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Amador, un film sensible et chaleureux sur l’immigration

Les Cahiers du cinéma de mars pointent le problème d’embouteillage de films intéressants sur certaines dates, ce qui laisse peu de chances à ceux qui ne bénéficient pas d’une campagne publicitaire agressive (comme c’est le cas pour The Artist, film insignifiant pourtant et même incongru dans le contexte actuel - mais il est vrai que l’âge d’or d’Hollywood et de ses films guimauve a coïncidé avec la Grande Dépression).

Parmi les films qui auraient mérité plus d’attention, il y a Amador (sorti en Espagne en 2010), de Fernando Leon de Aranoa. L’intrigue croise celle d’Intouchables (sans que, ici, les critiques se soient extasiés sur la rencontre de deux personnages que tout, géographiquement et socialement, séparait) : Marcela fait partie d’un groupe d’immigrés équatoriens ou péruviens qui revend des fleurs volées ; son mari, Nelson, chef de cette entreprise, a besoin, pour conserver les fleurs au frais, d’un nouveau frigidaire ; Marcela se fait donc engager pour soigner, pendant un mois, un vieil Espagnol grabataire, Amador ; celui-ci ne tarde pas à mourir, et Marcela décide de cacher sa mort pour toucher les 500 euros convenus (contrairement à Intouchables, Amador présente les soins à la personne comme un travail salarié, et non comme une série de gags entre amis). Le film prend alors un nouveau départ, virant à la comédie noire façon Alex de la Iglesia, et l’actrice, Magali Solier va se montrer aussi naïvement futée qu’elle est, à d’autres moments, émouvante ; la scène la plus drôle est celle où elle se fait absoudre par un curé qui l’assure que son cher défunt est heureux qu’elle cherche à le retenir auprès d’elle (par le souvenir, pense le curé, et Marcela n’avoue pas qu’elle le retient très physiquement, en lui refusant une sépulture, Antigone à l’envers).

L’ensemble du film pourrait être sous-titré : Le puzzle et la rose, ces deux objets matérialisant les deux fils qui s’entrelacent, le fil social pour la rose, le fil "métaphysique" pour le puzzle.

L’ouverture se fait autour des fleurs : dans une séquence loachienne (on pense à la première image du Vent se lève, le gros plan sur les pieds des joueurs de rugby), un commando donne l’assaut à une benne remplie de fleurs mises au rebut par une société d’importation. Ainsi se met en place un paysage socio-économique typique de la mondialisation : le commando est composé de Sud-Américains, et ils se heurtent aux agents de sécurité, eux aussi sud-américains, les uns essayant de survivre grâce aux miettes de l’économie espagnole, les autres en protégeant les intérêts des patrons espagnols (le monopole sur les fleurs).

Mais ces deux groupes renvoient implicitement à un troisième, les ouvriers qui cultivent et cueillent les fleurs en Equateur, pour le compte de sociétés espagnoles, dans des conditions très dures : longues journées de travail, payées à la tâche, risques sanitaires (manipulation de produits toxiques entraînant cancers et malformations génétiques), droits sociaux minimaux (une semaine de "congé-maternité" pour les ouvrières). En 2006, les ouvrières de la firme Rosas del Ecuador étaient en grève avec ce slogan : "N’achetez pas de fleurs, vous achetez la mort". C’est à ce prix qu’on peut, par exemple, en Catalogne, célébrer la fête nationale du 23 avril, où la tradition veut qu’on s’offre des livres et des roses.

Mais ces roses entraînent encore d’autres problèmes : Nelson exploite ses revendeurs pakistanais et noirs, qu’il traite avec mépris (racisme entre les diverses communautés d’immigrés), et Marcela sent dans les questions que lui pose Amador le reproche habituel : "Vous allez dire que nous prenons le travail des Espagnols". Mais Amador dépasse cette opposition : oui, vous nous prenez notre travail, mais ce sont les patrons qui organisent à leur profit ce système de concurrence entre travailleurs.

Car c’est Amador qui tient le deuxième fil : proche de la mort, il va transmettre à Marcela sa vision de la société et sa sagesse de vie - le film prend ainsi une tout autre dimension qu’Intouchables. Ici, pas de bling-bling : Amador n’a aucune activité amusante à proposer à 
Marcela, pas de voiture de sport à lui faire conduire, et son appartement défraîchi n’a rien qui puisse l’éblouir. Les relations, entre eux, vont s’engager de personne à personne, et non par l’intermédiaire d’objets-signes de richesse. D’abord boudeur, Amador va s’intéresser à Marcela, qui va pouvoir prendre du recul sur ses problèmes personnels grâce à leurs conversations : Amador critiquant son addiction aux séries télévisées, Marcela critique sa passion, puérile, estime-t-elle, pour les puzzles. Amador explique alors sa théorie du puzzle : chacun naît avec un certain nombre de pièces (les données biologiques et sociales), mais c’est à nous de trouver pour elles la meilleure place ; la vie est ainsi à la fois biologique (comme celle des fleurs) et consciente et responsable : c’est nous qui lui donnons forme et sens.

Et Amador applique lui-même sa théorie : il meurt une pièce de puzzle à la main, comme Bartlebooth, le héros de La Vie, mode d’emploi, de G. Perec. Mais, alors que la dernière pièce de Bartlebooth ne peut s’encastrer dans le dernier espace vide du puzzle (ce qui signifie l’absurdité et l’échec de toute vie), Amador, lui, en a fait un bon usage : sa dernière pièce, c’est en fait Marcela, et l’enfant qu’elle attend, auquel il s’identifie ; et, la main posée sur le ventre de Marcela, il s’adresse à lui, pour lui léguer la place qu’il occupe dans le monde, et, concrètement, à Madrid (don précieux pour le petit immigré), espérant revivre en lui, comme, lorsqu’une fleur se fane, une autre fleurit.

Marcela comprend ce projet et s’y associe : elle recueille la pièce et terminera le puzzle, dans lequel on reconnaît les nuages qu’Amador lui a appris à regarder ; et quand une amie lui demande quel sera le prénom du bébé, le sourire de Marcela suffit, on connaît déjà la réponse. Mais elle ne se charge pas seulement de la mémoire d’Amador, grâce à son exemple, elle va prendre sa vie en main : elle va confectionner elle-même des puzzles, telle cette lettre d’adieu déchirée en petits morceaux qu’elle laisse à son mari ; car elle a pris conscience de la médiocrité et de la veulerie de Nelson qui n’a pas d’autre projet de vie que de s’enrichir. Le salaire de Marcela ne servira donc pas à payer le nouveau frigidaire : ce sera le premier apport pour la nouvelle vie d’autonomie dans laquelle elle s’engage.

Le puzzle et la rose structurent donc tout le film ; mais on pourrait lui associer un troisième symbole, le prénom même du héros, Amador, "amoureux" en français. Car la sagesse qu’il transmet repose sur l’amour : amour des autres (son dernier acte sera d’envoyer une déclaration d’amour à une vieille amie), de la mer, des nuages, de la vie, c’est-à -dire à la fois la liberté et la responsabilité qu’elle implique. Ce prénom pourrait même servir d’exergue à l’oeuvre de Leon de Aranoa : son premier film sorti en France, Les lundis au soleil (2002), mettait en scène, avec la même empathie, un groupe d’ouvriers, dont l’un s’appelait déjà Amador, réduits au chômage par les délocalisations des chantiers navals.

Amador est donc une affirmation de solidarité entre travailleurs espagnols et immigrés qui dépasse l’aspect social : celui-ci de développe à travers une broderie de motifs qui se font écho, et s’intègre dans un cadre plus large, celui d’une solidarité entre tous les êtres vivants, y compris les fleurs, sous le regard des nuages, "les merveilleux nuages".

Rosa Llorens

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