Et les faits étaient là pour le confirmer : l’effondrement de l’URSS, ainsi que la chute des dictatures, la mondialisation néolibérale et l’ouverture des « marchés » aux capitaux impérialistes. Mais ces « transitions » dans la périphérie capitaliste (Amérique latine par exemple, dans les années 1980) et dans le « bloc soviétique » (après 1989-1991) ont été précédées de celles dans les « maillons faibles » du petit cercle des puissances impérialistes européennes : au Portugal, en Grèce et dans l’État Espagnol. En effet, après la déviation démocratico-bourgeoise de la « Révolution des Å’illets » de 1974 qui a mis fin à la dictature salazariste au Portugal et celle de la révolte contre la Junte des Colonels en Grèce la même année, ainsi que la « transition pactisée » entre le franquisme et la monarchie constitutionnelle dans l’État Espagnol à la fin des années 1970, ces pays étaient présentés comme des « modèles » pour le reste des pays « en processus de transition ». Aujourd’hui ces pays sont à nouveau sur le devant de la scène mais pour d’autres raisons : la crise capitaliste la plus grave depuis celle des années 1930 a ébranlé profondément leurs économies, le niveau de vie des travailleurs et des couches populaires a subi un effondrement dramatique et les régimes politiques issus justement de la « transition » sont en pleine crise. Mais c’est aussi les résistances de plus en plus fortes de la part des masses qui les poussent sur le devant de la scène !
Chômage, misère et plans d’ajustement pour devenir plus « compétitifs »
Aujourd’hui ces pays du Sud de l’Europe sont peut-être l’exemple le plus clair de la décadence et de la barbarie du système capitaliste ; un système réactionnaire en crise qui jette dans la misère des millions de personnes à travers le monde. Dans l’Union Européenne (UE), où se trouve, pour le moment, l’épicentre de la crise mondiale, Eurostat, l’agence de statistiques européenne, vient de dévoiler les chiffres du chômage pour le mois d’octobre. Dans les 27 pays de l’UE le taux officiel de chômage est de 10,7%, c’est-à -dire plus de 25 millions de personnes dont 18 millions rien que dans les 17 pays de la zone euro. Au Portugal ce chiffre est de 16,3% (près de 40% chez les moins de 25 ans) alors qu’il était de 13,7% il y a un an ; en Grèce il est de 25,4% (plus de 50% parmi les jeunes), 18,4% à la même époque en 2011 ; dans l’État Espagnol le taux de sans-emploi est de 26,2% (50% parmi les jeunes), il était de 22,7% il y a un an.
Les travailleurs dans l’Etat Espagnol connaissent, avec la complicité de la bureaucratie syndicale, la plus forte chute de leur pouvoir d’achat depuis 27 ans, dans un contexte où les perspectives restent sombres : « après cinq ans de crise économique, la situation est de plus en plus insoutenable pour un plus grand nombre de personnes. (…) Pour la première fois depuis 25 ans, on a dépassé la barre des deux millions de sans-emploi sans aucun droit aux allocations chômage. Près de 1,7 millions de foyers ont tous leurs membres au chômage, 312 700 de plus que l’année dernière. Les retraités sont devenus la principale source de revenus pour des milliers de foyers, mais l’aide des parents en tant que filet de sécurité économique commence à s’épuiser. Et les retraités doivent faire face à des dépenses de plus en plus grandes… » [1] .
Dans ce pays le gouvernement de Mariano Rajoy a fait voter en février dernier une loi de flexibilisation du travail mettant en cause les CDI, rendant plus facile et moins couteux pour les patrons de licencier, diminuant la période d’indemnisation du chômage et en éliminant pratiquement les conventions collectives, entre autres. Bref, il s’agit d’une attaque frontale contre les travailleurs. Face au mécontentement de la base, les bureaucraties syndicales de Comisiones Obreras (CCOO) et de l’Unión General de los Trabajadores (UGT) ont dû appeler à une journée (isolée et sans perspectives) de grève générale le 29 mars dernier. Cela ne les empêche pas pour autant de suivre le plan fixé par le gouvernement et le patronat : « aussi bien le gouvernement que les partenaires sociaux poursuivaient le même but : la dévaluation interne. Autrement dit, face à l’impossibilité d’avoir une politique monétaire propre et une monnaie nationale à dévaluer pour que les entreprises gagnent en compétitivité, il fallait contenir les salaires et les prix. Un chemin plus long et douloureux pour faire en sorte que les exportations deviennent le moteur de l’économie espagnole. La première partie du plan [la « contention » des salaires] est en train d’être réalisée. Certains experts disent même qu’il est possible qu’elle soit allée au-delà de ce qu’indiquent les chiffres puisque les travailleurs qui ne sont pas soumis à des conventions collectives ne peuvent bénéficier d’aucun réajustement salarial, selon les lois du travail » [2]. Par contre, la partie « contention des prix » est un échec total, l’inflation se situant pour 2012 à hauteur de 3,4%. La Banque d’Espagne a même appelé officiellement les patrons à maintenir le niveau des prix en dépit de leurs marges.
En Grèce, alors que le pays va rentrer dans sa sixième année consécutive de récession, que le poids de la dette risque d’être de 190% du PIB d’ici 2014 (alors que les estimations lors du premier mémorandum en 2010 évoquaient un ratio de 150% du PIB) et que le PIB a chuté de 19% depuis 2009 (il est passé de 211 milliards d’euros à 171 milliards), le gouvernement vient de voter un nouveau plan d’austérité de 18 milliards d’euros d’ici 2016 pour continuer à bénéficier de « l’aide » internationale, qui ne sert finalement qu’à sauver les banquiers et les spéculateurs sur le dos des masses. En effet, ce nouveau train d’attaques du gouvernement touchera particulièrement les retraités, les salaires des fonctionnaires et employés de l’Etat et les dépenses dans les services publics ; l’âge de départ à la retraite a été repoussé à 67 ans au lieu de 65 et des mesures supplémentaires de flexibilisation du marché du travail ont été introduites. Le tout alors qu’un cinquième des familles vit dans la pauvreté (familles de quatre personnes vivant avec moins de 13 842 euros par an).
Si pour la Troïka et les bourgeoisies des puissances impérialistes centrales de l’UE la Grèce, ainsi que les autres pays frappés durement par la crise, constituent une sorte de « laboratoire » pour mesurer jusqu’où ils peuvent aller dans les attaques contre les acquis du mouvement ouvrier et populaire, pour les capitalistes nationaux aussi, la crise représente une « opportunité ». Le vice-ministre grec du développement économique, Notis Mitarachi, l’exprimait clairement il y a quelques jours seulement : « Nous sommes en train de retrouver la stabilité budgétaire et la compétitivité. Ces deux facteurs constituent les fondations de la Grèce nouvelle qui sera davantage tournée vers l’extérieur (…) Nous voulons devenir une économie largement dominée par le secteur privé. Nous avons déjà réalisé beaucoup de réformes dans ce sens. Les privatisations et la réduction de la voilure de l’Etat vont compléter la mutation. Dans les dix prochaines années, les privatisations correspondront à 25 % du PIB. Les privatisations deviendront ainsi un catalyseur pour les activités privées. D’ores et déjà , après les mesures de discipline budgétaire, les dépenses publiques sont parmi les plus faibles en Europe relativement au PIB. Nous allons supprimer 150 000 postes de fonctionnaire, nous avons baissé la masse salariale et réduit les dépenses publiques. Le moteur de la croissance sera le secteur privé » [3].
Mais cet optimisme d’exploiteur ravi à l’idée d’une « économie tournée vers l’extérieur » se heurte à la réalité d’une crise qui ne fait que s’approfondir... et que les mesures d’austérité ne font qu’aggraver ! Ainsi, la contraction de l’offre de crédit conduit à ce que « des pans entiers de l’économie grecque [soient] à l’arrêt non parce qu’ils n’ont pas de clients (en particulier à l’export) mais parce qu’ils ne peuvent plus financer le cycle de production. Dans le même temps, d’autres secteurs sortent ainsi de l’économie officielle du fait du développement du troc. En fait, on peut considérer qu’un tiers de la population ne survit que par le troc ou des systèmes de paiements locaux. Cela signifie qu’une partie de la Grèce est - dans les faits - sortie de la zone Euro. Ce phénomène semble être en train de s’accélérer. Il devrait provoquer à relativement court terme un effondrement des ressources fiscales, qui sont bien entendu payées en euros » [4].
Au Portugal, la situation pour les travailleurs n’est pas meilleure. Le gouvernement qui entendait augmenter les cotisations pour la sécurité sociale de 7% pour les travailleurs, pour compenser la réduction de 5% sur les charges patronales, a dû reculer à la mi-septembre face à la mobilisation massive [5]. Mais il est revenu à la charge et il y a quelques jours on a fait voter au Parlement des mesures d’austérité qui comportent notamment une augmentation des impôts de 30% et l’élimination de tranches intermédiaires. Résultat : les classes populaires auront à payer plus d’impôts. Cette mesure, parmi d’autres, a été mise en place pour compenser la baisse des cotisations patronales qui a été maintenue dans le plan du gouvernement, même si le transfert de charges sur les cotisations des travailleurs a été annulé. En effet, la baisse du « coût du travail » est un objectif fondamental pour la bourgeoisie portugaise. Comme l’exprime le journal par excellence de la City de Londres, le Financial Times, dans un éditorial : « la tentative du gouvernement [portugais] de faire baisser les cotisations patronales à la sécurité sociale est louable. Son effet immédiat aurait été de rendre le Portugal plus compétitif sur le marché international. Même si le coût du travail a commencé à baisser depuis le début de la crise, il reste trop élevé encore. (…) Ce que Lisbonne ne devrait cependant pas faire c’est de diminuer l’ambition de son plan. La création de postes de travail ne sera relancée que si les cotisations patronales à la sécurité sociale sont abaissées significativement » [6].
Ce que montrent ces exemples c’est que les bourgeoisies nationales, en même temps qu’elles sont complices de la Troïka, vont essayer, au cours de cette crise historique du capitalisme, d’avancer le plus possible dans la remise en cause des acquis sociaux du mouvement ouvrier et populaire. Il s’agit pour la bourgeoisie de dire que « l’État providence » ne lui est plus fonctionnel, et que son plan actuel pour augmenter son niveau de profit, ou au moins le maintenir, c’est de le démanteler. Dans sa recherche de nouvelles sources de valorisation du capital, le patronat vise à intervenir dans des secteurs occupés jusqu’à présent majoritairement par l’État, comme la santé ou l’éducation, et à augmenter le taux d’exploitation de la force de travail. Évidemment, il serait illusoire de croire que cela va se cantonner aux seuls pays du Sud de l’Europe. Au contraire, c’est un plan stratégique pour toutes les bourgeoisies impérialistes en concurrence les unes avec les autres pour s’arracher des parts de marché.
En effet, les pays les plus puissants d’Europe, Allemagne en tête, mais pas seulement, sont des acteurs importants des plans d’ajustement dans les pays d’Europe du Sud, ainsi que de la restructuration des secteurs bancaires. C’est aussi l’expression, à échelle intra-européenne, de la concurrence inter-impérialiste à échelle mondiale. Pouvoir compter avec une main d’oeuvre bon marché et hautement qualifiée au sein même de l’UE, constituerait effectivement un avantage important pour les multinationales des pays impérialistes centraux. Ainsi, dans l’Etat Espagnol « la destruction massive d’emplois depuis 2008, puis une réforme visant à rendre plus flexible le marché du travail en début d’année ont fait baisser les coûts unitaires du travail. Résultat : ""la main-d’oeuvre espagnole est actuellement 30 % moins chère que la moyenne de la zone euro, pour une productivité moindre de seulement 10 %’’ (…) Forcément, un tel avantage comparatif finit par se voir. (…) La semaine dernière, la décision de Renault de créer 1.300 emplois en Espagne - en échange d’un accord salarial prévoyant notamment une nouvelle grille pour les salaires d’embauche, démarrant à 72,5 % du salaire d’un agent qualifié - en est un autre. (…) Ford et PSA Peugeot Citroën ont prévu une augmentation de la production de l’autre côté des Pyrénées au détriment d’autres sites européens. ""L’Espagne peut aspirer à devenir l’usine de l’Europe’’ » [7].
Une situation qui pousse les masses à la lutte
Pendant longtemps, au moins depuis le milieu des années 1980, des pays comme le Portugal ou l’État Espagnol n’étaient pas du tout sur le devant de la scène de la lutte de classes de grande ampleur. En Grèce, par le poids relatif des courants de la gauche radicale et du mouvement syndical, la situation était un peu différente sur ce plan. Dans ce pays, les mobilisations, les grèves générales et les luttes ont démarré très rapidement, alors que les premiers effets des « mesures d’austérité » commençaient à peine à se faire sentir… même si, malgré l’héroïsme de la jeunesse précarisée et des travailleurs qui se sont mobilisés en masse jusqu’à aujourd’hui, ils n’ont pour l’instant pu faire reculer le gouvernement et la Troïka sur aucune de leurs mesures.
Le fait est qu’aujourd’hui on commence à être habitué à ce qu’il y ait des grèves, des mobilisations massives et même parfois des affrontements avec les forces répressives au Portugal, et surtout dans l’État Espagnol. En effet, « le point d’inflexion, l’étincelle, a été le mouvement du 15-M, à partir de l’occupation de la Puerta del Sol de Madrid le 15 mai 2011 autour d’un diffus mais très fort sentiment d’indignation pour la détérioration économique et sociale, affirment la directrice du Laboratoire de la Fundación Alternativas, Belén Barreiro, et le professeur de sociologie de l’université Carlos III de Madrid, Daniel Kaplún. Cela, en plus d’engendrer des mouvements importants rencontrant beaucoup de succès (…) a joué un rôle de ""prise de conscience que pour améliorer les choses, les voies institutionnelles n’étaient plus utiles’’ » [8].
Cette multiplication des luttes est le résultat des pénuries et des souffrances quotidiennes des travailleurs et des couches populaires dans ces pays durement touchés par la crise. Dans l’État Espagnol, l’un des visages les plus barbares de la crise s’exprime par les expulsions des personnes n’ayant pas pu continuer à payer les hypothèques de leurs logements. En effet, le problème des « desahucios » (expulsions des logements) est très ressenti par les masses du pays, notamment parce que « depuis 2008, il y a eu dans l’Etat Espagnol entre 350.000 et 400.000 expulsions et le rythme s’est accéléré ces derniers mois. Au deuxième trimestre de 2012 on a atteint un nouveau record avec 47 943 expulsions, c’est-à -dire une moyenne de 526 expulsions par jour » [9]. Cela alors que plus de 3,4 millions de logements sont aujourd’hui vides dans l’État Espagnol !
Le mois dernier au Pays Basque, le suicide d’une dame de 53 ans qui allait être expulsée a provoqué une grande émotion dans le pays et relancé le mouvement contre les expulsions, obligeant même le gouvernement à décréter un moratoire de deux ans sur les expulsions. Ce cas dramatique est le dernier de toute une série de suicides ou de tentatives de suicides comme forme désespérée de protestation contre cette violence faite aux plus démunis. En effet, pendant de longues années, la bourgeoisie de l’État Espagnol a trouvé une source de revenus et de valorisation du capital en investissant dans la spéculation immobilière. Profitant du crédit bon marché, elle a incité les travailleurs à s’endetter pour accéder à la propriété de leur logement. Maintenant que la crise frappe durement, cette même bourgeoisie vient réquisitionner [10] à travers ses banques les logements des travailleurs et des couches populaires qui ne peuvent plus payer.
Quant à la situation en Grèce, on avait déjà signalé la forte dégradation du niveau de vie des masses il y a quelques mois [11], mais depuis la situation n’a pas changé, et elle s’est même empirée. Pour illustrer cette décomposition sociale qui s’accompagne d’un certain cynisme obscène de la part des classes dominantes, signalons que depuis le mois d’octobre le gouvernement a autorisé la vente de produits alimentaires périmés pour les pauvres ! Une autre donnée terrible de la dégradation de la situation dans le pays est l’augmentation du nombre de nouveaux contaminés par le VIH : alors qu’en 2009 on avait enregistré 426 nouveaux cas, en 2010 leur nombre est passé à 526, en 2011 à 809 et entre janvier et octobre 2012 on a enregistré 1049 nouveaux cas ! Comme certains spécialistes le signalent, outre l’augmentation de la prostitution, ce chiffre s’explique plutôt par l’augmentation des cas d’infection parmi les toxicomanes, ce qui est aussi une conséquence de la crise : alors qu’en 2009 on avait détecté seulement 14 nouveaux cas parmi cette population, en 2012 le chiffre est de 487 [12].
Depuis la rentrée de septembre, les travailleurs et les masses du Portugal ont eux aussi commencé à faire parler d’eux. C’est en effet grâce à une manifestation massive de 700 000 personnes dans tout le pays (pour une population totale d’un peu plus de 10 millions) qu’ils sont parvenu à faire reculer le gouvernement sur les mesures que nous avons évoquées plus haut d’augmentation des cotisations sociales payées par les travailleurs, et de réduction de celles payées par le patronat. L’Institut National de Statistiques (INE) vient de publier des données officielles sur l’emploi qui montrent qu’aujourd’hui plus de la moitié de la population active (2,9 millions de personnes sur 5,5 millions) sont soit au chômage soit en emploi précaire (CDD, temps partiel, etc.). D’après l’ACP-PI (Association de Combat contre la Précarité-Précaires Inflexibles), depuis que l’arrivée de la Troïka au Portugal en mars 2011, 90 000 CDD ont été éliminé, et on compte 33 000 emplois à temps partiel et 316 000 chômeurs supplémentaires.
Le 14N, la traduction « continentale » de la politique criminelle des bureaucraties syndicales sur le plan national
Dans ce contexte d’attaques sans répit de la part de la bourgeoisie, de ses gouvernements et de la Troïka, et alors que le mécontentement et l’envie de lutter des travailleurs et des classes populaires se font entendre de plus en plus fort, les bureaucraties syndicales de différents pays européens ont été contraintes de convoquer une « journée d’action » au niveau du continent. Au total, 15 pays ont suivi cet appel. Au Portugal, dans l’État Espagnol, en Chypre et à Malte, cette journée fut marqué par la grève générale, tandis qu’en Italie et en Grèce on a cessé le travail pendant 4 et 3 heures respectivement. Dans presque une dizaine de pays on a pu voir des mobilisations, plus ou moins importantes [13].
Cette journée en elle-même a un aspect intéressant : elle démontre la tendance/envie de la part de la base d’aller vers une plus grande coordination des actions de défense à l’échelle du continent ou du moins d’une série de pays durement touchés par la crise capitaliste. Cependant, elle est aussi le reflet au niveau continental de la politique néfaste des bureaucraties syndicales qui se contentent de convoquer de temps en temps des « journées d’action » ou de grève, isolées et sans perspectives, pour faire baisser la pression de la base et ne pas se faire déborder par celle-ci. Il est évident qu’avec cette politique il est impossible de faire reculer les capitalistes et leurs gouvernements.
Le cas le plus emblématique de cette politique est sans nul doute la Grèce. Dans ce pays, on a déjà perdu le compte des journées isolées de grève générale de 24 ou 48 heures que les directions syndicales ont convoquées. Rien que depuis la rentrée de septembre, quatre de ces journées ont eu lieu. C’est précisément cette politique traîtresse qui représente le principal obstacle à un mouvement de grève générale indéfinie. Si, au lieu de faire vingt journées de grève générale dispersées, les travailleurs avaient fait vingt jours de grève générale continue, on peut penser qu’ils auraient pu faire reculer, au moins partiellement, sur certains points, le gouvernement et la Troïka.
Dans l’État Espagnol et au Portugal cette question se pose également. Dans le cas de la réforme de flexibilisation du travail de Mariano Rajoy dans l’Etat Espagnol, qui constitue une attaque brutale et directe contre les travailleurs, les bureaucrates de CCOO et UGT persistent dans une politique qui désarme le mouvement ouvrier pour se défendre. Depuis que cette loi a été voté ils n’ont appelé qu’à deux grèves générales (l’une en mars... et l’autre le 14 novembre !) et à quelques « manifestations du dimanche ». Ignacio Toxo, leader de CCOO, a même déclaré en février de cette année que sa position était de négocier avec le gouvernement et que la « dernière chose dont a besoin le pays c’est d’un conflit social profond » ! Cette stratégie des grèves isolées, en saute-moutons, est un obstacle pour la construction d’une grève plus longue et continue. C’est aussi une façon, pour les directions syndicales, d’empêcher que les éléments réels d’auto-organisation ou d’action directe des travailleurs (piquets de grève dans l’État espagnol par exemple) ne se structurent et ne prennent le pas sur les directions pour définir l’orientation du mouvement de résistance à mener.
En réalité, les bureaucrates syndicaux partagent l’idée que le système capitaliste est un horizon indépassable pour les travailleurs et qu’il faut simplement négocier pour avoir quelques concessions de la part des capitalistes. C’est cela qui les amène à concorder avec l’objectif bourgeois de « l’augmentation de la compétitivité des entreprises nationales », et à n’avoir pour seule revendication que la demande de négociation. Leur « modèle » est celui des pays scandinaves où règne la « flexisécurité ». Un projet ouvertement de collaboration de classes qui a besoin du rôle fondamental des bureaucrates. Comme l’explique Niels Westergard-Nielsen, professeur à l’Université Aarhus au Danemark et consultant à la Banque Mondiale : « les nordiques ont opté pour un modèle de coopération avec les syndicats. (…) Dans plusieurs commissions gouvernementales auxquelles j’ai participé, on a visité certaines entreprises où il y avait toujours le PDG et le représentant des travailleurs et parfois il était difficile de faire la différence entre les deux » [14]. Si en temps de « paix sociale » cette orientation est déjà criminelle, dans une période de crise économique, alors que les gouvernements détruisent les acquis sociaux des travailleurs, et dans le contexte de l’Europe du Sud où les bourgeoisies, plus faibles qu’au Nord, n’ont rien à redistribuer, elle est en plus une illusion réactionnaire.
C’est bien la bureaucratie syndicale avec les divisions et dispersions qu’elle impose qui constitue aujourd’hui l’un des obstacles les plus importants pour la lutte du mouvement ouvrier en Europe. Cela constitue un facteur de démoralisation et de désespoir pour les masses, et ainsi participe à la préparation d’un terrain propice au surgissement et développement de tendances ultraréactionnaires comme c’est le cas du groupe néo-nazi Aube Dorée en Grèce.
Crise des régimes de la « transition »
« ""Nous nous dirigeons vers une époque de grands conflits et de perte d’influence des partis politiques [bourgeois]’’ (…) ""La société occidentale doit comprendre que la stabilité n’est pas garantie’’ (…) …les partis [bourgeois] doivent faire face à cette situation ou ""l’on se trouvera face à des sociétés instables, dans lesquelles le mécontentement est difficile à canaliser’’, ce qui laisse libre le chemin à la montée des mouvements extrémistes et populistes. Et si le gouvernement considère qu’il s’agit d’un problème d’ordre public et envoie les forces antiémeutes, un mouvement pacifique comme celui en cours peut devenir violent. (…) Les mobilisations vont aller plus loin. ""Cette situation ne va pas s’arrêter en revendiquant le retour à ce que l’on avait avant, un retour en arrière est impossible ; il va y avoir un nouveau modèle de société, que je ne sais pas lequel sera, mais je crois qu’il n’y a que deux issues, soit l’ultra-droite l’emporte, soit c’est la gauche qui l’emporte’’ » [15].
Voilà le constat, amer il faut le dire, que fait José Félix Tezanos, professeur de sociologie à l’Universidad Nacional de Educación a Distancia (Uned) sur la situation dans l’État Espagnol. Mais l’avertissement qu’il lance aux partis du régime pointe une question réelle : la crise est en train de remettre en cause le régime politique mis en place depuis la chute de la dictature franquiste sans qu’il y ait encore des alternatives politiques bourgeoises claires. Et cela est encore plus vrai pour le cas de la Grèce où le bipartisme instauré depuis les années 1970 a déjà fait faillite.
La coalition ND-PASOK-DIMAR, le dernier gouvernement des plans d’ajustement de la Troïka ?
Un des éléments politiques les plus marquants des conséquences de la crise en Grèce est sans doute l’effondrement du bipartisme instauré après la chute de la dictature en 1974. C’est surtout le « flanc gauche » du régime, le PASOK, qui a coulé, même si la droite, Nea Demokratia (ND), a aussi perdu beaucoup d’influence et est de plus en plus discréditée. On a vu ainsi émerger à gauche des forces réformistes, comme SYRIZA qui, selon les sondages concernant les intentions de vote, serait aujourd’hui le principal parti politique grec, mais aussi à droite, où divers partis national-populistes et xénophobes se sont affirmés, comme celui des Grecs Indépendants ou bien le parti néo-fasciste Aube Dorée. Celui-ci a connu une progression fulgurante et serait actuellement la troisième force politique du pays par les intentions de vote si des élections avaient lieu aujourd’hui.
Après les élections de juin dernier [16], où ND est arrivée en tête juste devant SYRIZA, la bourgeoisie a pu former une coalition gouvernementale pour continuer à appliquer les plans de la Troïka et ne pas se couper des « partenaires internationaux », avec le PASOK et DIMAR (Gauche Démocratique) - une rupture de droite de SYRIZA dirigée par Fotis Kouvelis. Le caractère de cette alliance exprime bien la dégradation du régime politique traditionnel : pour faire face à une option réformiste de gauche arrivée en deuxième position, la bourgeoisie doit avoir recours à l’union des deux piliers du bipartisme, ses « pattes » gauche et droite, avec une petite formation réformiste (quoique assez droitière) appartenant normalement à ce que certains appellent « la gauche de la gauche ».
C’est évidemment une alliance très fragile, instable et donc vouée à l’éphémère. Cela s’est vu d’ailleurs lors du vote au Parlement du troisième mémorandum le 7 novembre dernier. Celui-ci prévoyait 18 milliards d’euros d’économies dans la période 2013-2016. Alors que les voix de la coalition gouvernementale au Parlement rassemblent théoriquement 176 députés sur 300, le texte n’est passé qu’avec 153 car les députés de DIMAR et certains du PASOK se sont abstenus. Sans doute la pression de la rue a joué un rôle : le jour du vote entre 70.000 et 100.000 personnes manifestaient à l’extérieur du parlement, lors de la deuxième journée de grève générale convoquée par les syndicats. Les quotidiens grecs parlaient « d’une victoire à la Pyrrhus » ; on spéculait déjà sur de nouvelles élections et sur une suspension du versement de la prochaine tranche du prêt de la Troïka dont une des conditions était le vote de ce nouveau train de mesures d’austérité et du budget pour 2013.
Cependant, malgré leur abstention au vote sur les coupes dans les dépenses pluriannuelles, les députés de DIMAR ont maintenu leur soutien au gouvernement et ont voté le dimanche 11 novembre, le budget 2013 qui stipulait des économies à hauteur de 9 milliards d’euros. Cela a permis à Antonis Samaras (premier ministre grec, ND) d’avoir un certain répit et de soit-disant « recomposer la cohésion » de la coalition dirigée par lui. En réalité, la fragilité du gouvernement grec est évidente et de nouveaux pics de la lutte de classes pourraient le mettre à l’épreuve très prochainement.
Mais si le gouvernement ND-PASOK-DIMAR ne parvient pas à se stabiliser, quels sont les alternatives pour la bourgeoisie grecque et la Troïka ? Il est effectivement possible que, comme certains analystes commencent à le suggérer, ce gouvernement soit le dernier « gouvernement des plans d’ajustement de la Troïka » en Grèce. Mais alors, quelles seraient les options de gouvernement pour la bourgeoisie grecque ? Il n’est pas à écarter la possibilité d’un défaut, d’un retour à la monnaie nationale, d’une forte dévaluation et peut-être même d’une sortie de l’UE, combinés à un coup d’État ou un tour de force instaurant un gouvernement de type bonapartiste de droite, voire même fascisant. Cela dit, les capitalistes pourraient aussi opter pour une voie plus « front-populiste » où SYRIZA pourrait alors jouer un rôle prépondérant.
Cette perspective semble d’autant plus envisageable que depuis les élections de juin on note une droitisation du discours de SYRIZA [17], une tentative claire et consciente d’apparaître comme une alternative crédible pour le système. Ainsi lors d’un meeting à Thessalonique le 15 septembre, Alexis Tsipras déclarait : « ""dans cette élection [les élections de juin], nous avons perdu l’opportunité de disposer d’un gouvernement capable d’obtenir tout ce à quoi le peuple grec a droit, et ce que d’autres ont obtenu lors du dernier sommet [européen] du 26 juin’’. Par exemple, ""le Premier ministre d’Italie’’, qui ""a obtenu la recapitalisation directe des banques sans aucune charge sur la dette publique’’ ! Cet éloge du banquier italien et Premier ministre, Mario Monti, a été l’une des premières réponses lors de la conférence de presse. Un accord ayant conduit l’Italie vers le Calvaire du Mémorandum, comme cela ressort clairement des décisions de ce sommet, est présenté comme une victoire ! » [18].
La volonté de SYRIZA de se présenter comme parti capable de gouverner « maintenant et tout de suite » est si forte que ses dirigeants n’osent même pas envisager leur arrivée au pouvoir autrement que par des voies institutionnelles. Le fameux « gouvernement anti-austérité » n’est jamais pensé en dehors du système capitaliste, ni même en dehors du cadre de l’UE et de l’euro : « ""Le rôle de SYRIZA aujourd’hui n’est pas de dissoudre l’unité européenne. SYRIZA devrait aider à corriger la voie tortueuse de l’intégration européenne, qui a jusqu’à présent été déterminée par les intérêts dominants’’ [Tsipras]. Son euro-loyauté et sa volonté de démontrer une attitude « responsable » l’ont également conduit à se réunir avec le chef du groupe d’intervention européen, Horst Reichenbach. La délégation de SYRIZA l’a assuré de ""son intention de maintenir des contacts permanents avec les institutions de l’UE’’ » [19]. Comme on voit, les positions de SYRIZA n’aident en rien les travailleurs et les couches populaires à avancer vers la conviction qu’il est possible et qu’il faut en finir avec ce système et lutter pour leur propre pouvoir. Au contraire, les dirigeants de SYRIZA, au mieux, sèment des illusions vis-à -vis des institutions bourgeoises nationales et européennes, au pire, jettent des secteurs importants d’ouvriers et des masses dans la démoralisation complète, voire dans les bras d’Aube dorée !
Etat Espagnol : crise du bipartisme PP-PSOE et renforcement des tendances centrifuges
Dans l’Etat Espagnol on commence à voir des signes importants d’affaiblissement du bipartisme PP-PSOE et une tendance grandissante à la progression des demandes démocratico-nationales, notamment au Pays Basque et en Catalogne.
En effet, comme en Grèce, c’est le « flanc gauche » du bipartisme (le PSOE) qui subit les premières conséquences de cette perte de légitimité parmi les masses. Au pouvoir au début de la crise, c’est le PSOE qui a appliqué les premières attaques contre les conditions de travail et de vie des masses laborieuses et populaires. Mais maintenant que le « flanc droit » (PP) est au pouvoir, et applique lui aussi des attaques contre les masses, il connait lui aussi une chute importante de sa popularité. Ainsi, depuis les élections générales du 20 novembre 2011, ces deux partis ont perdu à eux deux 19% des intentions de vote. Si le PP au pouvoir perd 13%, le PSOE, qui pourrait pourtant bénéficier du mécontentement avec le PP, continue à chuter (-6%), alors que les résultats du 20 novembre étaient déjà son pire résultat électoral. Selon ces mêmes sondages, 91% des répondants font peu ou pas de confiance à Rajoy, chef du PP, et pour Rubalcaba, chef du PSOE, ce chiffre est de 84% (80% parmi les sympathisants et votants PSOE).
Dans les élections régionales, ces tendances au niveau de l’État se sont exprimées parfois de façon plus complexe. En effet, lors des élections en Asturies et en Andalousie, le PSOE a été favorisé, dans un cas, par la division de la droite et, dans l’autre, par la montée des réformistes d’Izquierda Unida (IU) qui ont finalement formé un gouvernement avec le PSOE andalou. Dans le cas des élections en Galice, fief historique du PP, c’est la droite qui a réussi à maintenir sa majorité et le PSOE s’est effondré à la faveur de la formation réformiste de gauche Alternativa Galega de Esquerda qui a occupé la deuxième place.
On voit aussi que la chute du PSOE commence à se traduire électoralement par la montée d’options de la gauche réformiste. Précisément, au Pays Basque et en Catalogne l’effondrement des PS locaux s’exprime par la monté de formations nationalistes réformistes. C’est le cas notamment de la coalition de la gauche indépendantiste au Pays Basque, BILDU, qui a obtenu un très bon résultat aux élections régionales avec 275 000 voix, répétant presque les résultats des élections générales du 20 novembre 2011. Le vainqueur des élections régionales a été le principal parti de la bourgeoisie basque, le Parti National Basque (PNV), mais au prix d’opérer un tournant discursif « nationaliste ». Cependant, sur ce point, aussi bien BILDU que le PNV sont en train de « modérer leur discours de façon accélérée, renforçant les appels à résoudre la question nationale basque à travers d’une négociation avec l’État Espagnol et même en enlevant de leur programme la revendication de l’organisation d’un référendum sur le droit d’auto-détermination » [20].
En Catalogne, le parti traditionnel de la bourgeoisie catalane, Convergència i Unió (CiU), voulant capitaliser, et en quelque sorte canaliser électoralement, les mobilisations massives pour le droit démocratique à l’auto-détermination lors de la Diada (fête nationale de la Catalogne) le 11 septembre dernier, avait convoqué à des élections anticipées pour « renforcer sa majorité » et « avancer vers le référendum » sur la question nationale. C’était un défi direct contre Mariano Rajoy et son tournant « centralisateur », le PP et le secteur souverainiste. Or le résultat des élections ont marqué l’échec du pari de CiU, son arrivée en tête de l’élection. En effet, le « bloc national » (tous les partis nationalistes catalans, toutes tendances confondues) n’a progressé que de très peu (un député de plus) et le « bloc espagnoliste » progresse de 7 députés. Par contre, ce qu’il y a vraiment eu c’est une reconfiguration du « bloc national » avec « un déplacement vers des positions plus ouvertement indépendantistes et vers des options plus réformistes de gauche et de la nouvelle gauche ""anticapitaliste’’. La ""crainte’’ de [Arthur] Mas [21] que le flanc gauche de l’indépendantisme catalan se renforce, s’est confirmée (…) Tout cela montre que la Catalogne vit une polarisation grandissante autour de la question nationale » [22].
Avant les élections, les sondages annonçaient un effondrement du PS catalan. Celui-ci s’est effectivement effondré, perdant 8 députés. Ici aussi, outre la traditionnelle Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), ce sont des options de « la gauche de la gauche » comme ICV-EUiA (Verts et Izquierda Unida) et les Candidaturas de Unitat Popular (CUP) [23] qui ont marqué des points pendant ces élections - même si cette progression semble plus découler du tournant « nationaliste » qu’a pris le débat que de la chute du PSC. En réalité la polarisation autour de la question nationale semble avoir plutôt « limité la casse » pour le PSC, qui n’est pas pour l’indépendance.
Quant à la polarisation à droite, elle n’a, pour le moment, qu’une expression électorale marginale. Cependant, elle s’exprime « à travers d’autres voies comme la radicalisation des milieux conservateurs et leur opposition par la droite au gouvernement de Mariano Rajoy, l’apparition de nouvelles formations de droite populiste comme celle de l’ex banquier Mario Conde et certaines manifestations - les plus importantes étant celle pour l’Hispanité à Barcelone le 12 octobre dernier et celle contre l’avortement le 7 octobre à Madrid - et actions violentes - comme l’attaque contre une réunion publique de BILDU à l’Université de Saragosse » [24].
En tout cas, le tournant plus « nationaliste » des principaux partis de la bourgeoisie catalane et basque est aussi l’expression des fissures du régime instauré en 1978. En effet, ce tournant s’opère face à l’affaiblissement de la légitimité des partis centraux du bipartisme. CiU et PNV veulent se démarquer d’eux tout en essayant de mieux se repositionner pour négocier avec le « centre », ce qu’ils ne peuvent faire qu’en adoptant un discours nationaliste. Sur ce dernier point, le virage plus « centralisateur » de Mariano Rajoy leur offre une bonne opportunité. Or, aussi bien CiU que PNV constituent des éléments fondamentaux du régime de l’État et des autonomies ; ce sont eux qui appliquent aujourd’hui, en étroite collaboration avec le PP, les durs plans d’ajustement contre les travailleurs et les masses populaires en Catalogne et au Pays Basque. En ce sens, leur virage à « l’indépendantisme » affaiblit d’avantage le régime de 1978. En outre, l’échec de la tentative de CiU de renforcer sa majorité aux élections peut ouvrir une crise en son sein, affaiblissant ainsi une des composantes « nationalistes » fondamentales du régime.
Aube Dorée et Cie, il faut écraser le danger fasciste !
L’autre aspect de la crise capitaliste et de ses conséquences sur les régimes politiques, c’est la progression des partis de droite xénophobe et populiste, comme le FN en France ou le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, et des groupes néo-fascistes comme Aube Dorée en Grèce ou le Jobbik hongrois (disposant, dans les deux derniers cas, de groupes parlementaires). En effet, en période de crises économique, politique et sociale profonde comme celle que nous traversons, le développement de tendances réactionnaires ouvertement fascisantes, mais aussi de tendances réformistes de gauche, expriment en général l’incapacité du prolétariat à se présenter comme une alternative crédible contre la bourgeoisie et à son système face à la petite-bourgeoisie et aux couches populaires. Mais alors que la progression du réformisme exprime en quelque sorte, comme dirait Trotsky, « l’espoir confus » parmi les masses petite-bourgeoises, mais aussi parmi des larges couches du prolétariat, le fascisme exprime au contraire le « désespoir de la nation ».
Dans l’exemple de la Grèce, cette dynamique est assez claire. En effet, dans une première étape d’essor des luttes contre les attaques du gouvernement et la Troïka, on a pu voir comment les partis réformistes (SYRIZA, DIMAR et même le KKE) montaient dans l’opinion publique parmi les masses. Aube Dorée n’était alors perçue que comme un groupuscule marginal semi-criminel (ce qu’il continue à être dans une certaine mesure) ; le LAOS, le parti d’extrême droite alors représenté à l’Assemblée, avait même vu sa popularité chuter fortement après son entrée au gouvernement. Cependant, quand les mobilisations isolées, dispersées et sans perspectives ont commencé à montrer leur incapacité à faire reculerle gouvernement, les néo-nazis ont commencé à progresser. Certes, c’est aussi à ce moment qu’une grande partie des travailleurs et des masses espéraient qu’un bon résultat aux élections, voire un gouvernement, de SYRIZA pouvaient être une solution.
C’est dans ce contexte où régnait un certain sentiment d’impuissance des masses, que Aube Dorée s’est senti à l’aise pour mener plus ouvertement des attaques contre des travailleurs immigrés dans les centres urbains. En effet, la Grèce étant une porte d’entrée et lieu de passage pour beaucoup d’immigrés voulant rejoindre un pays de l’UE de la zone Schengen, des milliers y attendent une opportunité pour passer dans un autre pays (c’est notamment le cas de la ville portuaire de Patras où des milliers d’immigrés attendent quotidiennement l’opportunité de passer en Italie à bord d’un bateau). Mais en attendant, ils cherchent à se faire embaucher sur place ou à se procurer une activité leur permettant de survivre. Or, avec l’explosion du chômage en Grèce et une grande décomposition sociale, les immigrés vont devenir le « bouc émissaire » et le fond de commerce électoraliste d’un large éventail de partis politiques.
Dans cette ambiance, les attaques des « milices » d’Aube Dorée contre ces travailleurs, mais aussi contre des homosexuels ou contre certains militants de gauche et syndicalistes, sont devenues monnaie courante et se sont en quelque sorte banalisées. Une des images les plus frappantes étant celle où l’on voit sur une vidéo des militants fascistes demander des papiers aux vendeurs étrangers sur un marché pour « vérifier qu’ils sont en règle » et ensuite détruire violemment des stands de certains d’entre eux qui ne seraient pas en règle [25]. Il est inutile de dire que ces actions fascistes comptent sur la totale complicité de la police - où Aube Dorée est d’ailleurs bien implantée - et des responsables politiques de certains partis bourgeois. Ces attaques médiatiques se combinent aussi avec des actions « d’assistance sociale exclusivement pour des Grecs » (dons d’aliments et de vêtements, « agence d’emploi pour les Grecs », etc.).
La réaction du mouvement syndical et des partis qui se réclament de la gauche radicale est très en deçà de qu’il faudrait faire contre cette menace envers l’ensemble des exploités et opprimés. Pour l’instant, quelques manifestations ont été organisées et certains groupes anarchistes ont même commencé à organiser des rondes sporadiques à moto ou vélo pour protéger les quartiers où habitent les travailleurs immigrés et leurs familles. Lors d’une de ces manifestations, des militants se sont fait arrêter par la police et ont ensuite été torturés dans les commissariats. Et au lieu d’organiser l’auto-défense ouvrière face au péril fasciste, SYRIZA en appelle à la police et au renforcement de ses actions !
C’est au mouvement ouvrier de prendre entre ses mains l’auto-défense contre les attaques des sbires fascistes. Il faut exiger aux directions syndicales, alliées aux partis qui se revendiquent de la classe ouvrière, d’organiser dans les entreprises, universités, lycées et quartiers populaires des groupes d’auto-défense. Les attaques qui se dirigent aujourd’hui contre les immigrés et les homosexuels peuvent très rapidement se diriger contre des piquets de grève et contre l’ensemble de la classe ouvrière. Les milices d’Aube Dorée peuvent devenir les milices du patronat pour casser la résistance des travailleurs et briser même leur organisation dans les différents lieux de travail.
Aujourd’hui, ni en Grèce, ni ailleurs en Europe, la bourgeoisie n’a pas encore opté pour cet affrontement direct et sans médiations contre la classe ouvrière qu’est le fascisme. D’ailleurs elle n’est même pas encore dans la situation de devoir choisir entre les deux formes de préserver ses privilèges : fascisme ou front populaire. Pour le moment, c’est le gouvernement de coalition ND-PASOK-DIMAR qui compte avec le total soutien de la bourgeoisie grecque et de ses alliés internationaux. Cependant, l’échec de ces médiations politiques pourrait accélérer les choses. De là l’importance de combattre les fascistes dès maintenant et surtout de s’organiser pour offrir une perspective révolutionnaire aux travailleurs et aux secteurs populaires de la société qui autrement pourraient être gagnés par les projets bourgeois du fascisme ou du front populaire.
Pour un programme ouvrier et populaire, révolutionnaire et anti-impérialiste de sortie de crise !
La bourgeoisie a recours aujourd’hui à des gouvernements classiques (Portugal, Etat espagnol) ou de coalition (Grèce) pour défendre ses intérêts et appliquer la politique brutale qu’elle met en oeuvre. Face au mécontentement multiforme que ces politiques d’ajustements et d’austérité génère, certains gouvernements n’hésitent pas à recourir à certains outils bonapartistes. Cela n’exclut pas qu’en cas de difficultés supplémentaires, la bourgeoisie ne doive pas en venir à opter pour d’autres options, que ce soit le Front populaire, de façon à canaliser un mouvement d’en bas qui deviendrait de plus en plus actif, ou en faisant le choix du fascisme au pouvoir, ce qui représenterait un coût politique élevé que le patronat d’Europe du Sud aujourd’hui n’est pas disposé à payer.
C’est pour cela que le prolétariat doit défendre un programme qui, loin de se contenter de dénoncer « la finance » ou de prôner la « défense de l’industrie nationale », remette en question les bases mêmes du système capitaliste. Un programme qui réponde au grand problème du chômage de masse en garantissant le partage du temps de travail sans perte de salaire entre tous ; la nationalisation et la mise sous contrôle et administration des travailleurs de toutes les entreprises qui ferment ou licencient massivement ; la révision générale et l’annulation des dettes des travailleurs et des couches populaires ; le non-paiement de la dette publique, l’expropriation des banques sans rachat ni indemnisation sous contrôle des travailleurs et la création d’une banque d’Etat unique ainsi que l’expropriation des grands groupes monopolistes qui détiennent les clés de l’économie. Il faut également lutter contre toutes les formes d’oppression de genre, raciale ou nationale. C’est pour cela qu’il est indispensable de dénoncer dans les pays impérialistes eux-mêmes la spoliation et les agressions contre les peuples dominés ainsi que les tentatives de semi-colonisation des pays les plus faibles de l’UE.
Pour lutter pour un tel programme il faut que les travailleurs s’organisent au sein de leur propre parti révolutionnaire, à échelle nationale et même européenne et internationale. Cela passe également par une lutte sans merci contre les bureaucraties syndicales réformistes et réactionnaires pour construire l’auto-organisation des masses dans les entreprises, lieux d’études et dans les quartiers populaires et disputer ainsi le pouvoir à la bourgeoisie nationale dans la perspective de la construction des Etats-Unis Socialistes d’Europe.
Philippe Alcoy
Source : http://www.ccr4.org/Crise-capitaliste-en-Europe-Tant-pis-pour-le-Sud
06/12/12