Les remous sociaux causés par la loi sur les retraites en France ont fait couler beaucoup d’encre, et mobilisé bien des énergies. Et sans doute, n’est-ce pas terminé… et tant mieux. Dans une démocratie qui se respecte, le débat ne doit jamais être clos. En même temps, tout le monde sait - ou devrait savoir - que sauf exception, les lois et les politiques sont toujours en retard sur la vie des citoyens. Elles ne font que s’adapter, s’ajuster au vécu des populations. La réalité de la vie est ainsi toujours en avance sur les fonctionnaires politiques, et c’est ce qui en fait sa richesse, sa force et sa suprématie sur tout le reste. Quoi que nous adoptions ou non comme lois, décrets, et amendements, la vie prime et sera toujours en avance sur les législations. Et cela est vrai dans tous les cas : tant dans la politique extérieure que dans les affaires intérieures d’un Etat.
Ceci étant, la question des retraites françaises amène à des analyses qui ne me semblent pas correctes. Dans un débat, tout intervenant sait que l’on peut faire dire tout et son contraire aux chiffres que chacun choisit pour étayer son point de vue. Le décompte du nombre de manifestants l’a lamentablement illustré. Face au gouvernement qui justifie sa réforme par l’allongement de notre durée de vie, les uns épinglent cette durée pour la comparer à l’accroissement du PIB, quand d’autres déclarent qu’ayant augmenté leur productivité, nos sociétés auraient les moyens d’une retraite à partir de 35-40 ans pour libérer les individus qui pourraient alors vivre de repos et de loisirs… Cela ne me semble pas poser le problème correctement, dans la mesure où le travail est considéré d’emblée par ces intervenants comme une charge à vie, un fardeau, une punition insupportable. Ce qui me paraît biaiser le débat, d’entrée de jeu.
Même si mes propos vont à contre-courant d’une idée actuellement répandue, je crois que dans bien des cas le travail peut aussi structurer la vie des individus. Et que beaucoup d’entre eux seraient en complète dérive - faut-il rappeler les dégâts du chômage ? - s’ils n’avaient pas leur travail pour les construire et les fonder, inaptes qu’ils sont de meubler leurs loisirs par autre chose qu’une fuite en avant dans une consommation accrue de n’importe quoi, cherchant avant tout à se distraire. La réalité à ce propos est édifiante : il suffit de voir à quoi la grande majorité passe ses loisirs… Cette société des loisirs que l’on nous promettait comme une libération du travail au profit de la culture a surtout fait la part belle à une société de petits consommateurs de tous bords, bien dociles, de moins en moins cultivés et de plus en plus grégaires dans leurs comportements, soumis aux modes, aux mirages publicitaires et aux médias qui les manipulent et les aliènent.
L’on nous abreuve depuis quelques années de reportages esthétisants qui dénoncent le gaspillage éhonté de nos sociétés industrielles - et nous y applaudissons, les yeux émerveillés - en nous expliquant qu’au rythme où l’on vit en Occident il faudrait cinq planètes comme la nôtre pour assurer notre niveau de vie partout, mais dès qu’il s’agit d’évoquer la nécessité de diminuer ce niveau, nous freinons des quatre fers. Changer nos comportements, devenir des consommateurs responsables, faire des économies d’énergie, réduire notre empreinte écologique, d’accord… mais que les autres commencent d’abord ! Nous, nous revendiquons plus de temps libre pour nos loisirs où nous pourrons nous distraire en consommant davantage. Nous sommes les produits d’une société de consommation et nous ne pouvons plus nous en passer. Dès lors, rien n’est plus irresponsable que de proposer une vision des choses qui se heurte de suite à une réalité qui la dément. Le réel, et rien que le réel devrait suffire amplement pour tenter de transformer une société malade de ses excès sans tomber dans les clichés faciles d’une autre qui ne reflètent en rien la réalité. C’est abandonner une idéologie critiquable pour tomber dans une autre qui le serait tout autant. Souvent, ce sont d’ailleurs les mêmes qui prônent une société de décroissance et dans le même temps proposent de telles utopies irréalistes. Résultat : ils jettent le trouble dans l’esprit de beaucoup, là où il faudrait au contraire tenter d’amener quelque clarté.
Pour commencer, il conviendrait d’abord d’arrêter de présenter systématiquement le travail comme un fardeau, une contrainte insurmontable et obligatoirement déshumanisante. Tout comme de prôner le retour au troc en lieu et place de l’outil monétaire qui serait la source de tous les maux. Ou encore, d’organiser un retrait planétaire de liquidités auprès des banques à tel moment précis. Ces grossières approches ne mènent à rien, sauf à donner l’illusion à leurs auteurs de « réfléchir » à des lendemains meilleurs… mais sans réel engagement politique. Parce que quand vous aurez rempli vos bas de laine de vos économies, qu’en ferez-vous, hormis d’assurer l’avenir des maraudeurs, puis de réclamer une présence policière accrue pour vous en protéger !? Il est absurde de penser obtenir quoi que ce soit par de telles initiatives irréfléchies, ni surtout d’imaginer avoir fait avancer d’un iota la complexité d’un système dans lequel il nous faut pourtant trouver des solutions intelligentes. Ce type de proposition est infantilisant dans une société où déjà les individus sont soumis à des tas de conseils de tous ordres dans un assistanat de façade qui les rend plus dépendants et finalement moins adultes et responsables d’eux-mêmes. Il suffit de voir la pub déguisée de certaines entreprises après les infos de 20h sur France2 pour se rendre compte à quel point on nous prend pour des débiles.
Dans des questions aussi sensibles pour la qualité de vie de chacun et l’équilibre de nos sociétés, on ne peut se satisfaire de telles caricatures. Il faut de la nuance. Et des solutions adaptées à chaque situation. Travailler n’est pas d’office une tare, un handicap, un empêchement à se réaliser, un esclavage. Cela peut aussi être tout l’inverse. Et nombre de travailleurs tirent à juste titre une fierté de leur labeur. La question n’est donc pas de savoir s’il faut s’arrêter à tel ou tel âge, la question est toujours la même et il ne faut pas s’en laisser distraire : qui est de savoir si le système actuel est équitable. Et c’est là que se situe l’enjeu et le combat à mener, pas ailleurs. Et à voir la manière dont s’articule le nouveau système proposé pour les pensions il n’est pas difficile de constater qu’il est comme beaucoup d’autres secteurs, profondément injuste. Il s’agit donc d’abord et avant tout d’une question de redistribution. Cette question des retraites est déjà bien assez complexe et sensible que pour ne pas emmener la réflexion des citoyens sur d’autres voies qui me paraissent sans issue.
Bref, autant j’applaudis des deux mains quand un travail abrutissant est remplacé par une mécanisation ou une robotisation, même au prix d’une diminution de certains emplois - mais qu’il conviendrait de réorienter par une formation adaptée aux changements profonds de nos sociétés, à un recyclage aux nouveaux métiers - autant je me méfie de ceux qui présentent l’avenir de la société qui n’aurait comme seul projet que l’oisiveté. Je crois que le travail est aussi une construction de l’individu, qui peut lui permettre de s’épanouir et d’équilibrer sa vie. Et que toute société a besoin de valeur ajoutée. Que les choses ne tombent pas toutes seules dans notre assiette, et que confondre les plans n’est pas sérieux. Encore une fois, si certains emplois au lieu de construire l’individu, le déconstruisent et l’abrutissent, il convient de les en dégager. Et il faut absolument humaniser des pans entiers de labeurs qui anéantissent encore quantité d’individus dans leurs tâches. Mais affirmer que la société fonctionnerait automatiquement mieux en travaillant moins et en s’arrêtant à 35 ans est un leurre. Tout comme penser que toute contrainte est un obstacle à la liberté. A bien y regarder, c’est probablement le contraire : sans contrainte aucun enfant ne peut devenir adulte. Une contrainte est aussi une épreuve qu’il lui faut surmonter et à travers laquelle il peut (se) grandir. Ainsi, l’on peut bien rêver, mais cela ne me semble pas le propos dans le cas présent qui a mobilisé des millions de salariés dans les rues. Et l’on peut toujours idéaliser, fantasmer une société, les faits viennent vite la contredire.
Loin des rêves éveillés, des pistes concrètes existent pourtant. Et elles sont nombreuses pour une plus juste répartition. Le seul obstacle est comme toujours la volonté politique de les explorer. Ce qui, comme dans beaucoup d’autres domaines, ne semble pas à l’ordre du jour des représentants des divers gouvernements qui se succèdent. Parce que là aussi, il s’agit de ne pas se leurrer : le PS ne fera pas grand-chose d’autre que ce que fait l’UMP. Ne soyons pas dupes. Il n’est qu’à voir ce que préconisent deux ténors du PS à l’OMC et au FMI - dont Dominique Strauss-Kahn est pressenti comme meilleur candidat de la gauche (?) à l’élection de 2012, à 495.000 $ nets de revenus annuels, quelle imposture ! Les solutions sont autre part que dans ces partis minés par une ploutocratie alliée à la haute finance qui n’ont d’autres intérêts que strictement les leurs. Et il en va de même dans les autres gouvernements des autres pays. La classe dirigeante ne lâche pas facilement ses privilèges et les travailleurs auront toujours à se battre pour en obtenir une plus juste redistribution.
Ainsi, s’il faut assurément poursuivre l’amélioration des emplois « pénibles » afin d’en dégager plus tôt les travailleurs, pourquoi par exemple ne pas préparer les salariés à l’âge de la pension en diminuant leur temps de travail au fil des ans ? Est-il normal que l’on demande à quelqu’un de prester le même nombre d’heures à 50 ans qu’à 30 ? Tout le monde sait que dans nombre de professions le rendement n’est pas le même. Ceux-là pourraient dès lors bénéficier d’un temps de travail progressivement moins lourd - à déterminer en concertation avec les acteurs sociaux - laissant la place aux jeunes dont ils pourraient par ailleurs assurer la formation. De plus, ils auraient ainsi le temps de se préparer à un arrêt total de leur activité professionnel le moment venu, sans que cela ne survienne du jour au lendemain, ce qui est parfois vécu comme un traumatisme aussi.
Autre exemple : pourquoi faudrait-il maintenir de tels écarts dans le taux des pensions quand pendant toute leur vie active certains ont déjà gagné dix, vingt ou cent fois plus que d’autres ? La retraite ne serait-elle pas le moment où chacun pourrait percevoir une pension plus ou moins égale ? La vie professionnelle active ayant permis à certains de s’enrichir plus que d’autres, pourquoi faudrait-il alimenter encore ces différences !? La fin de la carrière professionnelle rime souvent avec une augmentation des dépenses médicales. Ne serait-il pas judicieux d’assurer à chacun un partage plus équitable afin de pouvoir y faire face ?
Et ainsi de plusieurs pistes qui sont à explorer - comme celle du bouclier fiscal, des avantages éhontés de certains, du cumul des autres, de la corruption dans les dossiers publics, de la taxation sur certaines opérations financières, des paradis fiscaux, etc… - si tant est que la volonté politique d’une plus juste répartition soit vraiment le souci des gouvernements… De ces pistes pourront sans aucun doute ressortir les moyens financiers permettant la continuité d’un système qui serait de la sorte, plus équilibré… en sachant que le modèle parfait n’existe pas, et qu’il faudra encore et toujours, réfléchir et travailler à plus de justice dans le partage des richesses produites.
Il s’agit donc de ne pas se tromper dans la démarche : le ras-le-bol et la rage exprimés par les citoyens de France comme d’ailleurs, tient plus souvent aux excès d’une classe privilégiée et arrogante qui impose des plans d’austérité et des sacrifices à la majorité des citoyens là où elle-même n’en fait aucun ! Et malgré une société qui globalement s’enrichit par le travail des salariés, c’est de l’aggravation de l’injustice sociale dont il est question, et finalement peu d’un souci d’âge de la pension. Ce qui revient à recentrer le débat sur la question fondamentale qui gangrène nos sociétés et risque de provoquer à terme des révoltes : quel que soit le dossier, la justice ne peut pas être une matière à géométrie variable. Elle doit s’appliquer à tout individu ou groupe d’individus, de manière égale, sans discrimination d’aucune sorte, partout et en toutes circonstances. Le jour où tel sera vraiment l’objectif de nos sociétés, il n’y aura aucune hésitation à avoir : il faudra massivement miser sur l’éducation et l’enseignement. Et une génération plus tard, la société sera transformée. Mais est-ce bien la justice sociale que nos politiciens actuels ont comme projet ? A voir leurs priorités budgétaires, rien n’est moins sûr.
Daniel Vanhove -
Observateur civil
Auteur
04.11.10