LE PARTI, L’INITIATEUR DU DEVENIR
Je reviens à Jean-Marie Vincent et à son livre « Les mensonges de l’Etat », publié en 1979 par la réunion d’articles de divers ouvrages et revues : Critique socialiste, Critique de l’économie politique...Le blog « palim-psao.overblog.fr » vient d’en publier de larges extraits. Nous avons déjà abordé l’avant-propos.
Nous consacrerons notre texte d’aujourd’hui à la présentation d’un copieux article intitulé « Classe et parti », publié initialement dans « Critique socialiste », n°1, mars-avril 1970.
UN DEBAT ANCIEN ET TOUJOURS OUVERT
Un débat ancien, oui, et qui fait l’objet de larges controverses à toutes les époques en fonction des « situations concrètes » telles que Lénine se proposait de les étudier.
C’est aussi ce que fait JMV en 1970.
« Depuis Mai 68, écrit-il, les luttes ouvrières de France, d’Italie, de Belgique, d’Espagne et de Scandinavie sont venues bousculer tout cet édifice. »
L’édifice en question, c’est le fait que le mouvement ouvrier dans les pays occidentaux a vécu de longues années après la deuxième guerre mondiale sous l’influence d’un discours idéologique trompeur et démobilisateur : celui de l’intégration de la classe ouvrière au régime capitaliste sous le poids d’un déterminisme technologique irrésistible.
« La classe ouvrière, dit JMV, des pays en question semblait s’adapter avec une parfaite aisance aux conditions du développement économique capitaliste et accepter la perspective d’une amélioration lente de son sort comme la seule perspective possible...
« La réalité de l’exploitation et du despotisme capitaliste reculait devant l’expansion de la technologie et des techniques de résolution des conflits ou de diminution des tensions.
« Le capitalisme s’insinuait à ce point dans la technique qu’il en épousait la neutralité sociale. »
APRES MAI 68, DE NOUVELLES QUESTIONS
Cependant, après mai 68, de nouvelles questions sont posées.
« L’intégration, n’est-elle pas plutôt le fait des organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière ?
« N’est-elle pas, par conséquent, de nature essentiellement politique ?
« Ne faut-il pas, de ce fait, la ramener à des erreurs d’orientation stratégique et à des concessions opportunistes ?
Pour sa part, JMV ajoute le problème des rapports fort complexes qui existent entre la classe et ses organisations, entre la classe telle que la façonne et la refaçonne la reproduction élargie du capital et du système d’une part, les organisations telles qu’elles se modèlent elles-mêmes par leur pratique et par les relations qu’elles établissent avec les réactions quotidiennes de la classe d’autre part.
L’USAGE DES MACHINES POUR SOUMETTRE LA FORCE DE TRAVAIL
Il reste, dit-il encore, à formuler en termes précis le problème plus général de l’organisation de la classe elle-même, c’est-à -dire des conditions de son intervention autonome et de son mouvement autonome d’appropriation de la technique et du savoir.
Pour Marx, ajoute-t-il, l’usage capitaliste des machines (et de la technologie), c’est-à -dire la transformation des moyens de production en capitaux à mettre en valeur par la production, entraînait la soumission de la force de travail aux impératifs de l’accumulation du capital, non comme la soumission d’un collectif de travailleurs solidaires, mais comme la soumission collective lâche de possesseurs individuels d’une force de travail.
LES ORDRES DU CAPITAL
Marx, dit-il, considère que « dès qu’il y a coopération entre des ouvriers salariés, le commandement du capital se développe comme une nécessité pour l’exécution du travail, comme une condition réelle de production...Les ordres du capital deviennent dès lors aussi indispensables que le sont ceux du général sur le champ de bataille. »
Mais, en même temps, la direction est encore davantage la fonction d’exploiter le procès de travail social, fonction qui repose sur l’antagonisme inévitable entre l’exploiteur et la matière qu’il exploite.
Et JMV cite encore Marx : « Comme personnes indépendantes les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en relation avec le même capital, mais non entre eux. Leur coopération ne commence que dans le procès de travail, mais là ils ont déjà cessé de s’appartenir. Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital. »
LES OUVRIERS INCORPORES AU CAPITAL
Et Marx poursuit : « En tant qu’ils coopèrent, qu’ils forment les membres d’un organisme actif, ils ne sont même qu’un mode particulier d’existence du capital.
« La force productive que les salariés déploient en fonctionnant comme travailleur collectif est, par conséquent, force productive du capital.
« Les forces sociales du travail se développent sans être payées dès que les ouvriers sont placés dans certaines conditions, et le capital les y place...
« La force sociale du travail semble être une force dont le capital est donné par nature, une force productive qui lui est immanente. »
La classe ouvrière est donc dans l’incapacité de s’affirmer d’emblée comme force collective organisatrice. La division capitaliste du travail, telle qu’elle se manifeste au niveau de l’entreprise, la dépouille de ce que Marx appelle « les puissances intellectuelles de la production », c’est-à -dire de la force combinée des savoirs dispersés entre les participants du processus de production que le capitaliste s’approprie en grande partie.
LES TRAVAILLEURS, MATIERE PREMIERE
« On s’explique ainsi, montre JMV, que les travailleurs apparaissent spontanément comme le jouet du progrès technique, comme la matière première sans cesse malaxée et triturée par une technologie dont le capitaliste n’est que l’agent ou l’interprète...
« Ce mouvement...est partie intégrante de la reproduction élargie du capital qui implique à la fois l’élargissement de la base technique de la production...et la reproduction de la classe ouvrière en tant qu’agent passif de la valorisation du capital, en tant que simple valeur d’usage aux vertus, il est vrai, merveilleuses (produire plus que ne coûte son entretien). »
LA PRODUCTION ET REPRODUCTION DE LA RESISTANCE OUVRIERE
Et Marx montre (Le Manifeste) que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de travail et par cela même les rapports de production et tout l’ensemble des rapports sociaux...Au moyen de machines, de procédés chimiques et d’autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production, les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales de travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division en lançant sans interruption des masses de capitaux et d’ouvriers d’une branche de production dans une autre. »
Mais la médaille a son revers.
En produisant, et en reproduisant le prolétariat moderne, le capital produit et reproduit aussi, inéluctablement, la résistance ouvrière.
DES INTERETS COMMUNS FACE AU PATRONAT
Pour JMV, « les transformations des rapports sociaux et des relations de production modifient profondément les relations des ouvriers avec leur environnement naturel et technique, élargissant leur horizon intellectuel malgré les effets de la division du travail au stade de la production et font naître chaque jour des besoins nouveaux chez eux...
« De plus, il est inévitable que les individus qui composent la classe ouvrière s’aperçoivent dans les grandes concentrations industrielles où ils sont rassemblés qu’ils ont des intérêts communs face au patronat et que l’exploitation est d’autant plus forte qu’ils sont plus dispersés et désunis dans leurs réactions. »
Marx l’avait d’ailleurs bien montré dès 1847 dans « Misère de la philosophie. »
« La grande industrie, disait-il, agglomère dans un seul endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, qui est intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance-coalition...Si le premier but de la résistance n’a été que le maintien du salaire, à mesure que les capitalistes à leur tour, se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire... »
L’ASSOCIATION PREND UN CARACTERE POLITIQUE
Aussi, dit Marx, « l’association prend un caractère politique...La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs...Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à -vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique. »
LE MOUVEMENT OUVRIER, LE PROLONGEMENT DE LA REVOLTE
Ainsi, la naissance, puis la permanence du mouvement ouvrier moderne, s’explique parfaitement. Il n’est pas le produit d’une propagande idéologique faite par des intellectuels révolutionnaires, mais le prolongement logique d’une révolte irrépressible.
Mais, poursuit JMV, la constitution d’une force sociale ouvrière, son débouché inévitable sur la politique ne signifie pas pour autant que la classe ouvrière récupère sa force collective au niveau du processus de production, qu’elle s’approprie les puissances intellectuelles de la production et qu’elle s’affirme comme organisateur collectif de l’économie et de la société toute entière. Loin de là .
« La mobilisation ouvrière, dit-il, se réalise de façon primaire autour d’objectifs (salaires, défense et amélioration des conditions de vie) qui n’ont pas trait directement aux rapports de production, mais à la circulation et aux rapports de distribution. »
L’EXTRACTION DE LA PLUS-VALUE HORS DE PORTEE
Aussi, poursuit-il, « si forte que soit l’aspiration ouvrière vers un autre type de société, vers d’autres relations sociales dans certaines périodes de fermentation, la coalition autour de tels objectifs ne supprime pas l’impuissance quotidienne devant le despotisme capitaliste, même si elle la tempère quelque peu, puisque l’organisation du travail et les mécanismes d’extraction de la plus-value restent pour l’essentiel hors de portée.
« Il s’ensuit d’ailleurs que les organisations syndicales et a fortiori les organisations politiques que construisent les travailleurs dans leur volonté de résistance sont largement extérieures à la réalité des relations de production, ne collent pas aux caractéristiques les plus essentielles de l’exploitation.
« A ce point de vue, poursuit JMV, elles ne sont pas l’organisation de la classe ouvrière (au sens de structuration interne de celle-ci), mais des organisations que la classe détache d’elle-même et à qui elle délègue la tâche de la défendre contre les effets les plus intolérables du régime capitaliste.
« En tant que corps collectifs, elles ne sont pas directement l’expression de l’organisme ouvrier ; même si elles lui sont indispensable pour dépasser le stade de la masse totalement manipulée par le capital... »
Cela donne évidemment à la bourgeoisie une très grande marge de manoeuvre.
LES TERMES DU VIEUX DEBAT
Pour reprendre les termes du vieux débat dont on parle, JMV en est conduit à constater que la révolte des travailleurs, que la résistance ouvrière, dans leur expression « spontanée », résultent de la position subordonnée et passive de la force de travail dans le processus de production capitaliste, et ne mènent pas sans détour à une pratique révolutionnaire, c’est-à -dire à une mise en question irrévocable et sans ambiguïté de la société capitaliste...
« L’antagonisme avec le capital ne peut être porté à son point d’incandescence par la seule confrontation des forces et des situations immédiatement données...
IL FAUT AJOUTER UN INGREDIENT PARTICULIER
Il faut, dit-il, « ajouter un ingrédient particulier, l’orientation révolutionnaire, la politique révolutionnaire, élaborée, non dans la pratique quotidienne, mais en fonction d’une compréhension approfondie de l’ensemble des mécanismes sociaux et de l’objectif stratégique : le renversement du pouvoir de la bourgeoisie.
« De là , naît toute thématique de l’avant-garde qui, du dehors (mais de où précisément) doit apporter à la classe ouvrière la conscience de ses tâches historiques : c’est-à -dire de créer un nouvel Etat et édifier de nouveaux rapports de production. »
Là , je me permets de signaler que JMV semble s’éloigner du dépérissement de l’Etat qui est la notion principale et constitutive de l’élaboration de Marx relative à l’Etat.
LES OUTRANCES DE L’AVANT-GARDISME
JMV récuse toutefois ceux qui, tel Amadeo Bordiga, ont pu réagir en privilégiant encore un peu plus l’avant-gardisme du parti en voyant en lui la seule expression authentique de la classe ouvrière, en même temps que l’instrument unique de la prise du pouvoir.
« Le parti, dit JMV, est alors compris comme une sorte de phalange militaire dans laquelle la discipline et la préparation politico-technique de l’activité insurrectionnelle priment toutes les autres considérations... »
Mais on ne peut attribuer une telle conception du parti à Lénine, dit-il.
« Depuis l’époque de « Que faire » jusqu’à ses derniers écrits, le problème du lien entre parti et masses n’a cessé d’être une de ses préoccupations. Après la révolution russe de 1905 et naturellement dans la période précédent immédiatement octobre 1917, il a souvent insisté sur la nécessité pour le parti de trouver le contact avec les organes ou organismes où s’expriment les masses (syndicats, associations populaires diverses, soviets, comités d’usines). »
LENINE ET « L’ETAT ET LA REVOLUTION »
JMV considère « L’Etat et la Révolution » comme étant sans doute son oeuvre majeure.
« Elle montre d’ailleurs à quel point il était soucieux de ne pas impartir aux masses ouvrières un rôle passif dans le processus de construction de l’Etat prolétarien. Il faut, en outre, ne pas oublier que les thèses des 3ème et 4ème Congrès de l’Internationale communiste sur le front unique prolétarien, sur les formes communistes d’organisation et où son empreinte est si forte, traduisent l’effort théorique maximum de l’Internationale pour établir entre les partis et la classe ouvrière une relation non paternaliste. »
Cependant, malgré les indications précieuses que Lénine a laissées sur la bureaucratisation dans sa théorie de l’impérialisme et dans les textes contre Staline de la fin de sa vie, « il n’a pas produit une théorie totalement satisfaisante du parti révolutionnaire en pays capitaliste développé. »
UNE THEORIE PAS TOTALEMENT SATISFAISANTE
« La difficulté considérable de la révolution russe après octobre 1917 - guerre civile et intervention étrangère, chocs avec une paysannerie enfermée dans l’horizon de la propriété privée, recul temporaire des forces productives et prostation du prolétariat industriel - ont accaparé son attention et l’ont détourné de la voie qu’il avait commencé à emprunter en avril 1917.
« Il fut amené par la pression des circonstances à voir dans le parti une sorte de substitut de la classe qu’il fallait absolument préserver contre les influences hostiles (anarchisantes, bourgeoises, petites-bourgeoises, etc...) en l’isolant et en le claquemurant vis-à -vis de l’extérieur, d’où l’interdiction des fractions au Xème Congrès du P.C. en 1921 et toutes mesures qui pavèrent le chemin à Staline et à sa conception du parti-caserne. »
JMV analyse alors rapidement le « règlement de comptes » de Gramsci avec la tradition du socialisme italien et les difficultés qu’il rencontra face à Bordiga et en tire quelques conclusions.
COMMENT ETRE L’INITIATEUR DU DEVENIR
Pour lui, le parti « doit être un initiateur du devenir-organisation de la classe par l’impulsion qu’il donne aux luttes de masse.
« En se saisissant dans sa séparation par rapport à la classe, il doit se fixer comme objectif permanent de la surmonter et de fournir aux masses le moyen de leur organisation (moyens idéologiques, politiques, logistiques et humains).
« En d’autres termes, il doit établir des relations se réciprocité avec les masses, dans la lutte pour leur libération, seule garantie contre les dégénérescences bureaucratiques.
« Le parti n’est pas la « classe pour soi », il n’est qu’un instrument absolument indispensable à la classe qui doit le contrôler étroitement.
« Parti obstacle à la révolution socialiste ou parti ferment de la révolution, il n’y a pas de moyen terme. »
PAS DE PARTI-SANCTUAIRE POUR CULTE DE LA CLASSE OUVRIERE
Pour JMV, le parti ne peut être considéré comme un parti sanctuaire où l’on vient rendre un culte à la classe ouvrière. Sa première tâche est de desserrer l’étreinte de l’Etat bourgeois autour des travailleurs, étreinte qui sous différentes formes (répressive, politico-culturelles) tend à rendre la classe exploitée étrangère à toute organisation pour la faire rentrer tout entière dans les rapports de production capitalistes pour la réduire à l’état de simple moyen de production.
TROUVER LA JONCTION AVEC LA RESISTANCE OUVRIERE
De même dit-il, le parti « ne peut mener cette lutte éminemment politique à partir de la seule utilisation de mécanismes de la politique traditionnelle - élément d’atomisation des travailleurs, il lui faut pour cela trouver la jonction avec la résistance ouvrière - limite insurmontable sur laquelle le capital se casse toujours les dents - et joindre lutte politique et lutte économique jusqu’à ce qu’elles se fondent en un mouvement politique de masse à objectifs révolutionnaires.
« En un sens, le parti qui regroupe des individus d’origines sociales diverses (même si la majorité d’entre-eux est d’origine ouvrière) apporte les analyses et l’orientation révolutionnaire à la classe de l’extérieur (de l’extérieur de son expérience quotidienne), mais lui-même ne peut parvenir à ces analyses et à cette orientation qu’en se plaçant du point de vue du prolétariat et des forces productives humaines asservies, qu’en saisissant la dynamique du système à partir du rapport capital-travail et qu’en vérifiant la validité de ses interventions par le degré d’organisation de la classe. »
C’EST LA CLASSE OUVRIERE QUI DOIT DETRUIRE L’ETAT ET LA GRANDE INDUSTRIE CAPITALISTE
« Le parti, conclut JMV, a un rôle moteur pour aider la classe ouvrière à sortir de l’organisation capitaliste du travail et des autres domaines de la sociale, mais il lui faut accepter d’être mû à son tour par le mouvement qu’il a suscité.
« C’est seulement en détruisant elle-même l’Etat capitaliste et le système de la grande industrie capitaliste que la classe ouvrière pourra commencer à se libérer elle-même et toutes les forces productives dans la transition vers le socialisme. »
Michel Peyret
11 février 2011