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Réponse à Charlie Hebdo

tableau : "El Enigma de la Geographia Dislocada" - Jorge Luis Hernandez Pouyú (Cuba)

En septembre 1999, l’hebomadaire satirique français Charlie Hebdo publia un "Hit-Parade" des dictatures. Entre un général Videla (Argentine) et un Duvalier (Haiti), ils trouvèrent le moyen de placer Fidel Castro... Leur article fut publié peu de temps après un autre où les adversaires de l’intervention de l’OTAN au KOSOVO avaient été traités d’anti-démocrates (sic). Voici ma réponse à l’époque (non publiée par Charlie Hebdo).

Preambule

Monsieur,

Quand j’étais jeune, dans les années 70, j’éprouvais un vague sentiment d’être anormal. Ou plutôt, j’étais convaincu d’être le normal au sein d’une foule de dégénérés. En effet, et malgré une scolarité chez les catholiques plutôt intégristes que pas, j’éprouvais une défiance très franche à l’égard de la religiosité et même, pendant que j’y étais, à l’égard de l’armée (qui pourtant ne m’avait rien fait). Comme ces sujets n’étaient pas abordés dans mon entourage, et fraîchement immigré en France, je n’avais pas vraiment de points de repères. Malgré tout, je savais.

Puis un jour, promenant mes guêtres dans une bibliothèque municipale, je me suis arrêté au rayon "presse" et je suis tombé sur plusieurs exemplaires d’un sale petit journal qui me paraissait rigolo. La lecture a débuté vers 14 heures et n’a plus été interrompue que par l’heure de la fermeture, qui avait brusquement surgi, à peine quelques minutes subjectives plus tard, par le déchirement du continuum spatio-temporel que connaissent tous les lecteurs en état de transe. Je venais de découvrir Charlie Hebdo et La Gueule Ouverte... je n’étais donc pas seul... Moi qui cherchais une BD sur les Indiens, je venais de découvrir l’Amérique. Ce soir là , les filles étaient enfin belles et le monde à ma portée.

Et puis, selon une coutume bien implantée dans nos régions, les années sont passées. Les petites tâches formées par les couvertures de Charlie et de La Gueule avaient fini par disparaître des tapisseries de nos kiosques. Mais je n’étais plus seul depuis longtemps déjà , et leur mort avait quelque chose de... naturel. Dire que j’approuvais tout ce que j’y trouvais serait exagéré, mais là n’était pas la question. Pour moi, ils avaient rempli, et remplissaient, un rôle inestimable. Durant mes années de militantisme au PCF, leur lecture me valait le titre - non revendiqué - de gauchiste. En même temps que la lecture régulière de l’Humanité me valait celui de stalinien, mais dans d’autres milieux. Aux dernières nouvelles, ils sont tous au Parti Socialiste.

C’EST AVEC LES VIEILLES SEMELLES QU’ON FAIT LES MEILLEURS STEAKS

Fin des années 80. Côté rires : quand le mur de Berlin est tombé, on a débouché quelques bonnes bouteilles chez des copains. Côté larmes : quand les Sandinistes ont perdu les élections au Nicaragua. Forgée par une intense activité dans le domaine de la Solidarité Internationale (pardonnez les majuscules), mes convictions ont perdu en assurance ce qu’elles ont gagné en certitudes. Fini les querelles de chapelle : il y a des cathédrales à prendre et des basiliques à faire trembler.

Puis Saddam Hussein s’est mis à croire à tous les gages d’amitié que lui avaient envoyés l’occident et il organisa son fameux pique-nique au Koweït. La France était en guerre. En Guerre vous dis-je. La réaction de la rue a été foudroyante : "votre pain au céréales, monsieur, je vous la fais trancher ?". Madame, je vous en prie, la France est en GUERRE. "Au beurre ou ordinaire, vos croissants ?". On sait désormais que le prix du brut au Koweït vaut, au bas mot, 500.000 morts, directs ou indirects. J’étais bouleversé. Heureusement, le gasoil n’a pas trop augmenté à la pompe. "Ordinaire, merci".

Bien sûr, ceux qui défendaient cette guerre récusent toute responsabilité quant à ces morts là . "C’est pas moi, dit l’arbitre, pas moi, ne me montrez pas du doigt" disait la chanson. Qui est responsable et pourquoi sont-ils morts ? Mais je sais que ce n’est pas moi, et je sais qu’ils ne se sont pas suicidés. Alors qui est responsable ?

Et puis un jour une tâche, là , sur la tapisserie du kiosque. Etrange sentiment de déjà vu. Hé ! Charlie, c’est toi ? Putain, mais où t’étais passé tout ce temps ? T’as grossi dis donc, t’es marié ? t’as des enfants ? etc.... Aahhh, c’est bien avec les vieilles semelles qu’on fait les meilleurs steaks.

1999, qui l’eût cru ? Autre guerre. Cette fois-ci, j’étais préparé. Désormais, annoncer la couleur... "un pain au céréales non tranché, s.v.p." ...et ne pas laisser tout l’espace à l’adversaire "avec deux croissants ordinaires, merci".

Curieux comme les choses s’emboîtent : on passe son temps à se méfier de cette fameuse pensée unique, et au moment le plus crucial (quand cette pensée s’exprime en actes), la résistance faiblit. Je fais allusion bien sûr aux prises de position pro-guerre exprimées ici ou là dans Charlie. Mais vous avez vous-même brillamment (comme toujours) défendu vos idées à ce sujet. Et cela a toujours été pour moi un grand plaisir que de vous lire chaque semaine.

Vous aurez compris que ma propre position diverge de la vôtre, et je ne suis pourtant pas, à proprement parler, un pacifiste pur jus car, oui, il y a des guerres justes. Vous ai-je dit que j’étais d’origine albanaise ? Mes parents ont fui l’Albanie il y a bien longtemps et certains membres de la famille de mon père ont payé pour sa "trahison". Mon père a disparu avant le déclenchement des événements. Il fallait voir ma mère pester contre l’OTAN chaque soir de bombardement. Ce qui ne l’empêche pas de venir en aide aux Kosovars réfugiés par ici (vêtements, jouets pour les enfants, une traduction par-ci par-là ). L’un n’empêche pas l’autre, pas vrai ? Mieux : l’un ne devrait pas empêcher l’autre. Bref, il y a eu chez Charlie certains qui ont été jusqu’à accuser les anti-guerre d’être "contre la démocratie" (rires). En guise de réponse, et pour faire court, je dirais que je les emmerde (applaudissements).

NICARAGUA : CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE

Permettez-moi un petit détour avant d’en arriver au fait.

Je me souviens du Nicaragua. Les sandinistes, encouragés par l’Europe, ont tenu en 1989 les élections, comme prévu, et ce "malgré" les dix années de guerre menées par les Etats-Unis et, accessoirement, par les contras. "Chronique d’une mort annoncée" aurait pu être le titre de ce mauvais film, parce que, comme prévu disais-je, les sandinistes ont perdu. Logique. Je connais des sandinistes dans l’âme qui ont voté pour (la candidate pro-américaine) Chamorro. Il y a eu le chantage des Etats-Unis (menés par le sénateur Helms) : "votez mal, la guerre continuera ; votez bien, vous aurez des millions de dollars d’aide". Et il y a eu 40.000 morts (à l’échelle de la France, ça ferait entre 1 et 1,5 millions de morts).

Alors ils ont finalement eu raison de la résistance, notamment celle des gens ordinaires. 10 ans de guerre, c’est long. Au pire, les gens auraient craqué quatre ans après, ou quatre ans après, ou même après... car Oncle Sam est un homme patient. Et la patience est une qualité aussi facile à cultiver dans un bureau climatisé que l’indifférence l’est dans un B52 en vol au-dessus d’un nid de cocos.

Joël Fieux a même trouvé la mort au Nicaragua parce qu’il faisait ce qui lui paraissait être bien. Et le pire dans tout ça, c’est qu’il avait raison.

J’étais sur place à cette époque et c’est là que j’ai compris qu’il n’y avait pas plus - ni moins - de conscience professionnelle chez les journalistes que dans n’importe quel autre corps de métier. Et si vous avez déjà fait appel à un garagiste - au hasard - vous comprendrez qu’en ce qui me concerne, je préfère le vélo ou le train aux autoroutes de l’information. Mais j’y ai appris, entre autres, combien les analyses menées à froid à des milliers de kilomètres perdaient de leur consistance une fois la plongée effectuée dans la mêlée. Il ne s’agit certes pas d’un bouleversement de valeurs, mais plutôt d’une remise en ordre de priorités et d’une relativisation de certaines choses par rapport à d’autres.

Peu de temps après ces élections, les Européens ont remballé leurs cabinets de conseils en communication et, malgré une certaine déception quant aux résultats, ils ont chaleureusement remercié les Sandinistes d’avoir été à la hauteur de leurs espérances. Vous imaginez la gêne européenne si les Sandinistes avaient pris une autre décision ? Remarquons au passage que les Américains n’ont jamais de tels états d’âme quant à leur propre soutien. Plus tard, et après l’assassinat de quelques centaines de sandinistes de plus, la mortalité infantile au Nicaragua est remontée aux chiffres d’antan, l’analphabétisme a retrouvé la place qui lui convient dans un pays du Tiers Monde et la santé est redevenue ce qu’elle n’aurait jamais du cessé d’être. Oserais-je dire que les choses ont repris leur cours normal ? Je parle d’avant le cyclone Mitch, bien sûr.

Comprenez-moi bien : je ne conteste pas le choix des sandinistes - ou quiconque - d’organiser des élections. Ce que je critique est la position de ceux qui, à quelques milliers de kilomètres de là , et forts de leur puissance économique et politique, exigeaient, de la part des sandinistes, ces élections là , dans ce contexte là . Je dirais même plus : tout démocrate que je sois (ou me considère), et eu égard au contexte imposé à eux, j’aurais revendiqué haut et fort le droit d’exprimer ma solidarité à l’égard des sandinistes, élections ou pas.

Et si vous me rétorquez que je tombe dans le piège de "la fin qui justifie les moyens", cet argument peut être retourné, avec le même à propos, aux partisans de l’intervention de l’OTAN : la défense du "droit" par des moyens d’une "guerre" illégale - car, stricto sensu, elle l’était. Etrange cohabitation entre une fin et des moyens, non ?

Mais les élections ont eu lieu et l’honneur est sauf, certes, mais l’honneur de qui et pour quoi ? La satisfaction exprimée par certains quant au fait du vote devrait être mise en parallèle avec leur indifférence quant aux conséquences de celui-ci. Car qui, parmi ceux-là , ira trouver un enfant aujourd’hui déscolarisé de Managua pour lui dire "c’était pour le bien de la démocratie, petit" ? Mais est-ce vraiment la démocratie qui a gagné ce jour là  ? Si oui, qu’a-t-elle fait de sa victoire ? Si non, qui a gagné ?

LA DEMOCRATIE COMME UNE FIN EN SOI

Question : suis-je "démocrate" juste parce que la démocratie c’est bien ? Ou le suis-je parce que les valeurs que je porte en moi semblent pouvoir être représentées par la démocratie ? Ou tout simplement, le suis-je parce que, personnellement, aujourd’hui, ben, quelque part, ça m’arrange ? La démocratie est-elle vraiment une fin en soi ?

Dans la même veine : suis-je antiraciste parce que la notion de race n’existe pas, ou le suis-je parce que le racisme heurte mes valeurs ? Ou tout simplement, le suis-je parce que, vu la couleur de ma peau, ben, quelque part, ça m’arrange ?

Cependant, la mise en parallèle de ces deux exemples (démocrate, antiraciste) me paraît erronée. Mon antiracisme est, avant tout, l’expression directe d’une morale ou d’une éthique, qui n’a pas à être prouvée ou démontrée. La démocratie par contre, parce qu’elle n’est, avant tout, qu’une forme d’organisation sociale, doit me démontrer quelque chose. Dans l’exemple du Nicaragua, la démonstration fût, et en ce qui concerne les plus faibles, un résultat catastrophique (pour éviter de longs débats, je prend le mot "démocratie" dans son sens le moins subtil, ok ?) Bien. Si vous êtes de ceux qui pensent que la démocratie c’est bien parce que c’est bien, je n’ai rien à rajouter. Par contre, si les valeurs que vous portez en vous semblaient s’incarner le mieux dans la démocratie, mais que vous constatez que c’est la "démocratie", laissée entre certaines mains, qui a servi de moyen pour mettre à mal ces mêmes valeurs, vous êtes en droit de vous poser quelques questions. Ou bien, troisième cas, vous réclamez hystériquement le "rétablissement de la démocratie" parce que vous comptez sur l’inertie (ou la fatigue) des masses, leur manipulation, peu importe, pour faire perdurer un système qui vous convient. Vous avez les moyens, vous avez le temps. Vous avez la dynamique politique en votre faveur. Au pire, un coup d’état, l’élimination physique d’un nombre déterminé d’opposants, puis une restauration de la démocratie "en temps opportun" vous seront utiles. Il y en a même qui vous diront merci pour avoir aidé à restaurer la démocratie que vous aviez vous-même bousillé quelque temps auparavant (gag). Bref, dans ce cas, vous êtes un membre du Département d’Etat à Washington.

Bien sûr, la distinction entre les différentes "motivations" n’est pas un exercice facile, ni exempt de pièges grossiers. Mais elle est réelle, constante et diffuse. Elle permet notamment au salopard cité ci-dessus d’enfumer le brave petit gars cité encore-un-peu-plus-au-dessus. Ceci est tellement vrai que c’est bien au nom du monde libre et démocratique que d’innommables crimes ont été commis - aussi. Je ne saurais donc me joindre à n’importe qui dans une "défense de la démocratie" tous azimuts. Surtout si certains de ces défenseurs se révèlent être, dans d’autres circonstances et sous d’autres cieux, les promoteurs/instigateurs de l’exact contraire.

Dans Charlie, vous débusquez avec énergie et raison les politiciens français peu regardants quant à leurs amitiés/accords politiques. Mais curieusement, la défense des opprimés/droits de l’homme en compagnie des Etats-Unis passe comme une lettre à la poste. Et pourtant, Charles Millon n’était pas plus un dictateur que les Etats-Unis ne sont une dictature...

"Je crois, juridiquement parlant, qu’il y aurait des motifs sérieux pour inculper chaque président des Etats-Unis depuis la seconde guerre mondiale. Il ont tous été soit de véritables criminels de guerre soit impliqués dans de graves crimes de guerre" (Noam Chomsky, in What Uncle Sam Really Wants - chez Odanian Press).

DE LA "REUSSITE" COMME CRITERE DE JUGEMENT

N’avez-vous jamais eu la sensation, en traversant certains lieux, combien ceux-ci pouvaient contenir une sorte de représentativité d’un phénomène social ? Comme un concentré ? Le quartier des Halles à Paris, Le café Flore, Barbès, Le Drugstore sur les Champs, etc. En politique, on peut parfois observer le même phénomène. Comme un coin de ciel qui contiendrait un exemplaire de chaque type de corps céleste. Même si ce coin n’englobe pas l’ensemble de l’Univers connu, il représente (comme disent les statisticiens) un échantillon représentatif de "quelque chose".

Tenez : prenez une carte du monde. Tracez un trait horizontal qui représente l’ancien problématique Est-Ouest (disons aujourd’hui plutôt Socialisme/Libéralisme). Tracez un trait Nord-Sud qui représente la problématique Pays Riches/Pays Pauvres. Que constatons-nous ? Les traits se croisent au-dessus d’une île des Caraïbes : Cuba.

Rassurez-vous, je ne vais pas vous chanter le couplet des réussites sociales qui justifieraient tout. D’ailleurs, la réussite peut-elle être un critère de jugement ? Lorsque la réussite devient le critère de jugement, nous ne faisons que reproduire les valeurs du néo-libéralisme, n’est-ce-pas ? Mario Bennedetti disait que "le développement [économique] n’est pas en soi une qualité éthique, ni une valeur morale". Peut-on à la fois se moquer ici du "portable" comme symbole de statut social et prendre "là -bas" l’état médiocre des communications comme symptôme d’un échec ? Il y a aussi la question des priorités face aux possibilités. Il y a des pains partagés, mêmes secs, qui contiennent plus d’humanitié que toutes les bonnes oeuvres d’un Bill Gates.

Oui, les critiques à l’égard de Cuba n’ont pas manqué dans Charlie (je préfère oublier Siné qui manifestement règle un compte personnel entre deux bitures), mais il y a du beauf’ dans le fait de poser un pied à Cuba en chaussant les dernières lunettes à la mode (attention à la marche). Le reportage de Cyran il y a quelques semaines est révélateur : le reportage le plus cliché qui puisse se faire sur Cuba en 1999. Un véritable exercice de style...

Mais le pompon a été décroché par Charlie lors de la publication du Hit-Parade des Dictatures, il y a une semaine ou deux. Vous avez placé Fidel Castro entre Videla et Duvalier. Je ne saurais dire quel est la part d’implication de chacun dans cette double page, mais j’entends les rires au Département d’Etat à Washington d’ici. Il leur importe peu que Videla soit dénoncé ou que Duvalier soit épinglé. Ils ne renient rien car "c’est peut être un fils de pute, mais c’est notre fils de pute" (sic). Quel cinglé parmi vous a pu, un instant, oser comparer Duvalier à Castro ? Vous avez débauché des journalistes de Libé ou quoi ?

ETRE OU AVOIR ?

Cuba vaut certainement moins pour ses réussites économiques que pour l’esprit qui a guidé sa politique. Il est intéressent de relever, par exemple, que les figures mythiques aux Etats-Unis s’appellent plutôt Bill Gates ou Donald Trump. Ceux-là valent pour ce qu’ils ont. A Cuba, les figures mythiques seraient plutôt José Marti ou Che Guevara (vous savez, l’ex-compagnon de Régis Debray). Ceux-ci valent pour ce qu’ils sont. Que ces derniers n’aient pas forcément réussi n’est pas, pour moi, le critère de jugement primordial. C’est ce qu’ils ont essayé de faire qui devrait leur valoir notre admiration. Alors la fierté de Cuba est déjà dans le fait d’avoir essayé, vraiment essayé. Et la honte de la gauche européenne, c’est de n’avoir pas su/voulu comprendre ce qui se tramait réellement dans ce coin des Caraïbes. Et l’Europe a assisté penaude durant 40 ans à une attaque en règle de la part d’un Goliath - défenseur de l’idéologie de l’avoir par excellence - contre un David - coupable en son temps d’avoir défendu une idéologie de l’être.

"100 millions d’enfants de par le monde dorment dans la rue, pas un seul n’est cubain" proclame un panneau à La Havane. Question de communication, c’est ringard. Sûr que quelques boîtes de comm’ auraient du boulot là -bas. Mais question de fond, c’est géant. M’en voudriez-vous de ne retenir que le message - que je considère comme sincère - et non la ringardise de son support ?

Parlant de ringardise, la vraie n’est pas forcément la plus visible. Puisque nous avons parlé de "guerre juste", dans quelle catégorie situeriez-vous l’intervention cubaine contre l’armée de l’Afrique du Sud (celle de l’apartheid) ? En effet, 25 ans avant votre première "guerre juste", Cuba avait déjà la sienne...

Et il me plaît de revoir les images de l’entrée des Barbudos à La Havane en 1959, en compagnie de quelques nègres. A la même époque, dans l’état du Mississipi, leurs semblables s’asseyaient encore dans le fond des autobus.

Dans les années 60, comment appelait-on la présence de "conseillers cubains" dans une jungle tropicale ? Une tentative de déstabilisation. 30 ans plus tard, comment appelle-t-on une armée représentant une coalition des pays les plus riches de la planète ? Un droit d’ingérence.

"CERTES, CERTES, MAIS LE BLOCUS N’EXPLIQUE PAS TOUT"

"Cette nuit là , la première du blocus, il y avait à Cuba quelque 485550 voitures, 343300 réfrigérateurs, 549700 postes de radio, 303500 téléviseurs, 352900 fers à repasser, 288400 ventilateurs, 41800 machines à laver, 3510000 montres, 63 locomotives et 12 paquebots. Tout, à l’exception des montres suisses, avait été fabriqué aux Etats-Unis." (Gabriel Garcia Marquez)

Oui, il y a quelque chose d’indécent à ironiser sur la politique actuelle à Cuba quand aucune alternative crédible pour l’île ne se profile à l’horizon. Un (petit) pays qui doit reconvertir, pour la deuxième fois en 40 ans, son équipement industriel pour cause de défaillance du fournisseur principal... Qui ne peut acheter des avions d’épandage - pressions américaines - qui ne peut commercialiser ses découvertes en matière de santé - pressions américaines - qui ne peut acheter des insecticides pour ses récoltes - pressions américaines - qui ne peut recevoir des touristes américains - interdiction américaine - qui ne peut prétendre à aucun prêt des institutions ad hoc - pressions américaines - etc. Vous trouverez la - très longue - suite dans "The US blockade against Cuba : Cruel and Unusual Punishement" chez Ocean Press.

A qui la faute si les Cubains aujourd’hui ne peuvent plus compter que sur une seule chose : la recherche du profit par des capitalistes prêts à prendre le risque ?

Il y a quelque chose d’indécent à relever (avec lourdeur) les "défauts du système" ou ses nouvelles "dérives" sans un mot, ou si peu, sur Messieurs Torricelli, Helms et Burton. Suggestion : la prochaine fois que Charlie fait un reportage sur un arabe poussé dans la Seine, contentez-vous d’un laconique : "ne savait pas nager". Cela aura la même élégance et la même consistance.

"Arrête tes conneries, le blocus n’explique pas tout", me disent ceux qui se croient inspirés. Alors j’attends avec impatience que quelqu’un me dise, enfin, que peut bien expliquer le blocus. Quoi, 5 % des leurs problèmes ? 10 % ? 50 % ? Qui m’empêchera d’affirmer, allez, 99,9 % ? Car s’il y a une chose constante dans le comportement des journalistes français, c’est bien leur silence assourdissant sur l’impact du blocus. A croire que la question ne se pose même pas. Désolé, les gars. Je me suis posé la question et la réponse est : une catastrophe. Il s’agit bien d’une véritable tentative de crime humanitaire de la part du Gendarme du Monde qui, à ses heures, se comporte comme le Voyou de la Planète et, parfois, Juge de l’Univers. 3 en 1, en somme.

Et quelle discrétion aussi sur les aspects politiques desdites lois ! La deuxième partie de la Loi Helms-Burton vaut son pesant de cacahuètes. Son implication est peu connue. Je dirais simplement en passant qu’une certaine réunion s’est tenue à l’ambassade des Etats-Unis à Paris et où un certain nombre d’ONG françaises avaient été "conviées". En substance, un émissaire américain proposa du pognon contre leur collaboration quant au problème cubain. Cette histoire a deux fins. Voici la belle : le type en question se retrouve à poil dans le Bois de Boulogne enduit de goudrons et de plumes par les ONG. Voici la vraie : silence radio. Pas de commentaires. Seule France-Amérique Latine émit un communiqué de protestation, tombé dans un puits d’indifférence.

On peut aussi toujours faire le Nième reportage sur "le petit gars qui s’en sort comme il peut et que tout ce qu’il veut c’est se sortir de l’enfer Castriste". Mais faites le test suivant : à ce même cubain, faites-lui plusieurs propositions. Résultat : ce n’est pas vers un pays "libre" qu’il désire émigrer, mais plutôt vers un pays "riche". Surtout quand LE pays riche par excellence se trouve si près et si accueillant pour les Mexicains, pardon, les Cubains. Car, juste au cas où vous l’auriez oublié, Cuba fait toujours partie du Tiers-Monde et la volonté d’émigrer du Sud vers le Nord est une constante mondiale. Comme toujours, Cuba ne peut jamais prétendre à une certaine "normalité" dans les analyses qui lui sont appliquées. Et, qu’ils me pardonnent, je ne suis pas impressionné par les cris de "libertad, libertad" d’un groupe de personnes qui portent à leurs pieds des chaussures de sport d’une certaine marque valant au bas mot une année de salaire moyen.

On peut aussi faire le Nième commentaire sur un sportif ou musicien qui fait défection - notez au passage qu’un sportif cubain "fait défection" alors qu’un footballeur français ne fait que faire jouer le jeu de l’offre et de la demande. Je ne critique pas leur choix en tant qu’individus (d’ailleurs qui résisterait à une telle multiplication de gains ?), je remarque simplement que la politisation systématique de tels événements est une arnaque intellectuelle. Au vu des enjeux, pour eux, pour leurs familles, par les temps qui courent, le miracle est qu’il y en a qui rentrent malgré les propositions... Et ne me parlez pas de représailles contre la famille ou je sais pas quoi, de telles pratiques sont inconnues à Cuba.

Autre silence assourdissant : les actions de guerre bactériologique menées contre Cuba depuis des décennies, la plus récente, et la plus flagrante, datant de fin 96 et qui a fait l’objet d’une plainte à l’ONU.

Il y a quelque chose d’indécent à baver sur les sidatoriums cubains sans y avoir manifestement jamais mis les pieds (présentés en France comme des "prisons pour sidéens" (re-rires)). Ce n’est pourtant ni interdit, ni compliqué à faire.

Il y a quelque chose d’indécent à attribuer un prix des droits de l’homme à un journaliste cubain ayant séjourné trois jours en prison sur un continent où les journalistes assassinés se comptent par centaines et où pas un seul n’est cubain.

Le nombre d’attentats dirigés contre Cuba s’élève à environ 3.000 (à l’échelle de la France, ça ferait 15.000). Plus plusieurs dizaines d’attentats contre Fidel Castro. Alors on peut toujours lui dessiner un petit entonnoir sur la tête et le qualifier de paranoïaque : on dirait bien que quelqu’un leur en veut du mal, à ces petits cubains. [chiffres corrigés Nov. 2011].

Enfin, un pays qui refuse un visa à Jean-Marie Le Pen peut-il vraiment être mauvais ?

CRS = SS

Nous avons vu que sous couvert de la démocratie (en "apparence" la même), des motivations contradictoires pouvaient en être le moteur, et pour des objectifs finaux totalement antagonistes. On est en droit de penser qu’il en va de même pour les régimes autoritaires. Pour certains, les régimes autoritaires sont un but. Pour d’autres, ils sont seulement un moyen approprié dans un contexte donné. Bien sûr, la distinction entre ces différentes "motivations" n’est pas un exercice facile, ni exempt de pièges grossiers. Mais elle est réelle, constante et diffuse. Videla a assassiné une démocratie. Fidel, au pire, n’a pas instauré dans la foulée de la Révolution cubaine, LA démocratie dont nous rêvons tous. Mais leurs trajectoires et motivations respectifs les opposent en totalité.

Je me souviens d’une époque où les rangs des activistes de la Solidarité Internationale se divisaient, grosso modo, en pro-Castristes et pro-Allendistes. Nos débats étaient passionnés et même parfois violents. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que les deux hommes avaient plus d’estime l’un pour l’autre que ne l’avaient entre eux beaucoup de leurs supporters respectifs. Et à La Havane, un des rares endroits qui ait été rebaptisé depuis la Révolution cubaine s’appelle, justement, avenue Salvador Allende.

Bref, la comparaison entre Fidel et Videla relève de la même veine que le slogan "CRS = SS". On peut en rire. On peut même y croire. Moi, je trouve ça plutôt con.

UNE REVOLUTION A MOI TOUT SEUL

Petite réflexion rigolote : imaginons une Espagne Républicaine perdue au sein d’une Europe occupée par les forces de l’Axe, les Phalangistes et consorts ayant trouvé refuge juste à coté dans une France Pétainiste à souhait... La galère quoi. J’imagine un journal méchamment satirique de l’autre côté de l’Atlantique, disons New York. Et vous savez quoi ? Et bien ce journal, à juste titre, déteste les corridas. Alors vous pensez... Et pour comble, le toréador a le fond du pantalon élimé. Tout ça dans une Madrid plutôt déglingue. Conclusion prévisible du journal : les Républicains sont vraiment des nuls. Fin du cauchemar. Bonjour le réveil.

Mais les Républicains espagnols ont perdu. Che est mort. Camilio est mort. Allende est mort. Première hypothèse : les "bons" meurent toujours en premier. Autre hypothèse : leur mort leur a simplement évité de faire les mêmes conneries. Première conclusion de ce qui précède : ce sont donc tous des salauds. Autre conclusion rigolo : tuons les tous avant qu’ils ne fassent des conneries (comme ça ils seront tous comme on voudrait qu’ils soient).

Les mecs, j’ai une idée de génie : pourquoi qu’on ferait pas nous, ici et maintenant, la Révolution ? Puis on se suiciderait tous pour que celle-là soit la plus pure, la plus parfaite de toutes ? Ouais... bon, je vois : je vais faire la Révolution Parfaite tout seul alors.

LE SYNDROME DU MUR DE BERLIN

J’ai déjà souvent entendu des phrases comme "soutenir Cuba ? Tu rêves ? T’as vu dans quel état est le pays ? Puis de toute façon, ils pourront pas tenir longtemps... on aurait l’air malin et pour ça, on a déjà donné..." Force est donc de constater que, pour ceux-là , la Solidarité n’est qu’une forme subtile de Révolution-par-procuration. Ceux-là semblent souffrir du "syndrome du mur de Berlin". Tant pis pour eux. Je leur suggère de monter un Comité de Solidarité avec les Etats-Unis pour pouvoir être enfin Révolutionnaires et Peinards. Mais la Solidarité - la vraie (excusez du peu) - n’est pas le PMU : on ne parie pas sur un cheval gagnant, on défend des principes. Et il y a aussi des soutiens sans conditions qui ne sont pas forcément des soutiens inconditionnels. Et puisque l’on cultive les reproches à l’égard de certains, coupables d’avoir apporté un soutien aveugle aux pays de l’Est, je revendique aujourd’hui le droit d’en accuser d’autres du pêché inverse.

QUAND ILS SONT VENUS CHERCHER CUBA, JE N’AI RIEN DIT : JE N’ETAIS PAS CUBAIN

Si Cuba a commis des erreurs, la première, la grande, la définitive, l’inexcusable est celle-ci : faire une révolution à 150 km des Etats-Unis (c’est vrai qu’ils auraient pu trouver un endroit plus discret). Et si les Occidentaux ont un droit, le premier, le grand, le définitif est celui-ci : fermer leurs gueules ou alors s’en prendre avec la même vigueur et le même esprit critique à l’action des Etats-Unis à l’égard de Cuba. Il serait grand temps de comprendre, une bonne fois pour toutes, que le problème principal de Cuba est celui d’avoir osé l’indépendance dans l’arrière-cour des Etats-Unis. Vu que les Etats-Unis se prennent à considérer le monde entier comme leur jardin, on peut raisonnablement penser que les Cubains ne seront bientôt plus les seuls à sentir le poids de leur regard... suivez le mien.

Vu d’Europe, il me semble que toute exigence formulée à l’égard du régime cubain ne peut être moralement justifiable qu’accompagnée de la certitude, sinon de la garantie, que nous assumerions la responsabilité des conséquences. Ou s’agirait-t-il, comme pour le Nicaragua, d’y faire un petit tour de piste et puis de se tirer en vitesse avant que ça ne chie encore plus ?

Certes, mais quel soulagement ça serait de voir Cuba redevenir, enfin, un pays "normal" . On y verrait désormais un pays du Tiers-Monde "normalisé" et on accusera (si on est de gauche) "le système". On se souviendrait peut-être de la Salsa (ça se vend bien) et des négresses qui se trémoussaient avec des plumes dans le cul. Par contre, le téléphone (désormais propriété de AT&T) marchera super bien - dans les hôtels - et les journalistes sur place pourront enfin envoyer leurs articles à temps à Paris sans stresser. On y verrait aussi quelques gamins dormir sous un panneau défraîchi annonçant "100 millions d’enfants dans le monde..." et le reste serait illisible. Peut-être même que Siné - s’il arrive à tenir encore debout - se fendrait d’un dessin vachement revanchard à l’égard des Yankees. Même que ça leur ferait vachement mal.

Exiger - sans autre forme de procès - le multipartisme, LA démocratie, des élections "libres" et une presse libre à 150 km de Miami est une façon comme une autre de pisser sur la tombe de Salvador Allende.

Il n’y a pas de hasard à constater combien les Etats-Unis, forts de leur impunité de tout temps et en tous lieux, traitent l’Europe chaque jour un peu plus comme - pardon camarades - un vulgaire Cuba, via les GATT, les AMI, Hormones et cie (pour ne parler que de la partie la plus visible de l’iceberg). Et l’Histoire a montré que chaque concession faite aux Américains n’est, pour eux, que l’expression d’une faiblesse. Et comprendre ça 20 ans plus tard sera le comprendre avec - au moins - 21 ans de retard.

Mais Oncle Sam est patient, disais-je... Alors lorsque la "démocratie" américaine aura englouti le dernier îlot de résistance à l’idéologie de l’avoir, il ne nous restera plus qu’à reformuler et reprendre en choeur la fameuse phrase : "Quand ils sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit parce que nous n’étions pas Cubains...". On vous aura prévenus.

Viktor Dedaj

Septembre 1999

EPILOGUE : UN PETIT VELO BLEU DANS LA TETE (réponse à Régine Déforges)

Il y a aussi ceux qui croient avoir un droit particulier parce que "eux aussi, ils ont aimé ce pays". Prenons l’exemple de Régine Deforges qui se fend carrément d’une lettre ouverte à Fidel Castro dans l’Humanité sur le thème "arrêtez de déconner, nous étions dérrière vous quand vous étiez bien" et enchaînant quelques jours plus tard sur une chronique nostalgique où elle glisse en passant qu’elle "pose un portrait de Camilio et du Che sur la table de chevet". Surréaliste, non ? Même moi j’oserais pas. Est-ce le symptôme d’une ivresse des profondeurs suite à une plongée prolongée dans les eaux médiatiques ? Mais, chut, assez de bavardages et laissons la parole à Régine (dans une version revue et corrigée) :

Régina aimait ces promenades sur le lac en fin d’après-midi. Son vieil assistant noir faisait toujours bien attention à ne pas faire tanguer la frêle embarcation par des mouvements de rame trop brusques. Depuis un quart d’heure déjà , on n’entendait plus que le clapotis discret de leur va-et-vient dans l’eau. Régina sursauta légèrement lorsque les premiers éclats de voix jaillirent de la berge sud. Mais il lui était impossible d’apercevoir les raisons de ce tumulte sans déplacer son ombrelle. Et une telle initiative l’eût exposé, de facto, aux morsures cruelles d’un soleil d’été sudiste. Mais elle savait déjà que le bruit provenait de la propriété du vieux Sam, toujours prompt à en découdre personnellement avec un boy irrespectueux. D’ailleurs, la vieux Sam disait toujours, avec beaucoup d’humour, "Ici, chez moi, les seuls autorisés à aboyer sont mes chiens. Et le seul autorisé à mordre, c’est moi".

Puis le silence retomba si soudainement qu’il en parut aussi incongru en ce lieu que l’animation qui l’avait précédé. Sa curiosité piquée au vif, Régina se résigna à effectuer les manoeuvres ombrellesques indispensables afin de contempler le tableau (tout en se promettant pour le lendemain de ne pas sortir avant midi, afin d’accorder un repos à sa fragile complexion).

Mais ce que son regard capta ne fut pas un tableau mais un véritable fresque : le vieux Sam - c’était bien lui - engagé dans un corps à corps grotesque sur la berge boueuse avec, apparemment, un de ses boys. Le jeune nègre devait être atteint d’une de ces maladies mystérieuses qui frappaient parfois son espèce, ou bien n’avait plus rien à perdre (ces gens là sont assez enclins au vol) car les coups qu’il tentait de rendre au vieux Sam le désignait d’office comme le clou du spectacle, dimanche prochain, sur la place de l’église. Sur la potence de la place, pour être plus précis.

L’issue du combat ne faisait aucun doute, tant la corpulence de Sam s’imposait face à l’anémie du jeune homme. Régina se décida à faire approcher son embarcation afin de ne pas perdre une miette de la scène, bien qu’elle avait déjà de quoi animer les conversations de tous ses garden-parties jusqu’à la fin de l’été. Lorsque la barque ne fût plus qu’à quelques mètres du rivage, le vieux Sam était debout face au lac, tenant fermement le corps semi-inconscient du récalcitrant, à bout de bras, au-dessus de sa tête. Les jambes écartées, couvert de boue de la tête aux pieds et le visage déformé par la rage, Sam s’immobilisa tel un Moïse brandissant les Tables de sa propre Loi. Régina retint son souffle. "Avec ça, pensa-t-elle, je tiens facilement jusqu’à l’automne". Puis le vieux se mit à hurler. "Tu veux toujours aboyer petit ? Tu veux toujours aboyer ? Là -bas dessous, tu trouveras quelques squelettes de tes semblables. Va donc aboyer avec eux, et n’oublie pas de me ramener un os !". Le corps noir dessina un léger arc de cercle avant de plonger dans les eaux sombres. Sam accorda à peine un coup d’oeil aux ébats désespérés du gamin avant de faire un brusque demi-tour et disparaître. "Et peut-être même jusqu’à l’hiver" corrigea Régina, devenue songeuse.

Les cris du jeune homme la tirèrent de sa rêverie. Régina fit approcher la barque. Les eaux du lac avaient débarrassé le garçon de sa boue et Régina n’eût aucun mal à le reconnaître. Il semblait bien décidé à surnager et s’agitait comme un beau diable dans tous les sens. Elle s’approcha encore. Il semblait épuisé et désorienté. Régina mesura la distance qui lui restait à parcourir et estima sa vitesse de progression insuffisante. "A moins d’avoir pied" se dit-elle. Elle se pencha sur l’eau pour en deviner la profondeur. "Ca va pas être facile" puis elle cria "Allez, Fidelito ! Encore un petit effort, tu y arriveras !". Pour la première fois, le garçon prit conscience de la présence à ses côtés. "Ne t’en fais pas, poursuivit-elle, je vais t’aider". Il la regarda sans un mot et tendit la main vers la barque. Régina fit ce que sa charité chrétienne lui ordonna. D’un coup sec de son ombrelle elle lui fît lâcher prise puis, levant le bras en direction du sud, lui murmura : "Tu as perdu la tête mon pauvre petit. Le rivage est par-là ". Toujours sans un mot, le garçon se retourna et effectua avec difficultés quelques brassées supplémentaires. "Et n’oublie pas, je suis derrière toi" ajouta-t-elle. Deux brassées. Pause. Une brassée. Pause. Une demie brassée. Puis plus rien. La surface du lac retrouva sa tranquillité coutumière. Seuls quelques remous s’agitaient encore là où les branches des saules pleureurs viennent verser leurs larmes. "Quel dommage, soupira-t-elle, il avait tout pour réussir".

Tard cette nuit là , et comme à son habitude, Régina congédia ses employés de maison et trouva refuge dans sa chambre. Et comme chaque nuit, depuis plus de vingt ans, elle posa sur son chevet le portrait d’un jeune homme au regard de braise, coiffé d’un béret. Mais ce soir son regard s’attarda un peu plus longtemps. D’un geste léger, elle caressa les bords du cadre. "Oh mon chéri, murmura-t-elle, comme tu nous manques". Elle éteignit la lampe. "Toi, au moins, tu aurais réussi, pas vrai ?". Quelques instants plus tard, alors que son esprit s’apprétait à franchir le mur du sommeil, elle eût une dernière petite pensée lucide "je crois que je vais plutôt écrire un livre".

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