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"La pensée est le langage de la vie réelle" (Karl Marx)

Digressions iconoclastes sur l’autonomie conquérante et autres sujets qui fâchent ... Mais au fait, d’où nous viennent nos idées ?

Voilà une question intéressante en soi, mais plus encore pour ceux qui entendent faire partager leurs idées au grand nombre dans une visée politique. La réponse qu’apporte le sens commun à cette question est que notre esprit ferait une sorte de tri entre toutes les idées disponibles et assemblerait méthodiquement, avec une sorte d’honnêteté intellectuelle, celles qui seraient les mieux fondées, étayées et documentées.

La conséquence qui découle de cela est que pour diffuser nos idées, il faudrait se montrer imparable du point de vue de l’argumentation, batailler pied à pied pour démontrer l’infériorité objective des idées contraires, les battre aux points en quelque sorte, sur le ring de la Raison. Le débat politique serait alors une sorte de match sans fin entre les idées dont seules les « meilleures » d’entre elles auraient les plus grandes chances de sortir vainqueurs de la confrontation.

La victoire du non au referendum sur le Traité constitutionnel a ainsi souvent été présentée comme résultant de l’extraordinaire qualité critique des analyses du texte, menées notamment sur internet, lesquelles sont entrées dans chacun de ses détails techniques pour en montrer la nocivité. Cette vision, défendue le plus souvent par les militants sur-scolarisés qui avaient méritoirement mené ce travail à bien, est assez mal fondée.

Les analyses en question ont sans doute joué un grand rôle, mais davantage par l’image générale de sérieux qu’elles donnaient des partisans du non et surtout par le fait qu’elles ont en partie privé l’adversaire du choix des thématiques de campagne. Mais elles ont davantage mobilisé (et donc incité à voter) un électorat déjà largement hostile à l’Europe telle qu’elle se faisait, qu’elles n’ont réellement fait changer d’avis ceux qui y étaient foncièrement favorables.

D’ailleurs sur un plan plus général et personnel, si on veut bien se souvenir de la manière dont nos idées nous sont venues à nous-mêmes puis on grandi et évolué en nous, on se rend compte qu’au départ nos grandes options fondatrices ne doivent pas grand-chose à l’analyse intellectuelle de notre environnement, quelques soient les efforts que nous ayons produits en ce sens. Mais que cette analyse est venue dans un second temps du développement de notre conscience politique, pour justifier et conforter des options que nous avions déjà prises.

Car contrairement à une conception répandue, notre esprit n’est pas rigoureusement séparé entre des lieux où s’exercerait la pensée rationnelle, pesant et soupesant les arguments réfléchis pour en faire la synthèse et produire des idées, et d’autres lieux qui seraient ceux des émotions des sensations et des rêves, bref des sentiments.

Lorsque nous sommes d’accord avec quelque chose, c’est d’abord parce que cette chose nous plaît et nous séduit, parce qu’elle trouve sa juste place dans l’environnement émotionnel que nous nous sommes construit depuis notre enfance pour nous protéger de l’adversité, parce qu’on est raccord avec elle comme on dit, qu’elle nous donne du bien-être intérieur en quelque sorte.

Ce n’est que par la suite que notre cerveau va construire des théories pour créer des rapports entre toutes les choses qui nous font du bien, fabriquer ainsi des idées dont c’est comme la raison d’être de nous permettre d’en parler aux autres dans un langage commun les faisant réagir, et ainsi peut-être de conforter nos sentiments pour se sentir mieux encore au monde.

Tant et si bien que sous cet angle aussi, pourtant très éloigné de ce que voulait signifier Marx « la pensée est le langage de la vie réelle ».

Mais au fond de nous-même et sans savoir pourquoi, quelque chose nous dit que c’est mal, on préfèrerait qu’il en aille autrement, que les idées ne soient pas polluées par les sentiments et c’est pour cela qu’on s’obstine dans cette croyance en leur caractère purement intellectuel et d’une certaine façon en leur altérité au sein de notre altérité. C’est peut-être parce qu’on nous a bien endoctrinés à l’école avec ces histoires à dormir debout de lutte entre la passion et de la raison, comme si les deux moteurs de la pensée travaillaient en opposition l’un à l’autre.

Pourtant, on n’hésite pas à dire qu’on « a le sentiment que » ou bien qu’on « aime cette idée » ou encore qu’on est « séduit par un raisonnement » alors même qu’on essaie de construire un discours intellectuel avec force arguments se défiant précisément de toute sentimentalité et de toute subjectivité. C’est que le cœur a ses raisons que la raison ignore, lesquelles finissent toujours par prévaloir dans la formation et l’expression de notre pensée.

Dans un registre assez voisin, il est mal vu de s’en prendre aux personnes quand on est en désaccord avec leurs idées. C’est considéré comme un signe de faiblesse, d’incapacité à démontrer le bien-fondé de notre position. Cependant on a tous fait l’expérience dans des discussions, que cette façon de procéder est bien plus efficace (en tous cas pour "convaincre" l’auditoire) que celle qui consiste à démonter l’argumentation de notre contradicteur à l’intérieur de son propre registre.

Lorsqu’on dit que Moscovici est un salopard quand il tranche comme on sait avec sa bande dans l’affaire de Chypre, chacun comprend qu’on est au cœur du sujet, bien mieux que si nous disputions tel ou tel aspect technique de la position qu’il soutient et dont on sent bien qu’elle nous ferait perdre notre âme si on s’y laissait enfermer.

Un peu comme bien souvent, alors qu’on ne partage pas le point de vue de notre contradicteur, la compréhension « d’où il parle » de même que la compréhension de « qui parle » nous permet de contrôler la situation dans laquelle sa rhétorique cherche à nous enfermer. Tel expert financier invité par la télévision est payé par le système bancaire à titre de consultant : cela nous suffit pour ne plus porter aucun intérêt à ce qu’il dit. Et l’on aura beau surmultiplier les arguments rationnels, c’est toujours le jugement de valeur final (Hollande est le caniche de l’Empire, par exemple) qui emporte l’adhésion, plus que les bavassages sans fin autour des idées.

Les luttes collectives pour des idées sont apparues en même temps que les luttes visant à libérer l’homme des croyances religieuses, condition et conséquence des progrès démocratiques. Mais on peut se demander si cette survalorisation du rôle des idées, dans la confrontation politique notamment, n’est pas devenue aujourd’hui instrumentalisée par l’idéologie dominante pour affaiblir l’impact de la contradiction qu’on lui oppose. Il est en effet beaucoup plus facile de contrôler les idées que les ressentis et les valeurs qu’elles expriment.

Cette façon de surprivilégier les idées en disqualifiant a priori ce que nous appelons ici les sentiments lui donne un avantage concurrentiel indéniable. Notamment en ce qu’elle favorise les milieux sociaux qui du fait de l’éducation qu’ils ont reçue, ont acquis la capacité de formuler leurs idées, l’interdiction de parole des autres étant dès lors définitivement actée.

La diabolisation du populisme procède de cet intérêt des puissants à circonscrire le débat à l’intérieur du champ qu’ils ont eux-même périmétré autour des seules idées et dans lequel ils sortent vainqueurs de toutes les controverses. La sacralisation de la réussite scolaire à l’inverse, et le recrutement de plus en plus exclusif des élites de toutes sortes dans le seul vivier des premiers de la classe (y compris là où on s’y attend le moins) constitue la garantie la plus sûre de la perpétuation sociale des représentations idéologiques qui assurent l’hégémonie de la pensée dominante.

Il ne peut en effet y avoir de réussite scolaire sans une grande capacité à se lover dans les constructions intellectuelles pures qui servent aux puissants à masquer la trivialité des intérêts qu’ils poursuivent. Et cette capacité ne peut généralement s’avérer sans un excellent niveau d’adhésion au référentiel psycho-affectif qui en constitue la petite musique sous-jacente. Car on ne peut réellement comprendre ces constructions sans entrer dans une sorte de relation de connivence avec ce terreau infra-politique sur lequel s’opèrent donc en dernière analyse les processus de sélection dans l’enseignement.

C’est l’intérêt du parler "cru et dru" que de faire une meilleure place aux sentiments et aux valeurs dans l’expression des conceptions qui ne sont plus alors des ectoplasmes asexués ressemblant comme deux gouttes d’eau au discours de l’adversaire, même lorsqu’on croit dire le contraire. Ce parler-là capte l’attention, fait réagir, parce qu’il s’adresse aux couches profondes de notre personnalité, celles qui abritent nos valeurs et les assument, contrairement au robinet d’eau tiède du parler conforme qui ne les atteint pas, ou seulement à raison de 1,9 % du corps électoral comme à la présidentielle de 2007. Sa musique est d’une certaine façon en harmonie avec ses paroles.

Arrêtons-nous un instant sur cet aspect. On nous dit parfois qu’on est assez d’accord avec ce que nous disons mais pas avec notre façon de le dire. Tout se passe alors comme si notre interlocuteur nous suivait dans notre cheminement intellectuel mais se trouvait arrêté par la forme de notre énoncé jugée excessive, voire agressive ou pis encore vulgaire. Au fond, il nous reproche essentiellement de ne pas solliciter de la grande bienveillance de notre adversaire le fait d’avoir l’obligeance raffinée de bien vouloir avec élégance et courtoisie nous céder sa place. Autant dire qu’en fait, il n’a rien saisi du fond de notre propos puisque celui-ci énonce fondamentalement notre intention de lui prendre sa place, au besoin de vive force démocratique.

On voit bien là qu’on est dans un dialogue de sourds dans lequel notre interlocuteur fait semblant de nous comprendre mais ne nous comprend pas. Il est en fait d’accord avec tout le monde [comme c’est extrêmement fréquent] et toute son activité intellectuelle est comme transcendée par son unique objectif d’apaiser les tensions entre les camps quels qu’ils soient. Et quel que soit le sujet de la controverse. Un autre jour, il défendra l’idée inverse parce qu’il lui apparaîtra à ce moment-là que la source principale des tensions vient de l’autre côté.

C’est d’ailleurs ce qui nous garantit à terme son ralliement à notre camp lorsque les rapports de forces auront changé, un peu à la manière [toutes choses égales par ailleurs] de ces gens acquis à Pétain qui ont volé au secours de la victoire au moment de la Libération.

Parce que le paradigme dans lequel il fonctionne lui enjoint de n’entrer en conflit avec rien ni personne de plus fort que lui, c’est l’alpha et l’oméga de tout le processus de socialisation qu’il a connu et il n’en démordra jamais. Ses idées superstructurelles ne lui servent, comme tout un chacun, qu’à conforter ses fondations infrastructurelles, lesquelles lui enjoignent ici de protéger sa relation à l’ordre établi, d’être « du côté du manche » comme dit le bon sens populaire dans l’infinie clairvoyance de son imaginaire.

Il s’agit bien sûr de beaucoup plus que quelques avantages ou indemnités qui corrompraient son jugement : c’est tout son rapport au monde qui est en jeu dans ce positionnement et tout le bien-être que celui-ci lui procure qui joue un rôle déterminant, bien davantage que les avantages matériels que peuvent lui conférer les fameuses places. Il n’est pas non plus déterminé par une conception intellectuelle ou une vision stratégique dont il est, de l’une comme de l’autre, assez largement dépourvu si ce n’est utilitairement comme habillage a posteriori et dans une forme socialement valorisante de ses besoins psycho-affectifs.

On perd son temps à vouloir le convaincre car son mode de pensée est le plus souvent aux antipodes du nôtre, alors que son expression nous donne au contraire l’illusion d’une grande proximité. En fait nous sommes victime d’un leurre qui nous fourvoie dans l’interprétation que nous avons qu’il appartiendrait à un segment de l’opinion facilement ralliable à nos conceptions et notre combat.

Il n’y a sans doute pas plus éloigné de nos bases que l’électeur moyen de Montebourg à la primaire socialiste, ni que les militant de l’aile gauche socialiste ou les tenants de la ligne Hue au sein du PCF. Ce qui nous différencie de la majorité d’entre eux et du même coup nous fédère, c’est que [sans qu’on puisse se l’expliquer] nous ne sommes pour notre part jamais parvenus à développer les stratégies mentales nous permettant d’être en osmose avec le monde tel qu’il est. La manière que nous avons de le comprendre ne nous a pas conduits à l’accepter.

C’est d’ailleurs également ce qui nous oppose aux membres de l’élite (et ne les y opposent pas) dont les positions sociales procèdent exclusivement de cette sorte de faculté mystérieuse qu’ils détiennent d’être « bien au monde », d’où notre façon extrêmement juste de les qualifier de « satisfaits ».

Nous faisons donc erreur en nous fiant à des apparences de cousinage idéologique alors que le discriminant essentiel, la rage que nous inspire le monde tel qu’il va et le besoin vital d’y résister qui va avec, les positionnent beaucoup plus loin de nous que d’autres groupes socioculturels auxquels nous hésitons davantage à nous adresser. Nous nous enfermons là dans une sorte de géographie politique finalement très superficielle et pour tout dire encore une fois platement scolaire, qui nous fait gaspiller en pure perte notre énergie.

Nous sommes beaucoup plus forts et efficaces dans nos campagnes républicaines radicales et dans nos combats frontaux contre les politiques libérales, antisociales, impérialistes, sécuritaires et racistes que dans nos tentatives de séduire cette gauche purement verbale qui n’a pas de parole. Et qui nous fera toujours défaut car elle plonge ses racines profondes dans l’acceptation de sa propre domination, vécue et pratiquée sans pour autant être pensée ni exprimée, comme procédant d’un ordre éternel des choses qui fondamentalement lui convient.

La conception mortifère selon laquelle les idées gouvernent les comportements politiques ne tient décidément pas et nous mène à des impasses. D’ailleurs la plupart des représentations politiques fondamentales se laissent difficilement enfermer dans des constructions intellectuelles. On peut sans doute démontrer avec force arguments rationnels que la justice sociale est la condition du progrès humain. Mais le contraire est également vrai dans certaines séquences historiques et on sent bien que ce n’est pas fondamentalement la Raison qui nous conduit à militer en sa faveur.

Nous ne sommes pas que des êtres rationnels, sinon les pauvres ne voteraient pas à droite. Le poète nous dit bien plus de choses sur nous-même que le psychiatre et celui-ci bien plus que l’éditorialiste. Et les plus grandes découvertes scientifique ont souvent été réalisées à partir de recherches fondées sur l’intuition que quelque chose d’important se cachait dans tel champ d’investigation, sans que les chercheurs soient en mesure d’énoncer rigoureusement pourquoi à partir d’une argumentation construite.

Et puis enfin, si nous étions tellement soucieux de fonder rationnellement nos engagements politiques, nous n’aurions de cesse de nous repaître des analyses qui les contestent alors que nous sommes spontanément enclins à les confronter dans l’entre soi des cercles qui en partagent l’esprit. Les idées et singulièrement les idées politiques sont des constructions intellectuelles nécessairement réductrices, qui nous permettent d’entrer dans une relation gratifiante au monde, telles des médiatrices bienfaisantes et protectrices entre lui et nous-mêmes.

Cela ne signifie évidemment pas que les batailles d’idées seraient inutiles. Elles permettent simplement (ce qui est très important) de cultiver les champs qui sont prédisposés à accueillir ces cultures mais n’ont aucune autre portée que celle-là. Pour rendre les grandes plaines propices à la germination de notre projet politique, c’est la bataille des valeurs qu’il faut mener (comme le font nos adversaires avec grand succès) les rapports de forces idéologiques et politiques suivront alors nécessairement.

Car nos idées politiques ne sont jamais que l’expression domestiquée de ce curieux bruit de fond qui nous habite, fait de bruit sans doute, mais aussi de fureur, de tumulte et de fracas ... et qui constitue au final l’identité même de notre camp.

Le Front de gauche est ainsi traversé par deux visions fondamentalement différentes de la situation politique, très largement masquées par des analyses convergentes sur l’essentiel, de même que par son unité de pensée et d’action autour d’un programme partagé.

L’interprétation de l’abstention électorale à gauche dans la période récente offre un terrain particulièrement propice à la compréhension de ce clivage quasi anthropologique qui ne tient pas tant à une analyse différente de la situation politique qu’à un différentiel profond du rapport au monde des divers protagonistes.

Pour les uns, les électeurs de gauche ne se déplaceraient plus car ils seraient déçus des politiques poursuivies par un pouvoir de gauche qui renierait toutes ses promesses, trahirait ses soutiens, lesquels ne les auraient pas élus pour ça, etc. Cette vision débouche logiquement sur l’idée qu’il faudrait et suffirait que le gouvernement opère un amarrage à gauche pour que se trouvent refondés des liens de confiance et un appui électoral qui ne demanderaient alors qu’à se réactiver au profit de toute la gauche dans une dialectique vertueuse pour chacune de ses composantes.

De là à penser qu’il faut exercer des pressions à la base pour mettre fin à cette dérive droitière « dans l’intérêt des populations (sic) » et l’on se retrouve avec la stratégie du rassemblement à gauche aux élections municipales, contre les politiques d’austérité. (Notons au passage, le diable se cachant toujours dans les détails, à quel point l’usage de l’expression « les populations » nous parle à leur insu de la réalité du ressenti de ces sujets quant à leur présence au monde.)

Cette vision a sans doute le mérite d’une certaine cohérence interne et rend compte d’une sorte de compréhension de la façon classique dont on pouvait faire évoluer les rapports de force politiques dans les années soixante-dix. Elle pêche toutefois d’évidence par une sorte d’anachronisme en regard des mutations qui se sont produites dans la société depuis ces temps lointains de la politique.

Car dans cette représentation, rien ne semble avoir changé dans la relation que le corps électoral entretien avec les institutions politiques et leurs représentants élus. On a toujours à faire ici à des représentants légitimes et respectables d’un système politique faisant relatif consensus, offrant toutes possibilités aux classes pauvres de jouer leur partie et finalement assez satisfaisant dans l’ensemble.

Cette adhésion plus culturelle que politique au système s’est manifestée dans la période récente sur d’autres plans. Par exemple dans les réticences à mettre en avant l’exigence d’une VIème république dans le programme « l’humain d’abord » qui s’est de fait retrouvée reléguée au sixième chapitre sans que cette décision fasse l’unanimité.

Il ne faut pourtant pas être grand clerc pour comprendre que les trois quarts des mesures préconisées par ce programme nécessitent des dispositions législatives contraires à la Constitution dans l’interprétation de classe qu’en fait le Conseil constitutionnel. Et que la disparition de celui-ci en tant que chien de garde juridictionnel ultime des intérêts des puissants est la condition-même de la mise en oeuvre de notre politique.

Mais pour eux ce problème ne se pose pas car dans leur "for intérieur", lequel n’est évidemment pas plus gouverné que le nôtre par l’analyse rationnelle des situations, ils ne se mettent pas dans une trajectoire de conquête du pouvoir d’Etat et encore moins dans la perspective de l’application du programme partagé. Le pouvoir local est le seul horizon borné de leur ambition politique, avec éventuellement une participation minoritaire au gouvernement, le jour où on voudra bien les appeler à ce qu’ils prendront pour un honneur.

D’où leur attachement extrême à conserver des positions municipales implicitement considérées comme des fins en soi et non pas comme des moyens de gagner des batailles politiques futures, fusse au prix de quelques pertes. Leur ébahissement affiché devant le succès populaire de la manifestation du 5 mai 2013 centrée sur ce mot d’ordre en faveur d’une VIe République, à laquelle ils ont fini par se rallier après avoir cherché à en infléchir le sens politique, offrait du point de vue de leur coupure d’avec les mutations sus-évoquées, un tableau clinique d’une éloquence rarement rencontrée.

Un autre moment révélateur de leur irrésistible adhésion au système a été la contestation très vive de l’antiélitisme assumé (« qu’ils dégagent tous ! ») qui parcourait les discours de notre candidat à la présidentielle ou encore plus nettement à propos du balai. Tout se passe comme si les tenants de cette vision se trouvaient émotionnellement à leur aise dans la représentation apaisée qu’ils se font du système politique et pour certains d’entre eux, de la valeur qu’ils attribuent à la place qu’ils y occupent. Ils croient sincèrement appartenir aux élites et la dénonciation de celles-ci retentit réellement en eux comme une remise en cause de leur propre identité. Ce n’est évidemment pas eux qu’il s’agissait de balayer, mais contre toute attente, ils l’ont pris comme ça et ce n’est pas fortuit, cela atteste de la nature des liens qui les unissent à leur environnement.

Cette sorte de fixation hystérique sur des modèles de représentation périmés pour des raisons de confort psychoaffectif touche dans notre camp au-delà des élus qui sont matériellement et psychologiquement intéressés par le maintien de leur position dans la représentation qu’ils se font de la hiérarchie sociale, au point que cette situation surdétermine leur positionnement politique.

Elle tend également à se maintenir marginalement dans le rapport sous-jacent que des militants apparemment désintéressés entretiennent avec un système politique qui d’une certaine façon répond finalement à toutes leurs attentes, exceptées leurs attentes politiques sans doute, mais là n’est pas l’essentiel à leur yeux.

Ce syndrome est encore plus répandu dans la masse des électeurs socialistes qui ont trouvé dans la gauche à une étape de leur construction personnelle (très éloignée pour certains d’entre eux mais pas toujours) un référentiel culturel dans lequel ils se sont sentis tellement bien qu’ils n’ont jamais pu se résoudre à s’en séparer. D’autant moins que les contenus réels grâce auxquels ils ont éduqué leur rapport intime au monde ont été jetés par-dessus bord par les pratiques du socialisme de gouvernement à mesure où eux-mêmes, la réussite sociale aidant, adoptaient les angles de vue adéquats à leur nouvelle classe.

En dedans du système qu’ils n’analysent d’ailleurs jamais en tant que système car ils n’en imaginent pas d’autre possible, « intégrés » et dans l’incapacité ontologique de penser qu’il existe un au dehors depuis lequel d’autres liens beaucoup plus gratifiants avec le monde peuvent être tissés en substitution à leurs anciennes amours. Ils poursuivent ainsi leur existence atemporelle en parvenant à se convaincre de la validité toujours vivante de leur engagement, tels des canards décapités qui poursuivent leur course longtemps avant que la mort ne finisse par les surprendre.

Chacun sent bien en lui-même que le « rassemblement le plus large de toute la gauche contre les politiques d’austérité » ressemble à l’union des poules avec le renard pour défendre la paix dans le poulailler, eux non. C’est qu’en-deçà de toute analyse cette image nous bouleverse émotivement, nous rend mal à l’aise, nous dérange et nous irrite au point de la récuser d’instinct, sans-même que nous ressentions le besoin d’échafauder dans l’immédiat une théorie explicative du renard, eux non.

C’est le sentiment qu’il faut être bienveillant avec le renard qui leur vient d’emblée, car il les rassure, les sécurise, ils finissent par prendre le renard sous leur protection dans leur intimité psychoaffective sans doute parce qu’ils redoutent encore plus la perspective et les conséquences, pour eux-mêmes et leur rapport intime au monde, de la guerre à mener contre le renard que le renard lui-même. Et se demandent en fait sans le savoir [peut-être à juste raison] s’ils n’ont pas plus à perdre qu’à gagner dans cette guerre-là.

Un peu comme ces enfants (ou ces adultes d’ailleurs) victimes de maltraitance qui conservent intact leur amour pour leur bourreau sans qu’on parvienne à se l’expliquer vraiment et encore moins à y remédier à la faveur de la cure. Se rattachant à des petits signes dérisoires [telles les prétendues concessions obtenues dans l’établissement du programme municipal parisien] pour s’autoconvaincre de la qualité d’un relationnel ("nous sommes entendus !") dont tout pourtant atteste de la lourde perversité. Et faisant comme si des périls encore plus grave les guettaient [la victoire de l’extrême droite à Paris ressemble beaucoup à ces appréhensions typiquement délirantes] en cas de transgression des liens d’assujettissement qui surdéterminent ici leur discernement jusqu’à l’abolir.

Si la démobilisation de l’électorat de gauche que l’on enregistre depuis l’élection présidentielle traduit comme on est fondé à le penser (exactement comme l’adhésion de l’électorat de droite aux thèses extrémistes) une accentuation nette de la désaffiliation d’avec le système politique, bien au-delà d’un simple désaccord avec les politiques poursuivies, ce n’est certainement pas leur présence sur la liste gouvernementale à Paris qui va l’enrayer. Bien au contraire, ce ralliement ne va faire qu’alimenter la défiance légitime qui grandit dans le peuple – pour le meilleur comme pour le pire – à l’égard du système politique dans son ensemble et de ce genre d’arrangements en particulier, clairement ressentis comme s’opérant dans son dos et destinés à le tromper. À cet égard, le soupçon de connivence entre les uns et les autres pour se partager les places et les avantages, les désaccords politiques affichés n’étant qu’un théâtre purement formel, est littéralement dévastateur et constitue bien sûr la cause première de la désaffection électorale.

Mais cela, nos sujets ne le voient pas car la perception intuitive qu’ils ont du paysage dans lequel ils développent leur activité politique leur interdit de le voir sauf à devoir remettre en cause toute leur relation vitale au réel.

Comme ils n’ont pas vu que l’affluence enregistrée lors des réunions publiques des élections présidentielles ne résultait pas tant d’une adhésion intellectuelle des participants à telle ou telle mesure du programme, que de la beauté de la fresque historique dont on nous invitait à poursuivre l’écriture, de la dignité nouvelle que nous nous découvrions et du grand bonheur que nous ressentions à être partie à cette renaissance-là. Et certainement pas d’une quelconque réconciliation avec les formes dépassées du jeu politique traditionnel, bien au contraire.

Comme ils ne voient pas que c’est du côté de l’abstention (laquelle est sans doute, notamment dans son importante fraction politisée, souvent beaucoup moins proche que cette droite complexée des formes de représentation idéologiques dominantes) qu’il y a lieu de rechercher le renforcement de l’influence électorale des idées nouvelles. Comme cela a commencé à fonctionner au 1er tour des présidentielles de 2012 et s’est en suivant complètement étiolé aux législatives (deux fois moins de voix) pour des raisons qu’on saisi mieux à présent, l’idée de faire renaître l’espoir (degré zéro de l’expression politique) n’étant manifestement pas parvenue à rassembler les électeurs en dépit de son caractère indéniablement (!) fédérateur et peu clivant.

A la lecture de toute la littérature rationnelle et argumentée qui a été produite ces derniers mois en faveur de l’autonomie conquérante, on se dit qu’on ne pouvait faire mieux. C’était parfait, tous les chemins ont été empruntés, tout a été dit. Il ne faut pas avoir de regrets, nous avons donné le meilleur de nous-même, on ne pouvait pas donner plus. La difficulté qui nous attendait à Paris ne pouvait être entièrement réduite par l’argumentation rationnelle et la confrontation des idées.

Celles-ci étaient impuissantes à bouleverser ce qu’à la lumière de ce qui précède nous appellerons le conformisme existentiel de survie auquel nous étions confrontés, lequel est insoluble dans les idées car il est enraciné dans des histoires personnelles et des habitudes de vie, des réseaux relationnels aussi, la quête éperdue de considération de la part de la société dominante, la sorte d’imbécilité heureuse et visiblement épanouie qui en découle, le conservatisme affligeant de la pensée et des conduites, la perte du sens historique, l’absence de vision de l’intérêt collectif, bref tout un référentiel psycho-culturel propre au vieux monde [et singulièrement à ses esclaves] dans lequel ils se sentent comme en état de béatitude et sur lequel le discours politique construit n’a pas de prise.

S’agissant des élus, les autres organisations du Front de gauche seraient au demeurant bien inspirées de prévoir dans leurs statuts que leurs candidats ne participent pas aux délibérations internes relatives aux élections auxquelles ils devraient comprendre qu’ils sont davantage présentés qu’ils ne se présentent. Car ce tropisme dévastateur les touchera inévitablement à un moment ou à un autre de leur développement, jusqu’à déboucher sur la stupéfiante liberté de vote des groupes parlementaires et de chacun de leurs membres.

On n’a pas assez analysé la signification du remplacement en 1994 de Georges Marchais par Robert Hue (Président de l’Association des Elus Communistes et Républicains) et de la mise à l’écart des syndicalistes au profit des élus locaux dans l’appareil dirigeant du PCF qu’il a politiquement impulsé, parallèlement aux blablatages sur la mutation qui sont venus l’épauler. Il s’est agi là d’un renversement extrêmement significatif quoique assez peu documenté du rapport de forces entre les deux versants du clivage exploré ici.

Mais aux régionales de 2010 il n’y avait déjà plus que 5 régions sur 22 pour faire des listes d’union PS / PCF au 1er tour. Nous assistons aujourd’hui aux derniers spasmes de cette ligne désespérée visant à conserver envers et contre tous des positions électorales consenties par l’adversaire sans se donner les moyens politiques de les défendre ou de les reconquérir. Il faut faire l’effort de lire ou d’entendre leurs déclarations totalement dépourvues de toute consistance politique [et même de toute consistance de quelque nature que ce soit] pour se rendre compte à quel point ces malheureux complètement dépolitisés sont désormais rendus.

Un peu à la manière de ces prélats d’Ancien Régime que la connivence avec la noblesse de Cour avait aveuglés au point d’en perdre cette foi qui avait pourtant gouverné dans le passé leur rapport à la vie. Mais qui n’en continuaient pas moins à faire étalage de grande piété au sein du diocèse, comme dans un rituel magnaco-compulsif célébrant avec dévotion ce qui les avait autrefois constitués au monde.

Yann LARGOEN

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Le système bancaire moderne fabrique de l’argent à partir de rien. Ce processus est peut-être le tour de dextérité le plus étonnant qui fut jamais inventé. La banque fut conçue dans l’iniquité et est née dans le pêché. Les banquiers possèdent la Terre. Prenez la leur, mais laissez-leur le pouvoir de créer l’argent et, en un tour de mains, ils créeront assez d’argent pour la racheter. ôtez-leur ce pouvoir, et toutes les grandes fortunes comme la mienne disparaîtront et ce serait bénéfique car nous aurions alors un monde meilleur et plus heureux. Mais, si vous voulez continuer à être les esclaves des banques et à payer le prix de votre propre esclavage laissez donc les banquiers continuer à créer l’argent et à contrôler les crédits.

Sir Josiah Stamp,
Directeur de la Banque d’Angleterre 1928-1941,
2ème fortune d’Angleterre.

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