Le désir de l’omni surveillance des sociétés encore dénommées démocratiques et la volonté de mettre en fiches tout ce qui bouge en leur sein vont bon train. Certes, les prouesses de la Technique ont toujours devancé la nécessaire adaptation du Droit et la plus lointaine résignation des mentalités qui en découlent. Néanmoins, il semble qu’autrefois des penseurs reconnus prenaient le temps d’envisager l’impact du possible avant sa concrétisation dans l’arsenal juridique et l’espace social. Mais, quand la loi d’airain de l’économie et la croyance sans failles dans le Progrès domine toute autre considération, l’indispensable temps de la réflexion se réduit comme peau de chagrin. Agissons d’abord, nous réfléchirons plus tard. Et tant pis si plus tard peut rimer avec trop tard. Et c’est ainsi que nos sociétés perdent doucement le sens profond de leur raison d’être pour s’enfoncer dans la barbarie douce du calcul omniprésent et réputé infaillible. Le dernier avatar de cette fatale dérive, en apparence anodine, laisse songeur les citoyens non encore totalement anesthésiés par les sirènes de la post-modernité médiacratisée. L’obligation de pucer les animaux d’élevage suscite en leur esprit éveillé des questions que la grande masse des adaptés satisfaits ou contraints a définitivement renoncé à se poser. La puce minuscule cache pourtant bien des monstruosités.
Quelle formidable invention que la possibilité d’avoir un panorama instantané de la répartition territoriale des nombreux troupeaux que compte notre bel hexagone ! Un simple survol des zones appropriées à l’aide d’un aéronef muni d’un détecteur de puces électroniques relèvera l’identité de chaque animal et dressera le tableau général du troupeau de tel ou tel propriétaire. Depuis le 1er juillet dernier les éleveurs ont l’obligation d’affubler l’oreille des caprins et ovins nouveaux-nés de la miraculeuse boucle contenant une puce de type RFID (radio frequency identification data). Dans quelques temps viendra le tour des bovins. Les porcins, pour la plupart enfermés désormais, semblent pour le moment épargnés par la frénésie de l’implacable comptage. Dans quelques mois la seule identification valable des animaux sera celle-là , y compris pour ceux à usage domestique. La France ne fait qu’appliquer là une directive européenne destinée à rationaliser le système des aides de la PAC, dit-on officiellement. Chaque éleveur ne recevra ses subventions que pour des animaux précisément identifiés. Finie la vache corse fantôme grassement rémunérée, se félicite le technocrate bruxellois assis devant son écran plat et lisse comme ne l’est jamais le travail de l’éleveur.
La vision bureaucratique de l’agriculture « moderne » est en effet aux antipodes de la réalité du métier d’éleveur de brebis. Ce n’est pas parce que ses animaux sont destinés à terme à nourrir les hommes que le paysan considère son élevage comme une usine à viande à l’instar du technocrate qui n’hésite pas, quant à lui, à parler dans des rapports officiels de minerai viande à propos de la ressource que constituent les troupeaux. L’éleveur digne de ce nom observe son cheptel au quotidien, l’écoute attentivement afin de détecter le moindre son inhabituel, touche chacune de ses bêtes qu’il est ensuite capable de reconnaître au premier coup d’oeil. Bref, il vit au contact permanent de son troupeau, il vit son troupeau. A quoi pourrait donc bien servir la détection électronique des animaux dans cette harmonie aux racines ancestrales ? A rien ! Que pourrait-elle entraîner si on ne lui résiste ? La disparition d’un métier, ni plus ni moins. Et c’est probablement le but inavoué - car sans doute difficilement avouable - de cet excès de rationalisation. Ce n’est pas un hasard si les éleveurs qui refusent ce stade ultime de la standardisation de leur activité et qui se regroupent au sein du collectif « Faut pas pucer » (1) sont ceux qui n’ont jamais vraiment accepté la perte d’autonomie que l’intégration progressive de leur travail dans le système froid de l’agrobusiness a provoquée.
Force est de constater qu’ils ne sont pas les plus nombreux quand la majorité de la profession des agriculteurs a depuis longtemps rejeté jusqu’au mot paysan qui rattache pourtant à un sol vivant avant de signifier une chose à exploiter. Nous devons cependant les soutenir car leur résistance dépasse de très loin le cadre de leur activité d’éleveurs. Nous devons les soutenir à un double titre. En tant que consommateurs désireux d’éviter l’alimentation industrielle aseptisée. Que les paysans souhaitant vivre de la vente directe du produit de leur élevage et non de subventions européennes ne soient pas contraints au puçage de leurs animaux, voilà qui nous concerne particulièrement. En tant que citoyens conscients que le puçage complet des troupeaux n’est probablement pas la dernière étape sur le chemin menant nos sociétés vers un funeste horizon tout à la fois hyper hygiéniste et omni sécuritaire. Les paysans ont encore les pieds sur terre. Gardons avec eux la tête sur les épaules.
Yann Fiévet
(1) Faut pas pucer : Le Batz 81140 Saint-Michel-de-Vax - fautpaspucer@laposte.net)