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Trois questions à Bruno Drewski sur la reconnaissance par Poutine des républiques séparatistes en Ukraine

Nouveau rebondissement dans la crise ukrainienne. Lundi, Vladimir Poutine a reconnu officiellement l’indépendance des deux républiques séparatistes prorusses dans le Donbass. Maître de conférence à l’INALCO et spécialiste de l’Europe de l’Est, Bruno Drewski nous éclaire sur les fondements de cette ultime manœuvre et ses conséquences.

Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il reconnu l’indépendance des deux républiques séparatistes dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine ?

La raison la plus importante n’est pas forcément celle qui retient l’attention des Occidentaux. Poutine était obligé d’intervenir de la sorte à cause la pression de son opinion publique qui ne peut pas tolérer qu’une masse de Russes soit bombardée. Car c’est bien ce qui se passait au Donbass avant même cette reconnaissance et la crise actuelle qui n’a fait qu’exacerber les tensions.

La population du Donbass est bombardée en fait par intermittence depuis 2014. Il y a des groupes armés ukrainiens qui bombardent, ce n’est pas forcément l’armée ukrainienne directement, mais plus souvent des groupes fascisants qui sont rattachés à l’armée. Il y a eu des milliers de victimes civiles depuis 2014. Dans ce contexte, on peut certes d’un point de vue légal préférer la position de la Chine au Conseil de Sécurité lundi. D’un côté, elle soutient la Russie contre la pression de l’OTAN, mais de l’autre, elle n’accepte pas le principe de remise en cause de l’intégrité territoriale des États existants, donc de l’Ukraine, comme ce fut le cas avec le Kosovo de la part de l’OTAN puis aujourd’hui du Donbass de la part de la Russie. Mais, à Moscou, la pression populaire russe, et celle des militaires aussi, est trop forte pour que Poutine puisse suivre cette ligne purement diplomatique.

Le deuxième point, c’est le rapport de force. Il est clair que Poutine joue sur ça comme l’ont fait avec succès les Occidentaux depuis 1989. Mais aujourd’hui, il a démontré qu’il est la partie en position de force dans ce rapport. L’argument occidental consiste à dire que la reconnaissance des Républiques populaires du Donbass est illégale puisqu’elle remet en question l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Par conséquent, la Russie a violé la loi internationale. Or, si c’est leur position, les puissances occidentales devraient aider l’effort de guerre ukrainien en participant directement au conflit. Mais le rapport de force n’est plus du côté de l’Otan, ce qu’a voulu démontrer Poutine. En effet, les États-Unis et les Occidentaux plus largement ont indiqué qu’ils ne feraient pas la guerre directement et qu’ils ne sont même plus en état de prendre des sanctions trop sévères contre la Russie, car celles-ci se retourneraient contre eux. Par ce fait même, ils reconnaissent de facto qu’ils ont perdu face à la Russie et que le rapport de force international n’est plus ce qu’il était. C’est sans doute ce à quoi Poutine voulait arriver vis-à-vis de l’opinion internationale, surtout celle des pays du Sud et de l’Eurasie.

On a désormais des troupes russes au Donbass qui officiellement, ont encore le statut d’observateurs. Poutine part du principe que les EU n’ont en fait pas la force de partir en guerre pour affronter la Russie. Le président russe n’est pas un saint, il joue le rapport de forces entre puissances qui en l’occurrence, sont toutes deux capitalistes. Mais il a démontré que la Russie doit compter comme égal dans le rapport de force international. C’est une revanche face aux humiliations subies dans les années 1990.

Avec cette ultime manœuvre, la Russie a-t-elle enterré les accords de Minsk qui devaient apaiser la crise de 2014 ?

Les accords de Minsk prévoyaient un cessez-le-feu, le retrait des troupes de la zone du front et l’autonomie pour les deux régions du Donbass qui avaient proclamé leur indépendance. Ces accords n’ont jamais été mis en place par le gouvernement ukrainien, ce qu’ont d’ailleurs reconnu à demi-mot les dirigeants allemands et français. Ils sont théoriquement toujours valables au niveau du droit international. Mais la situation actuelle rend cet accord de Minsk de fait caduque en effet, puisque la Russie, en reconnaissant les républiques séparatistes, ne soutient plus leur autonomie dans le cadre de l’État ukrainien. Même si rien n’interdit d’imaginer théoriquement que ces deux États indépendants puissent dans le cadre d’un accord global réintégrer l’Ukraine sous une forme ou une autre. Mais de toute façon, cela ne se fera plus dans le cadre des accords originels de Minsk.

Si un Donbass autonome basculait et revenait au sein de l’Ukraine, la majorité au parlement tomberait quasi automatiquement dans le camp prorusse. Ce que le gouvernement actuel ne peut pas accepter. De fait, dans cette situation, le Donbass ne peut donc pas être réintégré dans la République ukrainienne.

Le discours légaliste sur le Donbass n’est plus qu’un écran de fumée.

Fondamentalement, les États-Unis ne veulent pas que les accords de Minsk soient appliqués, car cela ferait rebasculer l’Ukraine vers l’Est. D’autant plus que même sans le Donbass, le parti prorusse reste influent en Ukraine.

La Russie en a tiré les conclusions après huit ans de guerre. Washington en est responsable plus que Moscou, car ce sont les États-Unis qui tiraient les ficelles à Kiev pendant ces années-là.

Selon Boris Johnson, la Russie prépare la plus grande guerre en Europe depuis 1945. On s’y dirige vraiment ?

Non, les États-Unis n’ont plus les reins assez solides pour s’engager dans une telle guerre directe, à moins de vouloir détruire toute la planète avec l’arme atomique. Johnson a besoin de trouver des ennemis extérieurs pour redorer son blason fort affaibli sur le plan national. Et l’Angleterre, depuis une dizaine d’années, est le fer de lance de l’Otan le plus zélé. Pourquoi ? C’est une longue question qui mérite une analyse approfondie. En tout cas, le jeu politique au sein des élites dominantes est même plus ouvert aux États-Unis où les désaccords entre élites sur la politique extérieure sont plus perceptibles qu’en Grande-Bretagne où l’on suit ouvertement depuis des décennies une ligne d’avant-garde du clan militariste nord-américain. Londres est actuellement le régime politique le plus réactionnaire sur le plan impérialiste, rejoint depuis peu par le Canada. J’ai tendance à penser que la Russie se limiterait à des actions défensives au Donbass, mais elle pourrait aussi élargir ses initiatives ailleurs dans le monde.

On peut souligner la visite récente du ministre des Affaires étrangères syrien à Moscou en soutien à la Russie qui a suivi celle du ministre russe de la Défense à Damas, en pleine crise Russie-Occident. Ce n’est pas rien. Il y a aussi les déclarations du président du Mexique qui demande que les États-Unis cessent leurs ingérences en appuyant des ONG d’opposition au Mexique. Même si ça n’a rien à voir en principe avec le Donbass, ce n’est pas anodin de voir un gouvernement aussi important géostratégiquement face aux États-Unis qui refuse les ingérences. D’autant plus que le Mexique avait proposé auparavant d’accueillir Julian Assange avec le statut de réfugié politique. Et que Moscou dans sa rhétorique a même utilisé la comparaison entre la position stratégique de l’Ukraine face à la Russie et celle du Mexique à côté des États-Unis. Donc quand le président mexicain met son grain de sel dans le débat, on peut penser que ce n’est pas fortuit. Et là, ça démontre que le rapport de force dans le monde est vraiment en train de changer, y compris dans « l’arrière-cour » des États-Unis. La crise du Donbass, ce n’est qu’un élément dans une crise globale des rapports entre le bloc EU/OTAN et les puissances émergentes auxquelles s’associent les pays résolument indépendants, en particulier les 19 pays qui ont adhéré au Groupe des États défendant la Charte des Nations Unies.

Entretien : Romain Delobel

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