioritairement ni par le putsch, ni par l’affrontement direct, mais par ce combat culturel contre les intellectuels de la classe dirigeante. (2)

Les intellectuels ont-ils vocation à trahir leurs idéaux ?

Dans La Trahison des clercs (1927), Julien Benda avait dénoncé l’abandon des valeurs universelles humanistes, héritées des Grecs, au profit de l’engagement partial et contingent : « Les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, que j’appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d’intérêts pratiques. » (...) Comme le dit Benda, ils ont introduit à l’intérieur de la vision des événements, comme un ver qui le ronge, leurs propres passions et préjugés : « Ils sont des hommes politiques qui se servent de l’histoire pour fortifier une cause dont ils veulent le triomphe. » Et à partir de là, ils adoptent une posture politique leur permettant d’asseoir leur image d’opposant ou de faire fructifier leurs notoriété et intérêts personnels. Ne les intéressent plus que la passion politique, le désir de vaincre dans la controverse, avec toutes les armes disponibles, fussent-elles les plus viles : le mensonge, la diffamation et la diabolisation de l’interlocuteur devenu un adversaire à abattre, à déconsidérer. » (3)

Devons-nous alors être des intellectuels organiques au sens de Gramsci pour avoir une visibilité sociale et se faire son propre chemin dans la vie ? Ne risque - t - on pas à force de compromis tomber dans la compromission avec le pouvoir ?

Qu’en est-il du rôle des intellectuels dans une Algérie en plein danger ?

En Algérie, les techniques matérielles ont pris le pas sur les techniques intellectuelles et il est mal venu de parler d’élites politiques ou dirigeantes s’agissant de personnes qui pour la plupart ont jailli du néant, n’ont aucune autre légitimité si ce n’est celle d’une ascension sociale météoritique basée souvent sur des malversations connues de tout le monde.

Il est aussi curieux de constater que sur les grands problèmes qui interpellent le pays, les intellectuels ou réputés tels font preuve d’un silence assourdissant. Au-delà de ceux qui, de l’étranger, font des fetwas contre le pouvoir embusqués derrière leur confort et qui font dans le « Ya qu’à « Il y a ceux qui mesurent d’où vient le vent, un adage du terroir dit que « l’Algérien est toujours avec celui qui est debout » « m’aâ el ouakef ». Doit-il s’indigner sur commande et signer des pétitions et le reste du temps, à l’instar de l’autruche, mettre sa tête dans le sable ? Justement, deux problèmes majeurs vont devenir de plus en plus récurrents.

Comment, avant toute chose, cimenter la nation algérienne. Cela devrait être de mon point de vue la priorité des priorités, qui fera que nous pourrons ou non résister à l’émiettement qui nous guette. D’abord, le vivre-ensemble. On apprend comme un fait divers que Ghardaïa est une fois de plus à feu et à sang. Des dizaines de magasins incendiés et plusieurs blessés dont deux gravement atteints suite à une violence brutale, avec dit-on, l’absence de réaction des autorités locales devant la gravité de la situation. Des jeunes se sont attaqués à des fidèles en pleine prière du vendredi dans la mosquée. Au risque de me répéter, l’Etat doit être impartial, présent et juste, La morale à l’ancienne a de moins en moins cours. Il s’avère indispensable de changer de fusil d’épaule et de traiter les problèmes avec les outils de la modernité.

Il est important de savoir que le monde sera de plus en plus dangereux et l’agressivité des nations sera proportionnelle à leur dépendance aux matières premières au premier rang desquelles il y a le pétrole. Les dangers que court le pays sont réels et que seul un consensus de tous permettra de faire émerger de nouvelles légitimités qui auront le difficile privilège d’amener l’Algérie à bon port, c’est-à-dire à lui donner une visibilité sur le plan international et surtout une « horma » qui ne peut être indexée sur les rodomontades des professionnels de la politique mais sur une réelle puissance fruit du travail de la sueur, en un mot de l’intelligence, dans ce XXIe siècle de tous les dangers. Souvenons-nous,toutes les anciennes frontières vont être redessinées. L’Empire et ses vassaux ne laisseront pas les peuples tranquilles.(4)

Le deuxième chantier est celui de l’avenir du pays. A l’extérieur, l’Algérie ne pèse pas lourd, c’est tout au plus un marché de 60 milliards de dollars dont il faut s’arracher les faveurs d’une façon ou d’une autre. Les choix économiques inadaptés ont débouché sur l’économie de rente, la dépendance alimentaire, la vulnérabilité, la volatilité et la dépendance. L’Algérie vit, présentement et pour les quelques prochaines années, un rendez-vous avec son destin. Dit autrement, nous sommes peut-être un pays « conjoncturellement riche », mais misérablement sous-développé. (4)

Dans une contribution en forme d’inventaire, Belkacem Ahcène-Djaballah décrit les catégories d’intellectuels et leurs destins : « On entend (et on lit) souvent dire que le pays n’a pas d’élite, n’a pas d’intellectuels, n’a pas d’intelligentsia, n’a pas de penseurs, n’a pas... n’a pas... (...) Les attaques viennent, la plupart du temps, sinon toujours, de nouveaux politiciens, pour bien d’entre eux déçus de ne pas avoir été rejoints par des « spins doctors » qui leur auraient permis de présenter des programmes politiques bien plus élaborés et des angles d’attaque efficaces. Elles viennent, aussi, de décideurs qui, n’étant pas arrivés à exploiter totalement, comme ils l’entendent, les matières grises de ceux « qui écrivent, qui créent et qui crient », remâchent leurs rancunes par la critique, l’invective et, parfois, l’insulte directe ou déguisée. Elles viennent de pseudo-intellectuels qui, parce qu’ils arrivent à plastronner tous les vendredis, dans les cafés et salons de quartier, se posent en maîtres de la pensée, mélangeant religion et politique, passion et raison, idées et idéologies... » (5)

Ce catalogue à la Prévert est réaliste. Outre le fait qu’il y a une confusion ente les termes élites, intellectuel cela ne donne pas la solution sur ce qu’est la fonction sociale de l’intellectuel.

Rôle des intellectuels africains dans la démocratie en Afrique ?

Le constat de compromission des intellectuels- qui se vendent au plus offrant- est bien décrit par Alexis Dieth qui s’interroge sur le rôle des intellectuels africains : « Une réponse précise à cette question est d’autant plus urgente que la démocratie libère la parole, appelle le débat d’idées, requiert la construction de projets de société et que les nouveaux régimes démocratiques sollicitent de plus en plus les intellectuels pour penser la démocratie afin d’en déployer toute l’efficience dans le sens de l’émancipation des peuples. Bien souvent, par le passé, beaucoup d’intellectuels africains s’étaient, par affinité ethnique et pour des raisons pécuniaires, mis au service des dictatures. Nombre d’entre eux se sont fait conseillers des tyrans et ont été les intellectuels organiques des régimes despotiques du continent. (...)Historiens, avocats, philosophes et hommes de lettres cédèrent à l’ivresse du pouvoir et à la séduction de l’argent qui les transforma en prédateurs et en oppresseurs des peuples. Le peuple africain est donc désabusé parce que les intellectuels africains se sont discrédités. Ils ont trahi les idéaux qu’ils étaient censés servir et sont tombés dans l’hétéronomie. » (6)

Pour Paul Nizan, les intellectuels sont muets : « Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. » (7)

On ne peut mieux conclure cette contribution qu’en citant l’inoxydable Edward Saïd pour qui : « La politique est partout. On ne peut lui échapper en se réfugiant dans le royaume de l’art pour l’art et de la pensée pure, pas plus d’ailleurs que dans celui de l’objectivité désintéressée ou de la théorie transcendantale. Les intellectuels sont de leur temps, dans le troupeau des hommes menés par la politique de représentation de masse qu’incarne l’industrie de l’information ou des médias, L’intellectuel doit, pour y parvenir, fournir ce que Wright Mills appelle des « démasquages » ou encore des versions de rechange, à travers lesquelles il s’efforcera, au mieux de ses capacités, de dire la vérité. (...) L’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse, quel qu’en soit le prix, les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public. (...) Le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté est le suivant : soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c’est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction, et prendre en compte l’expérience de leur subordination ainsi que le souvenir des voix et personnes oubliées.(7) Tout est dit.

Chems Eddine CHITOUR

1. L’élite : Encyclopédie Wikipédia

2. Antonio Gramsci : Encyclopédie Wikipédia

3. Daniel Clervaux : La Trahison des clercs - les intellectuels se sont toujours trompés de camp 25. Achkel.info juillet 2010

4. http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_chitour/190006-l-urgence-d-une-transition-energetique.html

5. Belkacem Ahcene-Djaballah http:// www.lequotidien-oran.com/index. php ?news=5195357

6. http://www.afrik.com/role-des-intellectuels-africains-dans-la-democratie-en-afrique

7. http://www.monde-diplomatique.fr/2006/ 05/A/13489

8. Edward W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, Paris, 1996


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