En Espagne, l’indignation comme prémices à une mobilisation d’ampleur couvait déjà bien avant le 15 mai à travers de nouvelles organisations telles que Juventud sin futuro |1| regroupant des jeunes contre la précarité et la marchandisation de l’éducation ; La Plataforma de Afectados por la Hipoteca-PAH pour le droit constitutionnel à un logement digne et contre les expulsions ; No les votes contre le vote envers les partis majoritaires et corrompus ayant approuvé la censure sur Internet via la loi Sinde, etc. La Coordinadora de Asambleas de Barrios y Pueblos de Madrid, coordonnait déjà depuis janvier plusieurs assemblées de travailleurs constituées dans différents quartiers à Madrid principalement pour impulser une nouvelle grève générale après celle du 29 septembre 2010, la première contre le gouvernement Zapatero.
Tout semblait donc prêt pour que la « génération Tahrir », de la place du même nom symbolisant la révolution en Egypte, elle-même consécutive à la révolution tunisienne, atteigne l’autre rive de la méditerranée...
15 mai, l’indignation descend dans la rue
C’est maintenant certain, le 15 mai 2011 fera date dans l’histoire. Après la manifestation du même jour convoquée par le mouvement naissant Democracia Real Ya, plusieurs centaines de participants, s’inspirant de l’occupation historique de la place Tahrir au Caire |2|, décident de ne pas en rester là et occupent la place centrale de la Puerta del Sol à Madrid. Leur délogement au petit matin par la police n’a fait qu’amplifier le phénomène et en quelques heures les « indignés » occupent l’espace public dans tout le pays en criant en pleine campagne électorale : « ils ne nous représentent pas », ou bien « ils l’appellent démocratie et ça ne l’est pas » |3|. C’est alors encore plus nombreux qu’ils reviennent sur la Puerta del Sol pour installer leur campement (« acampada ») : cette fois « l’acampadasol » est née. Aussitôt d’autres villes s’y mettent et bientôt les places publiques sont occupées dans plus d’une cinquantaine de villes espagnoles. Pourtant ignoré puis décrié par les médias comme repaire de dangereux fauteurs de troubles, tantôt hippies tantôt anarchistes violents, le mouvement prend de l’ampleur, s’enracine et s’organise. L’effervescence, l’exaltation, la motivation d’un peuple trop longtemps résigné est à son comble et Democracia Real Ya est débordé par l’ampleur de la mobilisation. Chaque « acampada » sur chaque place de chaque ville ou village est indépendante et s’organise à travers ses assemblées générales, elles-mêmes organisées en multiples commissions (logistique, action, éducation, économie, internationale, presse, diffusion, etc.). Les manifestations ou actions sont quotidiennes. Ca grouille et ça donne la chair de poule, un peuple organisé pour l’action. Comme à chaque fois lors de mouvements sociaux importants, la conscientisation des participants se fait à toute allure et a de quoi surprendre le citoyen incrédule. Corruption, démocratie réelle, loi électorale, justice fiscale, endettement…, tout y passe ou presque, les informations et connaissances se transmettent à travers les réunions incessantes et internet. Tout vient confirmer la raison d’agir. Plus nécessaire que jamais, le mouvement se renforce jour après jour. Les mobilisations se sont même poursuivies en bravant l’interdiction émise par le pouvoir à la veille des élections municipales et régionales du 22 mai où le PP (Parti Populaire, opposition de droite) a remporté une écrasante victoire (37,5 % pour les municipales). Cela dit, il est important de relativiser cette victoire du fait que le nombre des électeurs abstentionnistes, des votes blancs et nuls est supérieur au nombre de votants ayant choisi le PP. Si l’on rapporte le nombre de votes pour le PP au nombre des électeurs inscrits, le score du PP n’est plus que de 24,4 % face à une abstention de 33,7 %. |4|
Chaque « acampada » élabore, non sans difficulté, son cahier de revendications le plus démocratiquement possible. Toutes ces exigences politiques se rejoignent plus ou moins et on note parfois une bonne dose de radicalité. La question de l’audit de la dette est relevée à Séville, à l’assemblée de Logroño |5| comme au sein la commission économie de Madrid, il est souvent fait état de la nécessaire nationalisation des banques, de l’interdiction des paradis fiscaux ou de la scandaleuse impunité des politiciens corrompus... Mais la liste des revendications est longue et en perpétuelle amélioration. L’apprentissage de la démocratie est fastidieux et tout le monde est conscient qu’un tel mouvement doit se vivre dans la durée pour concrétiser ses objectifs et les transformer en victoires. Ce n’est que le commencement d’une longue lutte qui s’internationalise. Dès le 25 mai, plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans plus d’une vingtaine de villes grecques se mobilisent sur le même mode d’action que les indignés espagnols, le mouvement ne cesse de s’amplifier là aussi et s’étend rapidement à une soixantaine de villes ; les assemblées populaires s’enchaînent devant le parlement d’Athènes qui a été bloqué plusieurs fois par les manifestants. Pour le moment sans communes mesures, d’autres initiatives similaires ont lieu dans d’autres pays et quand la police évacue les campements, des assemblées populaires se poursuivent malgré tout sur les places publiques comme en France, en Belgique, au Portugal |6| ou ailleurs…
Le 27 mai, la police catalane prétextant devoir faire place nette en vue des célébrations de la Ligue des champions prévue pour le lendemain évacue violement la place de Catalogne. Les plaques d’identification dissimulées sous les gilets des policiers catalans (« Mossos ») leur permettent d’agir en toute impunité et on dénombrera plus de 100 blessés et des dizaines de détenus. Tout est embarqué ou jeté, matériel informatique compris. Face à cela des manifestants affluent pacifiquement de toutes parts pour reprendre « leur Place ». « Felip Puig |7|, démission ! » sera dorénavant un mot d’ordre central maintes fois scandé. C’est donc malgré tout une victoire : la violence a décrédibilisé le gouvernement catalan, les indignés poursuivent l’occupation de la place et la journée se termine sur une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes contre les coupes austères dans le budget de la santé ou l’éducation. Le campement de Lleida, une autre grande ville catalane (nord-est), a également été évacué.
La plupart des villes ont décidé de lever le camp les unes après les autres afin de décentraliser les assemblées dans les quartiers et renforcer la participation locale, décision qui incombe à chaque assemblée générale. Un « point information » subsiste parfois, comme à Madrid pour divulguer l’information depuis différentes commissions ou quartiers vers le public. Le 4 et 5 juin, des porte-parole de plus de 53 villes ayant convergé sur la capitale ont exposé, lors de la première rencontre « inter-acampada », les idées et propositions issues des assemblées de quartiers, l’évolution du mouvement ainsi que les actions qui y sont débattues. Comme convenu lors de cette rencontre, la mobilisation lors de l’investiture des maires, conseillers municipaux et députés régionaux a été très forte. Le 9 juin à Valencia les manifestants regroupés devant les Corts (Parlement régional) pour dénoncer la corruption des nouveaux élus se sont fait violemment charger par la police, occasionnant plusieurs blessés dont le député Juan Ponce (du parti Compromis) et cinq détenus. Le lendemain un concert de casseroles avait lieu devant la Mairie. Le 15 juin, un mois jour pour jour après le début du mouvement, les manifestants ont encerclé le Parlement à Barcelone obligeant le président de la « Generalitat » |8|, Artur Mas, ainsi que la présidente du Parlement, Núria de Gispert, à rejoindre la Chambre catalane où sont débattues les coupes budgétaires, en hélicoptère. Atur Mas a évoqué un « usage légitime de la force » face au « chaos » qui s’est soldé par de nombreux blessés. Quand à Núria de Gispert, elle a lancé sans hésiter : « Nous ne méritons pas cet attentat à la démocratie ». Ce fut l’occasion rêvée de décrédibiliser le mouvement pour sa supposée violence…
19 juin, démonstration de force populaire et pacifique
Le 19 juin 2011 est aussi une date qui marquera l’histoire des mouvements sociaux. Le peuple, de nouveau uni et pacifique, a « pris la rue », dans de nombreuses villes d’environ 35 pays du monde répartis sur divers continents pour réclamer haut et fort une vraie démocratie assortie d’une justice digne de son nom, capable de punir les politiciens corrompus, juger les responsables de la crise et leur faire payer son coût. De Rabat à Bruxelles, de Lisbonne à Athènes, comme dans une soixantaine de villes espagnoles, l’indignation est à son comble.
En Espagne la mobilisation semble avoir été au-delà des espérances et dès le matin, depuis les villages et quartiers, ce sont de nombreuses colonnes de manifestants qui ont convergé vers la capitale et les grandes villes, générant des effusions de joie lorsque celles-ci se rencontraient. Ayant convoqué plus tard dans l’après midi, Barcelone et Valencia ont pris le relais pour remplir les rues. Mais au-delà de cette indignation qui couvait déjà depuis longtemps, c’est bien l’émergence d’un nouveau type de rébellion sociale à laquelle les tenants de l’ordre politique ont affaire. Un mouvement social sans précédent qui se revendique non violent, sans étiquette partisane et qui veut montrer qu’il est possible d’en finir avec un système non-démocratique et corrompu intrinsèquement générateur d’inégalités et de pauvreté. Le défi à relever reste énorme pour un mouvement qui s’est ambitieusement autoproclamé dès le début « Spanish revolution ». Certes, la route est longue et il ne suffit pas de proclamer la Révolution pour la vivre. Cependant, passé le premier mois de ce mouvement historique, force est de constater qu’il porte en lui une essence révolutionnaire : un changement radical dans la façon même de procéder et de porter la lutte. Les assemblées se disséminent dans les quartiers et le mouvement prend une part active aux actions locales : pour soutenir les locataires menacés d’expulsions, pour une autre gestion de l’argent public en faveur des quartiers au lieu de grandes manifestations telle que la Formule 1 à Valencia qui coûte une fortune pour le contribuable, ne lui profite finalement peu voire pas du tout, et émet une quantité démesurée de gaz à effet de serre dont on pourrait aisément se passer (trois jours de mobilisation ont été organisés en parallèle à la F1 de Valencia les 24, 25 et 26 juin), etc.
La victoire sociale de ce 19 juin 2011, consiste en premier lieu a avoir réussi à démonter le discours médiatique dominant dénonçant le caractère prétendument violent des manifestants là où on ne voyait que la violence de la police, infiltrée ou non, ou de quelques individus non représentatifs du mouvement. Cette stratégie bien huilée du pouvoir politique et des médias aux ordres afin de fracturer le mouvement est sans cesse répétée dès qu’il y a danger pour le système. Cela permet de diviser le mouvement entre pseudo-violents et non-violents, et surtout de générer un débat public afin d’éluder la vraie question de la violence extrême et quotidienne, celle intrinsèque au système capitaliste lui-même, celle qui n’hésite pas à réprimer des citoyens usant de leur droit à manifester pacifiquement, cette violence qui condamne à la misère la majorité de la population alors qu’une petite minorité poursuit sa course aux profits en temps de crises. Mais ce 19 juin, la diatribe médiatique des politiciens dénonçant des actes barbares portant atteinte à la « démocratie » a été annihilée par ce soulèvement populaire de première importance ; les masses ont pris la rue de manière pacifique, contrôlant les éventuelles infiltrations de policiers en civil. La violence, arme ultime du pouvoir politique pour casser tout mouvement social semble, du moins pour le moment, avoir été écartée.
Ensuite, alors que beaucoup pariaient sur un essoufflement et un manque de perspectives à long terme, cette démonstration de force du 19 juin renforce l’idée d’un mouvement qui s’inscrit dans la durée, porteur de profondes revendications, en tête desquelles figure la dénonciation du Pacte de l’euro, véritable « contre-révolution silencieuse » totalement occultée par les médias dominants. Dès le lendemain de la manifestation, le 20 juin, une marche de plus de 500 km est partie de Valencia pour rejoindre Madrid en 34 jours durant lesquels les marcheurs visiteront 29 agglomérations où ils expliqueront en quoi consiste le mouvement du 15 mai (15M) et participeront à chaque étape aux assemblées populaires. En cours de route, plusieurs points de rencontre sont prévus pour d’autres marches qui s’élancent depuis Vigo, Pontevedra, Orense, Santiago, Cadiz… et doivent converger le 23 juillet à Madrid. Un calendrier de mobilisation se dessine avec comme date centrale le 15 octobre, journée de mobilisation internationale. Le mouvement ne fait que commencer, le peuple veut une démocratie réelle, le pouvoir au peuple maintenant !
Jérôme Duval
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