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« L’argent qui corrompt » (Le Monde Diplomatique)

Illustration : Michael Mucci

« Qui dirige - les gouvernements ou les marchés financiers ? » La question, posée par l’économiste Robert Skidelsky (Financial Times, 17 juin 2010), ne soulève pas un suspense insoutenable alors que, sous la pression des investisseurs, les pouvoirs publics européens imposent des politiques d’austérité à leurs populations. En l’espace de quelques semaines, Allemagne, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Portugal, Royaume-Uni, Roumanie, etc, ont annoncé des mesures de restriction budgétaire destinées à contenir l’endettement : report de l’âge de départ en retraite, baisse du salaire des fonctionnaires, rabotage des prestations sociales et suppression de certaines allocations, hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), privatisations. Un éventail complété comme il se doit - car il importe d’opposer le gramme au kilo sur l’autre plateau de la balance sociale - par une hausse insensible de la fiscalité sur les hauts revenus, bonus et stocks options.

Pareil virage économique pris sous la pression des marchés ne figurait pas dans les programmes électoraux sur la foi desquels les dirigeants furent portés au pouvoir. Ces choix sont légaux ; sont-ils légitimes ? Leur orientation sociale apparaît tellement déséquilibrée que l’interprétation n’appelle nul recours à la « complexité » : sous la pression des riches, les gouvernements font payer aux pauvres la facture de la spéculation financière.

Car pour les possédants, la crise semble passée. « En 2009, le nombre de foyers millionnaires en dollars a augmenté d’environ 14 % et atteint 11,2 millions, quasiment autant qu’en 2007 », jubile le Boston Consulting Group dans son rapport 2010 sur la richesse mondiale intitulé « Regagner le terrain perdu ». Au même moment, et comme si la leçon ne pouvait être administrée que par une forme de pédagogie du pire, se succèdent en France les révélations sur le train de vie des dirigeants et les conflits d’intérêts qu’engendrent leurs activités lucratives privées ou celle de leurs famille. Au-delà de la situation de M. Jean-François Copé, avocat d’affaires chez Gide-Loyrette-Nouel et président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, ou de Mme Florence Woerth, qui fut simultanément épouse du ministre du budget (et trésorier de l’UMP), administratrice du groupe de luxe Hermès et gestionnaire des actifs de la milliardaire Liliane Bettencourt, la confusion de la chose publique et des intérêts privés atteint un point inédit.

Elle procède d’un double mouvement de « privatisation » des grands commis de l’Etat et de « nationalisation » des catégories de pensée en vigueur dans le privé. Bien connue sous l’appellation de « pantouflage », la première dynamique implique des hauts fonctionnaires plus disposés que jamais à vendre leurs services, leurs connaissances et leurs carnets d’adresse à de grandes entreprises. Deux cas exemplaires parmi tant d’autres : celui de M. François Pérol (ancien élève de l’Ecole nationale d’administration [ENA], de Sciences Po et de HEC, inspecteur des finances), passé en 2009 du secrétariat général adjoint de la présidence de la République à la présidence du groupe bancaire BPCE qu’il a lui-même contribué à fonder en tant que conseiller économique du chef de l’Etat ; celui de Mme Emmanuelle Mignon (ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, de Sciences-Po, de l’ENA, de l’Essec), ancienne directrice de cabinet de M. Nicolas Sarkozy quittant en mai 2010 le Conseil d’Etat, son corps d’attache, pour prendre la direction stratégique du groupe Front Line, société du cinéaste Luc Besson. Les nouvelles vies de MM. Anthony Blair et Gerhard Schröder, chefs de gouvernements devenus respectivement administrateur de LVMH et responsable d’un groupe pétrolier russo-britannique, révèlent la dimension internationale du phénomène.

Le second mouvement, moins souvent évoqué, consiste en une importation au sein de la sphère publique de l’idéologie de l’entreprise privée (où, faut-il le rappeler, l’excellence se jauge à la capacité de satisfaire les actionnaires plutôt que d’assurer le bien-être de la collectivité) : non seulement cette vision du monde domine l’enseignement des grandes écoles menant aux carrières administratives mais une part croissante des élites d’Etat sort à présent d’écoles de commerce (1). Le recrutement au gouvernement d’anciens dirigeants de cabinets de conseil (Mme Christine Lagarde : Baker & McKenzie ; M. Eric Woerth : Arthur Andersen ; M. Jean-Louis Borloo, etc.) accentue la tendance. Avocats d’affaires, avocats du monde des affaires ? En la matière, la France n’égale-t-elle pas les Etats-Unis où la liste des personnalités de l’administration Obama occupant ou ayant occupé des positions dans la finance privée donne le tournis (2).

L’histoire enseigne que la corruption des élites et de l’esprit public enfante plus souvent le ressentiment stérile que les mobilisations émancipatrices. Vieille comme le gouvernement des humains, l’émulsion de l’argent et de la politique ne se défait pas facilement. Les liens entre ces deux composantes s’avèrent si foisonnants qu’aussitôt tranchés, ils se reconstituent sous des formes parfois insoupçonnées (lire notre dossier « Le triomphe de l’oligarchie » dans Le Monde diplomatique de juin, en kiosques).

Trente-six ans avant que le chef de l’Etat français ne consomme sur le yacht de l’un de ses amis milliardaires la « République irréprochable » promise au cours de sa campagne, François Mitterrand annonçait, lors du Congrès d’unification des socialistes à Epinay (juin 1971), la rupture avec « toutes les puissances de l’argent, l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ». Un septennat de pouvoir et un tournant libéral feront peu après de lui l’homme des « années fric » et des affaires.

Pierre Rimbert
http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-06-22-L-argent-qui-corrompt

(1) Lire Alain Garrigou, « Comment Sciences-Po et l’ENA deviennent des "business schools"  », Le Monde diplomatique, novembre 2000.

(2) Lire John Bellamay Foster et Hannah Holleman, « The financial power elite », Monthly Review, vol 62, n°1, mai 2010, p. 1-19.

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