Entretien de Sinopolis avec Hugo Meijer, 7 juin 2012.
SinoPolis : Pourriez-vous résumer votre parcours ?
Hugo Meijer : J’ai commencé par un BA en Italie, avec une majeure en économie, puis j’ai fait un master en relations internationales à Johns Hopkins, dans ce cadre j’ai effectué une année à Bologne et une année à Washington. Je suis aujourd’hui doctorant à Sciences Po rattaché au CERI et à l’IRSEM et travaille sous la direction de Bertrand Badie.
SP : Dans quels courants théoriques vos travaux s’inscrivent-ils ?
HM : Dans ma thèse je pars de deux théories des relations internationales, le réalisme néoclassique et le libéralisme. Le réalisme néoclassique, même s’il prend en considération des variables internes, donne la primauté aux facteurs externes et considère que la politique étrangère est élaborée par une élite moniste, compacte et homogène. Le libéralisme considère de son côté que les déterminants de la politique étrangère sont essentiellement internes et qu’elle est le produit de compétitions entre coalitions d’acteurs sociaux où l’Etat joue un rôle relativement neutre d’arbitre. J’essaye de mettre dos à dos ces deux théories en montrant qu’il faut dépasser cette dichotomie classique, mais à mon sens obsolète, entre déterminants internes et externes. Je propose un schéma explicatif qui prend en considération des variables externes et internes et également les effets de rétroaction des facteurs internes sur les facteurs externes et vice versa. En ce qui concerne l’analyse des processus internes, j’utilise par ailleurs les méthodes de la sociologie des élites, notamment les méthodes réputationnelle, positionnelle et décisionnelle.
SP : Vous travaillez sur la politique américaine en matière d’exportations de technologies duales vers la Chine, comment définiriez-vous cette politique ? Quels en sont les enjeux ?
HM : Il faut d’abord comprendre ce que sont les technologies à double usage. Ce sont des technologies susceptibles d’avoir une utilisation tant civile que militaire. Elles peuvent être développées à des fins militaires pour être ensuite appliquées commercialement ou vice versa. Un exemple classique est celui des ordinateurs à haute performance ou super-ordinateurs qui peuvent être utilisés pour des applications civiles comme les prévisions météorologiques, mais aussi dans les domaines militaires et du renseignement, par exemple pour le guidage de missiles balistiques, la simulation d’explosion nucléaire ou encore la cryptographie. Je me penche donc sur la question du contrôle des exportations américaines vers la Chine. L’enjeu principal est cet arbitrage qui doit se faire constamment entre d’un côté les intérêts économiques (créations d’emplois, exportations, croissance…) et de l’autre les implications militaires de transferts de technologies sensibles que la poursuite même de ces intérêts économiques risque d’engendrer. Il y a donc toujours un arbitrage entre ces intérêts économiques et la volonté de maintenir un écart technologico-militaire avec la Chine. Ce qui est intéressant dans la relation sino-américaine, c’est justement que s’est développé, à partir de 1979, une relation d’interdépendance économique mais que dans le même temps la Chine est perçue par les Etats-Unis comme leur plus probable near peer competitor militaire. La relation sino-américaine est par conséquent caractérisée par un mélange d’intérêts économiques mutuels et de compétition dans le domaine militaire. La politique d’exportation de technologies à double usage est intéressante à explorer car elle se situe à la frontière de ces deux enjeux.
SP : Vous dites que la fin de la Guerre froide a été marquée par un affaiblissement des capacités de contrôle des exportations de technologies duales. Comment peut-on l’expliquer ?
HM : Il faut d’abord souligner et comprendre pourquoi le contrôle des exportations pendant la Guerre froide était efficace et, à mon sens, il y a trois raisons principales. La première est que dans le cadre de la compétition Est-Ouest, durant la Guerre froide, il y avait une institution multilatérale le CoCom (Coordinating Committee for Multilateral Export Controls) qui était efficace parce qu’elle prévoyait une règle d’unanimité, tous les Etats disposaient donc d’un droit de véto sur les exportations de produits sensibles des autres Etats membres. Ensuite, il y avait une perception commune de la menace entre Européens et Américains et un objectif commun : retarder la progression qualitative des capacités militaires de l’URSS ; enfin il y avait une sorte d’oligopole technologique de l’Ouest qui rendait plus facile le contrôle des exportations de technologies à double usage. Après la Guerre froide, ces éléments ont été remis en cause. Le cadre multilatéral a été affaibli. Les Européens (notamment la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne) ont exercé de fortes pressions visant à démanteler COCOM. Suite à ces pressions, COCOM fut remplacé par l’Accord de Wassenaar mais celui-ci ne prévoit pas de droit de véto sur les exportations individuelles des autres pays membres. Par conséquent, par rapport à COCOM, l’institution multilatérale de l’après-Guerre froide est un système moins efficace dans l’établissement de contrôles aux exportations de technologies sensibles. Il y a d’autres dynamiques qui ont affaibli la capacité des Etats-Unis à contrôler les exportations de technologies sensibles vers la Chine : la commercialisation de la base industrielle du Pentagone et la diffusion technologique à l’échelon mondial. Il faut préciser ces deux points. Jusqu’aux années 1980 les technologies de pointe ayant des applications militaires étaient développées par le secteur militaire avec des financements du gouvernement et trouvaient ensuite des applications civiles, c’est le cas par exemple d’Internet ou du GPS. A partir de la fin des années 1980, les dépenses de recherche et développement (R&D) du secteur commercial (civil) ont progressivement dépassé celles du gouvernement américain. Le secteur civil est désormais capable de produire beaucoup plus rapidement des technologies de pointe et celles-ci sont ensuite intégrées et adaptées pour des applications militaires. C’est le passage du spin-off au spin-on. Cette évolution a un impact important sur la diffusion des technologies à l’échelon mondial. Ces technologies étant développées dans le secteur commercial, et celui-ci étant mondialisé, il a y eu une prolifération des sources alternatives d’approvisionnement pour les technologies à double usage. Il donc est devenu plus facile pour des pays ciblés par le contrôle des exportations américain d’importer ces technologies, ce qui a affaibli la capacité des Etats-Unis à contrôler les exportations vers la Chine.
Autre facteur important, et c’est une différence fondamentale entre la relation Etats-Unis-URSS et Etats-Unis-Chine, c’est l’interdépendance économique. Celle-ci qui implique des enjeux économiques majeurs pour l’industrie des hautes technologies qui a exercé un lobbying important pour que le gouvernement américain libéralise les contrôles aux exportations. Dernier facteur, plus récent, le développement des capacités autonomes chinoises dans le domaine des hautes technologies. La Chine a par exemple développé en 2010 l’ordinateur le plus performant au monde, dans ce cas le contrôle des exportations d’ordinateurs à haute performance vers la Chine perd sa raison d’être.
SP : Comment les décideurs américains perçoivent-ils la montée en puissance de la Chine et les investissements massifs que celle-ci consent dans le domaine de la recherche ?
HM : L’une des principales préoccupations des décideurs américains en matière de technologies à double usage, ce sont les technologies qui permettent à la Chine de développer ses capacités de C4ISR (Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) et de guerre en réseau. Par ailleurs, la Chine elle-même est dans une phase de transition vers une commercialisation croissante de sa base industrielle et technologique de défense, dont un des objectifs est de bénéficier des taux d’innovations élevés du secteur civil afin de développer des hautes technologies ayant des applications militaires et de réduire l’écart technologique avec les Etats-Unis et les européens. Tai Ming Cheung l’a bien montré dans son livre Fortifying China. Dans ce contexte, les technologies de l’information et de la communication ont un rôle important dans le processus de modernisation de l’armée chinoise. Le développement de ce que l’on a appelé le « triangle digital » est un problème considérable en matière de contrôles des exportations. Ce triangle digital est composé de l’industrie chinoise des technologies de l’information (Huawei, Zhongxing et Julong), la bureaucratie chargée de la recherche et développement et l’APL. Ces trois pôles entretiennent des liens étroits et il est extrêmement difficile de savoir, lorsque l’on vend une technologie à la Chine, dans quelle mesure ce que l’on appelle le end user est lié à l’armée. Et c’est une préoccupation majeure pour les décideurs américains d’ailleurs citée explicitement dans le dernier rapport du Pentagone sur l’armée chinoise.
SP : La réduction de la capacité des Etats-Unis à contrôler la diffusion de technologies sensibles vers la Chine a-t-elle eu un impact sur la modernisation de l’armée chinoise ?
HM : Oui, dans une certaine mesure. Si on prend par exemple les technologies qui contribuent au C4ISR, moyens de télécommunications, super-ordinateurs, tout à fait. La difficulté croissante des Etats-Unis à contrôler la diffusion de ces technologies a facilité la modernisation de l’armée chinoise en matière de C4ISR. Mais il reste cependant des limites considérables, la Chine rencontre encore de nombreuses difficultés d’absorption des hautes technologies étrangères. En outre, il ne faut pas oublier que les technologies à double usage ne constituent que l’une des sources de la modernisation militaire chinoise avec les importations d’armes conventionnelles, la recherche et développement autonomes et l’espionnage industriel et militaire. Et les forces militaires conventionnelles (et nucléaires) chinoises souffrent d’un retard important face à leurs équivalents américains. Plusieurs membres de l’administration américaine m’ont affirmé qu’il existe une politique officieuse visant à maintenir un écart d’une ou deux générations technologiques entre les Etats-Unis et la Chine. Cette ambition est néanmoins de plus en plus difficile à atteindre.
SP : Certains membres de l’administration américaine considèrent-ils que cette politique est vouée à l’échec ?
HM : Il y a eu un changement d’approche, y compris au Pentagone, au sujet du contrôle des exportations vers la Chine. Avant on utilisait les contrôles des exportations comme un barrage, pour essayer de maintenir un écart technologique. C’était une sorte de containment technologique. Mais cela est de plus en plus difficile en raison des dynamiques que je viens d’évoquer. La réduction de la capacité de contrôler la diffusion de technologies sensibles vers la Chine et la commercialisation de la base industrielle du Pentagone ont amené celui-ci à modifier sa position dans l’élaboration de la politique de contrôles à l’exportation. Alors que dans les années 1980 le Département de la Défense était un veto player - il s’opposait à toute libéralisation des contrôles -, il considère aujourd’hui que des contrôles à l’exportation excessivement contraignants risquent d’affaiblir la base industrielle commerciale, qui dépend dans une très large mesure des exportations, et de limiter la capacité de l’industrie de réinvestir les profits dans la R&D de technologies de nouvelle génération. Ceci, à son tour, affaiblirait la capacité du Pentagone à avoir accès aux technologies de l’état de l’art. En d’autres termes, la commercialisation de la base industrielle du Pentagone implique un intérêt croissant de celui-ci à libéraliser les contrôles à l’exportation (ou du moins à éviter l’imposition de contrôles excessivement stricts). Les Etats-Unis ne tentent donc plus uniquement de contrôler la diffusion de technologies sensibles vers la RPC (keep them behind) mais de courir en tête (run faster). Cela implique des investissements massifs en R&D de technologies de pointe mais aussi une libéralisation des contrôles lorsqu’ils sont inefficaces. C’est un changement de paradigme majeur dans la relation sino-américaine depuis la fin de la Guerre froide.
SP : Quelles sont les restrictions qui perdurent ou que le gouvernement maintient en priorité ?
HM : Les sanctions prises à la suite des évènements de Tian’anmen notamment dans le domaine des armements. Dans ce domaine, la question de la libéralisation des contrôles et/ou la levée des sanctions ne fait même pas débat. En ce qui concerne les technologies à double usage, d’une part, dans le domaine satellitaire il y a eu libéralisation au début des années 1990, mais depuis il y a eu revirement et les exportations de satellites sont revenues sous l’autorité du département d’Etat (qui détient l’autorité sur le contrôle des exportations de matériels de guerre). Les Etats-Unis sont désormais le seul pays au monde à définir et contrôler les satellites commerciaux comme étant des armes (et non pas comme des technologies à double usage). D’autre part, dans le domaine des hautes technologies de l’information et de la communication il y a eu des libéralisations massives des contrôles.
SP : Comment et par qui les décisions d’exporter une technologie duale sont-elles prises ?
HM : Il faut distinguer le processus d’attribution de licence pour vendre des hautes technologies et le policy making c’est à dire l’établissement de règles. Néanmoins dans les deux cas les mêmes institutions sont impliquées, on parle de triumvirat : le département d’Etat, le département du Commerce et le département de la Défense. L’autorité en matière de contrôle des exportations de technologies à double usage est détenue par le département du Commerce mais il s’agit d’un processus inter-agences (pour les matériels de guerre, c’est le Département d’Etat qui détient l’autorité sur le contrôle des exportations). En cas de conflit, le Conseil de sécurité nationale tente de faire émerger un accord. Les services de renseignement sont là pour analyser les liens de l’entreprise acquéreuse et de ses propriétaires avec l’APL et l’usage (end-use) - civil ou militaire - du bien une fois exporté.
SP : Quelles sont les positions respectives des principales agences américaines concernées par la question ? Peut-on identifier des conflits ?
HM : Il y a des conflits récurrents notamment entre le département du Commerce et le département de la Défense. Le département d’Etat de son côté est extrêmement fragmenté : le China desk et la section économique prônent des positions flexibles, visant à assurer le développement des relations économiques sino-américaines et la stabilité de la relation bilatérale, alors que le political military affairs bureau est plutôt proche des positions du Pentagone. Dans ces conditions le département d’Etat a des difficultés pour trouver un consensus en son sein. Il y a aussi des divergences entre les fonctionnaires et les conseillers politiques. La position du Pentagone a profondément évolué. Il est pris dans une contradiction entre la volonté de retarder la progression qualitatives des forces militaires chinoises et la nécessité de favoriser la R&D de l’industrie américaine des hautes technologies, ce qui exige que les contrôles à l’exportation ne soit pas excessivement restrictifs.
SP : Globalement peut-on dire qu’il y a une continuité des politiques américaines ?
HM : Le gouvernement Clinton avait massivement libéralisé les contrôles à l’exportation. Bush a eu une approche plus restrictive des contrôles à l’exportation sous l’influence de ceux que l’on appelle les « faucons ». Au Congrès, il y a un consensus au sein des Démocrates et une partie des Républicains pour dire que le système de contrôle est inefficace. La division est forte chez les Républicains. Le débat au Congrès est néanmoins monopolisé par quelques faucons. Ils ont un message de 10 secondes qui, en matière d’exportations de satellites, a fait mouche pendant une décennie : satellites = missiles = menaces. Cela pourrait cependant changer sous l’administration Obama, qui a pris conscience des effets néfastes de contrôles extrêmement restrictifs sur l’industrie satellitaire.
SP : Côté chinois, quels sont les acteurs impliqués dans l’importation des technologies duales ? Le gouvernement américain prend-il en considération cet élément dans sa décision ?
HM : Au niveau étatique c’est le MOFCOM qui joue le rôle principal. Les Etats-Unis considèrent - et les cables diplomatiques publiés par Wikileaks le montrent bien - qu’il n’est pas toujours fiable. Les entreprises chinoises qui doivent faire l’objet d’un contrôle de la part des autorités américaines avant ou après la vente d’un bien à double usage sont souvent informées à l’avance par le MOFCOM du jour et de l’heure de cette visite, ce qui rend les contrôles ex-post de l’utilisation de ces biens souvent inefficaces.
Propos recueillis par Paul Charon.
Entretien avec Hugo Meijer : La politique américaine de contrôle des exportations de technologies duales vers la Chine" , SinoPolis, juin 2012.
http://sinopolis.hypotheses.org/343