RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Inondations à Jakarta : Les pauvres meurent pour rendre les riches encore plus riches (Counterpunch)

Kampung Melayu sous les eaux

Et c’est reparti pour un tour ! Nous sommes en janvier 2014 mais on se croirait en janvier 2013*, ou en janvier de l’année d’avant, ou même il y a 10 ans. Jakarta est sous les eaux ; les gens essayent de sauver tout ce qu’ils peuvent mais leur maison est foutue...Des hommes, des femmes et des enfants meurent....des dizaines de milliers sont malades, souffrant de typhoïde et de diarrhée.

Alors que je m’enfonce dans les zones inondées, mon ami, un expert médical m’envoie un sms : « s’il te plaît, fais attention à Jakarta.....à la leptospirose, la typhoïde et aux autres maladies infectieuses... » Il y a déjà des douzaines de morts juste dans la capitale ou tout du moins c’est ce qui a été rapporté dans les médias locaux. Comme toujours, nous ne connaîtrons jamais les vrais chiffres. Comme toujours, ils sont beaucoup plus élevés que les chiffres officiels.

Cette année, ils ont installé beaucoup plus de Posko’s qu’en 2013. En principe, un posko est un poste de sauvetage, mis en place durant les désastres naturels, en théorie pour fournir de l’aide, distribuer de l’eau et de la nourriture ou offrir un abri. Tout autour de Kampung Melayu, il y a des douzaines de posko’s : même les forces spéciales Koppasus réputées pour leur brutalité s’y sont mis, de même que la police qui en gère un autre, juste à côté suivie d’une organisation islamique qui en fait de même. Chaque poste fait sa propre publicité. Mais à l’intérieur, c’est vide ; policiers et soldats se divertissent à des jeux, mangent ou dorment. Dans l’abri, il y a seulement une poignée de femmes et d’enfants. Les bateaux en caoutchouc sont au sec ; en train d’être gonflés et dégonflés tandis que d’autres bateaux de sauvetage sont adossés contre le mur. Grues, ambulances, bateaux ; beaucoup sont totalement à l’arrêt.

« Cette année, les inondations sont pires que celles de l’an dernier », m’explique un officier de police, s’appelant Nurasid. Dans l’abri, la fille d’un chef de quartier me dit qu’elle est ici depuis déjà six jours : « Cette fois l’eau est montée jusqu’à deux mètres, je l’ai mesurée dans notre maison. Je ne sais pas pourquoi. » Bonne question, parce que cette administration a effectivement été élue principalement pour ses promesses de réduire les problèmes de circulation qui paralysent presque toute la ville et pour empêcher les inondations dévastatrices.

A quelques minutes de voiture, sous un échangeur, des douzaines de personnes vivent dehors au milieu de ballots de vêtements, avec leurs enfants et même plusieurs animaux domestiques. L’une des personnes déplacées, Mr Ilyas me raconte : « Nous sommes allés à la mosquée Tahiriyah mais elle était surchargée. Nous n’avons pas pu entrer dans d’autres mosquées -Ils ont refusé de nous accueillir prétextant que si nous entrions, cela serait considéré comme najis et kotor, ce qui signifie impur et crasseux. Nous n’avions aucune idée pourquoi ils pensaient à ça...Nous sommes environ deux cents maintenant sous ce pont. Il y a une cantine tenue par la police à proximité mais ils cuisinent pour eux, et non pour nous. »

La rivière est déchaînée et les maisons le long de ses rives sont clairement coupées du reste du monde. Les habitants, ceux qui sont au sec, passent la journée avec leurs enfants, à regarder ceux qui ne sont pas aussi chanceux.

L’ennui dans les villes indonésiennes est légendaire. Et chaque malheur ou désastre draine une large foule de curieux. Il n’y a même pas la moindre tentative de fournir un peu de secours de la part du gouvernement ou du voisinage. En tout cas, pas en ce moment alors que je suis ici. C’était la même chose l’an dernier...Je sais que des gens obtiennent un peu d’aide. Mais c’est sporadique, insuffisant et sans aucune coordination.

L’eau monte et descend. Des gens meurent. Des milliers d’entre eux n’ont plus de toit, des centaines de milliers, parfois des millions, voient leur habitation endommagée. Le système capitaliste indonésien ne se sent pas concerné. Il méprise tout ce qui est public. Seules des entreprises rentables sont prises au sérieux et mises en oeuvre. En clair : seules des activités qui pouvant enrichir des individus déjà riches, sont sérieusement prises en considération.

La police tente de diriger le trafic les pieds dans l’eau

Alors que Jakarta est sous les eaux, le reste de l’Indonésie a son lot de dévastations : les flots ont submergé au moins 22 villages de Java centre et des glissements de terrain ont fait des victimes à Malang Java-est. 90 personnes ont été emportées par les inondations et glissements de terrain à Manado et ses environs, sur l’île de Sulawesi. Il y a quelques années, l’Onu a désigné l’Indonésie comme « la nation sur terre qui subit le plus de catastrophes ».

Il est vrai que le pays est assis sur la ceinture de feu. Il est vrai que le pays est périodiquement secoué par des tremblements de terre, ravagé par des tsunamis et même par des nuées ardentes de volcans en éruption. Certaines calamités sont imprévisibles et inéluctables. Mais la plupart des vies perdues sont dues sans l’ombre d’un doute à des désastres non naturels déclenchés eux mêmes par des éléments totalement artificiels -l’étrange fondamentalisme du marché. L’Indonésie est gouvernée par des voyous, par une clique de voleurs impitoyables qui ont survécu en tant qu’espèces depuis le coup d’état de 1965 soutenu par les Usa dans lequel des citoyens indonésiens de premier plan furent massacrés, emprisonnés ou exilés.
Le pays est paralysé par un mélange violent de féodalisme/capitalisme, fondamentalisme religieux (non seulement islamique, mais aussi chrétien et hindou), ajouté à une désinformation ainsi qu’un piètre niveau d’éducation.

Les infrastructures du pays sont en voie d’implosion. Prêtres corrompus, propriétaires d’usine, lobbies d’affaires : tous n’ont pas de temps à consacrer aux choses qu’ils voient comme futiles ou même insensées : les travaux publics, le développement des transports en commun, de meilleures écoles et hôpitaux ou des choses simples telle la prévention des tsunamis, un système de drainage, la gestion des déchets ou la distribution d’eau potable.

Sous l’échangeur

Le système du pays est basé essentiellement sur l’optimisation des profits, sur le pillage de tout ce qui est encore dans le sol et en surface. Ensuite pour faire bonne figure, quelques miettes de charité sont lancées aux pauvres qui représentent la majorité. Comme un membre de l’Académie des Sciences en Indonésie me le disait il y a quelques années, Jakarta et toutes les grandes villes du pays ont un accès à l’eau potable pire que les villes indiennes et même que celles du Bangladesh. La gestion des déchets est considérée comme une dépense inutile et de ce fait, les rivières et canaux des grandes villes sont encombrés de détritus.

Le système de drainage est inadapté et vieillissant, datant souvent de l’époque coloniale hollandaise lorsque Jakarta alors nommée Batavia était une petite ville de quelques centaines de milliers d’âmes et non le monstre actuel de 12 millions d’habitants. Comme les urbanistes ont englouti quasiment tous les parcs, il subsiste quelques rares espaces verts en ville. Et dans les montagnes, l’érosion des sols, la surexploitation minière et du ’développement’ encore et encore, ont causé de telles destructions environnementales que lors de la saison des pluies, l’eau s’écoule des hauteurs de manière imprévisible et incontrôlable.

Bien sûr, la nature reprend ses droits ; elle punit ceux qui défigurent et détruisent les paysages. Malheureusement, dans ce pays, les véritables responsables de ce projet national désastreux- l’Indonésie- sont planqués derrière de hauts murs dans des zones confortables et relativement sûres. Les pauvres, privés de tout et sans protection, sont secoués par des glissements de terrain, subissant les inondations et perdant tous leurs biens. Une logique implacable.

Dans une tente installée par la police pour secourir les victimes des inondations

« A Jakarta », comme me le disait un homme d’affaires important qui vit désormais à l’étranger : « Ils ne construiront jamais de système de transports en commun décent à cause du lobby automobile. Et ils se fichent pas mal que les grandes villes subissent de graves paralysies liées aux embouteillages et une pollution terrible. » La même chose peut être affirmée concernant l’industrie du bâtiment. Comme me l’avait expliqué Madame Sofya, une victime des dernières inondations qui a littéralement emporté sa maison située au nord de Jakarta : « pourquoi les entreprises devraient t-elles se soucier des projets gouvernementaux ? Une fois terminés, les projets ne reviennent plus. Si aucun système d’évacuation n’est installé et que les inondations ne cessent de revenir chaque année, des centaines de milliers de maisons continueront d’être détruites....C’est fantastique n’est ce pas ! Pour le business, en effet c’est excellent ! Cela signifie des profits juteux pour ceux qui réparent et reconstruisent maisons et bâtiments. »

Le professeur Muslim Muin du prestigieux Institut de Technologie de Bandung (ITB) n’a aucun doute où le problème réside : « Ne blâmons pas les océans. Le niveau de la mer est normal cette année. Le problème se situe dans les rivières et canaux de Jakarta qui ne peuvent pas absorber toute cette quantité d’eau. Avant la saison des pluies, le gouvernement devrait effectuer une simulation hydrodynamique et ainsi il saurait de quelles sortes de pompes il aurait besoin et quel type de système d’évacuation pourrait être utilisé. »

Mais le gouvernement n’a pratiquement jamais effectué ce genre de test. Ainsi, chaque année, les inondations arrivent comme ’une surprise’. Des gens perdent leur maison. Ceux qui sont au pouvoir réalisent d’énormes profits. Et les religions, d’une manière ou d’une autre, donnent un sens à tout cela. Ainsi les riches restent riches. Rien ne change. Et l’année prochaine, la nation tombera encore une fois des nues devant la catastrophe annoncée.

Andre Vltchek

source http://www.counterpunch.org/2014/01/24/the-poor-are-dying-to-make-the-rich-richer/

Traduit par Eric Colonna

Andre Vltchek est un romancier, réalisateur et journaliste d’investigation. Il couvre des guerres et conflits dans des douzaines de pays. Auteur de Point of No Return , roman politique acclamé par la critique, réédité et de nouveau disponible (traduit en français), auteur d’un livre très critique sur l’Indonésie post-suharto et son modèle de libéralisme sauvageIndonesia – The Archipelago of Fear(non traduit en français). Après avoir vécu de longues années en Amérique du sud et en Océanie, Vltchek habite et travaille entre l’Asie du sud-est et l’Afrique. On peut le contacter sur son website ou Twitter.

Notes du traducteur

*Voir l’article de Vltchek du 25/01/13 Jakarta’s killer floods and the Elites

D’autres photos
http://www.flickr.com/photos/mekong69/8327526461/in/set-72157629011604465
http://www.flickr.com/photos/mekong69/4743062409/in/set-72157624254451345
http://www.flickr.com/photos/mekong69/4478663873/in/set-72157624254451345
http://www.flickr.com/photos/mekong69/4479289462/in/set-72157624254451345

URL de cet article 24345
   
Même Auteur
Point de non-retour
Andre VLTCHEK
LE LIVRE : Karel est correspondant de guerre. Il va là où nous ne sommes pas, pour être nos yeux et nos oreilles. Témoin privilégié des soubresauts de notre époque, à la fois engagé et désinvolte, amateur de femmes et assoiffé d’ivresses, le narrateur nous entraîne des salles de rédaction de New York aux poussières de Gaza, en passant par Lima, Le Caire, Bali et la Pampa. Toujours en équilibre précaire, jusqu’au basculement final. Il devra choisir entre l’ironie de celui qui a tout vu et (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Tout ce qui est sage a déjà été pensé : il faut essayer seulement de le penser encore une fois. »

Goethe

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.