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Yanis Varoufakis : Comment je suis devenu un marxiste fantasque (The Guardian)

Avant d’entrer en politique, Yanis Varoufakis, l’iconoclaste ministre grec des Finances, qui joue un rôle de premier plan, en cette nouvelle période troublée de la zone euro, avait rédigé cette critique virulente du capitalisme européen, tout en indiquant les leçons que la Gauche pouvait tirer des erreurs de Marx

En 2008, le capitalisme mondial fut pris de spasmes, pour la deuxième fois. La crise financière déclencha une réaction en chaine, qui entraîna l’Europe dans une spirale récessive, dont les effets continuent à se faire sentir aujourd’hui encore. La situation actuelle de l’Europe ne constitue pas seulement une menace pour les travailleurs, les déshérités, les banquiers, les classes sociales ou, en fait, les nations. Non : l’attitude actuelle de l’Europe représente une menace pour la civilisation, telle que nous la connaissons.

Si mon pronostic se vérifie, et si nous n’avons pas simplement affaire à une crise cyclique de plus, qui sera surmontée sous peu, les radicaux se retrouvent face à la question suivante : devrions-nous nous réjouir de cette crise du capitalisme européen, voir en elle la possibilité de son remplacement par un système meilleur ? Ou bien, devrait-elle nous inquiéter, au point de justifier notre engagement dans une campagne de stabilisation du capitalisme européen ?

Pour moi, la réponse est claire. La probabilité que la crise européenne donne naissance à une alternative, préférable au capitalisme, est bien moins élevée que celle de la voir déchaîner des forces régressives, capables de provoquer un bain de sang humanitaire, et d’anéantir tout espoir d’avancées progressistes, pour les générations futures.

Pour avoir exprimé ce point de vue, des voix radicales, pétries de bonnes intentions, m’ont accusé d’être « défaitiste », d’essayer de sauver un système socioéconomique européen indéfendable. Ces critiques me blessent, je l’avoue. Elles blessent, car elles contiennent plus qu’un grain de vérité.

Je partage l’opinion selon laquelle l’Union Européenne se caractérise par un déficit démocratique considérable qui, combiné au déni des défauts d’architecture de son union monétaire, place les peuples européens sur la voie d’une récession permanente. Je m’incline également, devant les critiques qui me reprochent d’avoir fait campagne sur la base d’un programme fondé sur l’hypothèse selon laquelle la gauche fut, et demeure, battue à plates coutures. Je préfèrerais, je le confesse, promouvoir un programme radical, dont la raison d’être serait le remplacement du capitalisme européen par un système différent.

Cependant, ce texte a pour objectif de procurer une fenêtre, donnant sur ma vision d’un capitalisme européen répugnant dont il faut coûte que coûte éviter l’implosion, en dépit de tous les malheurs dont il est la cause. Il s’agit d’une confession, visant à convaincre les radicaux du caractère contradictoire de notre mission : arrêter la chute libre du capitalisme européen, de façon à nous donner le temps nécessaire à la formulation de son alternative.

Pourquoi Marxiste ?

En 1982, au moment de choisir le sujet de ma thèse de doctorat, je me fixai, en toute conscience, sur un problème on ne peut plus mathématique, dans le cadre duquel la pensée de Marx n’aurait aucune pertinence. Quand, plus tard, je m’engageai dans une carrière universitaire, au sein de départements d’économie prestigieux, je me trouvai lié à ces départements, qui m’avaient attribué une chaire, par un contrat implicite stipulant que j’y enseignerais le genre de théories économiques dans lesquelles Marx n’avait pas sa place. À la fin des années 80, mon recrutement par l’université de l’école d’économie de Sydney, permit d’empêcher celui d’un candidat de gauche (même si, à l’époque, je n’en savais rien).

En 2000, après mon retour en Grèce, j’unis ma destinée à celle du futur Premier Ministre George Papandreou, dans l’espoir de l’aider à empêcher le retour au pouvoir d’une aile droite en plein essor, qui voulait entraîner la Grèce sur la voie de la xénophobie, à l’intérieur du pays, mais aussi en matière de politique étrangère. Ainsi que le monde entier le sait aujourd’hui, non seulement le parti de Papandreou ne parvint pas à mettre la xénophobie en échec, mais il présida, en fin de compte, aux politiques macroéconomiques néolibérales les plus virulentes, qui servirent de fer de lance aux prétendus renflouements de la zone euro, et provoquèrent ainsi, involontairement, le retour des Nazis dans les rues d’Athènes. Même si je démissionnai de mon poste de conseiller de Papandreou début 2006, pour devenir le critique le plus virulent de son gouvernement, au moment où celui-ci gérait l’implosion grecque de l’après 2009 de manière déplorable, mes interventions publiques dans le débat sur la Grèce et l’Europe ne furent jamais teintées de marxisme.

Étant donné tout ce qui précède, vous êtes sans doute frappés de perplexité, en m’entendant me revendiquer marxiste. Mais en vérité, c’est Karl Marx qui, de mon enfance jusqu’à aujourd’hui, a délimité le cadre à l’intérieur duquel s’inscrit ma vision du monde dans lequel nous vivons. Il est rare que j’aborde ce point spontanément, au sein de la « bonne société », car l’auditoire décroche à la mention même du « mot en M ». Mais je ne le nie jamais, non plus. Après des années passées à prendre la parole devant des assistances dont je ne partage pas l’idéologie, je me suis mis à éprouver, petit à petit, le besoin d’évoquer l’empreinte que Marx a laissée sur ma façon de penser. D’expliquer pourquoi, sans être un Marxiste repenti, je pense qu’il est important de lui opposer une résistance farouche, de diverses manières. D’être, pour le dire autrement, fantasque dans son Marxisme.

Si l’ensemble de ma carrière universitaire ne tint quasiment aucun compte de Marx, et s‘il est impossible de définir mes propositions politiques du moment comme marxistes, pourquoi donc mentionner mon Marxisme aujourd’hui ? La réponse est simple : même les aspects non-marxistes de ma conception de l’économie, eurent pour guide une tournure d’esprit sous influence de Marx. J’ai toujours pensé qu’un théoricien social radical pouvait s’opposer aux théories dominantes en matière d’économie, de deux façons différentes. L’une utilise la critique immanente. Elle admet les axiomes dominants, mais révèle leurs contradictions intrinsèques. Elle dit : « Je ne me permettrai pas de contester vos hypothèses, mais voici les raisons pour lesquelles, en toute logique, vos propres conclusions ne peuvent en découler ». En fait, Marx utilisa cette méthode même pour s’attaquer à l’économie politique britannique. Il admit le moindre des axiomes d’Adam Smith, ou de David Ricardo, afin de faire la démonstration que, dans le contexte de leurs hypothèses, le capitalisme était un système contradictoire. La seconde avenue qu’un théoricien radical puisse emprunter consiste, bien évidemment, à construire des théories alternatives à celles des dominants, dans l’espoir qu’on les prendra au sérieux.

En ce qui concerne ce dilemme, je pense depuis toujours que les autorités constituées ne se laissent jamais perturber par des théories fondées sur des hypothèses différentes des leurs. La seule chose qui puisse déstabiliser, contester véritablement les économistes dominants, néoclassiques, est la démonstration de l’inconsistance intrinsèque de leurs propres modèles. Ce fut pour cette raison que, dès le tout début, je décidai de fouiller les entrailles de la théorie néoclassique, et de ne quasiment dépenser aucune énergie à développer des modèles alternatifs, marxistes, du capitalisme. Je le concède : mes raisons étaient on ne peut plus marxistes.

Chaque fois que l’on sollicita mes commentaires sur le monde dans lequel nous vivons, je n’eus d’autre alternative que le recours à la tradition marxiste qui avait façonné mon esprit, depuis que mon père métallurgiste m’eut bien fait comprendre, alors que je n’étais encore qu’un enfant, les effets des innovations technologiques sur le processus historique. Comment, par exemple, le passage de l’âge de bronze à l’âge de fer fit passer l’histoire à la vitesse supérieure, comment la découverte de l’acier accéléra le temps historique de manière spectaculaire ; enfin comment les technologies de l’information basées sur le silicone, font passer beaucoup plus rapidement les discontinuités historiques et socioéconomiques.

Ma première rencontre avec Marx survint très tôt dans ma vie, comme une conséquence de l’époque étrange qui me vit grandir, celle où la Grèce se sortit du cauchemar de la dictature néofasciste des années 1967-1974. Ce qui attira mon attention, fut le talent fascinant de Marx, lorsqu’il s’agissait pour lui d’écrire un scénario dramatique de l’histoire humaine, de la damnation humaine en fait, un scénario également tissé de la possibilité du salut, et d’une spiritualité authentique.

Marx créa un récit, peuplé de travailleurs, de capitalistes, de fonctionnaires de haut rang, et de scientifiques, qui tenaient les rôles à jouer dans l’histoire, vue comma une pièce de théâtre. Ils s’efforçaient d’exploiter la raison, et la science, dans le contexte d’une humanité rendue plus forte, en même temps que, à l’opposé de leurs intentions, ils déchaînaient des forces démoniaques qui usurpaient, et subvertissaient leur propre liberté, leur propre humanité.

Cette perspective dialectique, à l’intérieur de laquelle chaque chose porte la possibilité de son contraire, ajoutée au regard acéré qui permit à Marx de discerner le potentiel de transformation de celles qui apparaissaient comme les structures sociales les plus immuables, m’aidèrent à saisir les grandes contradictions de l’ère capitaliste. Elle fit disparaître le paradoxe d’une époque qui généra l’accumulation de richesses la plus remarquable, et la pauvreté la plus manifeste, dans le même souffle. Aujourd’hui, lorsqu’ils observent la crise européenne, la crise étasunienne, ainsi que la stagnation persistante du capitalisme japonais, la plupart des commentateurs ne parviennent pas à identifier le processus dialectique, qui se déroule juste sous leur nez. Ils reconnaissent la montagne de dettes, et de pertes bancaires, mais négligent l’autre face de la même pièce : la montagne d’économies laissées en sommeil, que la peur maintient en état « d’hibernation » et qui, de ce fait, ne se convertissent jamais en investissements productifs. Une vigilance marxiste, à l’affût des oppositions binaires, les aurait peut-être décillés.

L’une des raisons principales, pour laquelle l’opinion établie ne parvient pas à accepter la réalité contemporaine, tient à son incompréhension de la « production conjointe », tendue d’un point de vue dialectique, de dettes et d’excédents, de croissance et de chômage, de richesse et de pauvreté, en fait de « bien » et de « mal ». Le scénario de Marx attira notre attention sur le fait que ces oppositions binaires constituent les sources où l’histoire vient s’abreuver en fourberies.

Depuis que j’ai commencé à penser en économiste, jusqu’à ce jour, je me suis dit que Marx avait fait une découverte qui doit demeurer au cœur de toute analyse utile du capitalisme. Il s’agissait de la découverte d’une autre opposition binaire, à l’œuvre au plus profond de la notion de travail humain. Entre les deux natures tout à fait différentes du travail : i) le travail en tant qu’activité créatrice de valeur, que l’on ne peut jamais quantifier par avance (et qui, par conséquent, se révèle impossible à transformer en « commodité »), et ii) le travail en tant que quantité (par exemple, les nombres d’heures travaillées) mise en vente, à un prix donné. Voilà ce qui distingue le travail d’autres intrants productifs, comme l’électricité : sa nature double, contradictoire. Une différenciation-contradiction que l’économie politique négligea de faire avant l’arrivée de Marx, et que la théorie économique dominante, inébranlable, continue à refuser d’admettre, aujourd’hui encore.

On peut considérer l’électricité, ainsi que le travail, comme des « commodités ». En fait, la lutte entre employeurs et travailleurs a pour enjeu cette transformation du travail. Les employeurs utilisent leur propre ingéniosité, mais aussi celle de leurs laquais des Directions des Ressources Humaines, pour quantifier, mesurer, homogénéiser le travail. Pendant ce temps, les tentatives angoissées des candidats à un emploi, visant à transformer leur puissance de travail en « commodité », les mettent au supplice : ils écrivent, réécrivent leur curriculum vitæ, de façon à se dépeindre sous l’aspect de fournisseurs d’unités de travail quantifiables. C’est là que le bât blesse. Si jamais, travailleurs et employeurs parvenaient à pleinement réaliser la transformation du travail en « commodité », le capitalisme périrait. En l’absence de cette représentation mentale, on ne peut jamais comprendre tout à fait la tendance du capitalisme à générer des crises, mais personne n’accède à cette représentation mentale sans avoir été exposé, d’une manière ou d’une autre, à la pensée de Marx.

Quand la science-fiction devient documentaire

Dans le classique de 1953, L’Invasion des Profanateurs de Sépultures, la force extra-terrestre ne nous attaque pas bille en tête, contrairement à ce qui se passe dans, disons, La Guerre des Mondes, de H.G. Wells. Non, la prise de contrôle des individus se fait de l’intérieur, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de leur humanité, ni esprit, ni émotions. Leurs corps sont des coquilles qui, autrefois, renfermaient un libre-arbitre, et travaillent dur, désormais ; leur « vie » quotidienne est faite d’une succession d’activités machinales, ils jouent le rôle de simulacres d’humanité, « libérés » de l’essence non quantifiable de la nature humaine. Quelque chose de ce genre se serait produit, si le travail humain était devenu entièrement réductible au capital humain, adapté, par là même, à l’insertion dans les modèles des économistes vulgaires.

Toute théorie économique non-marxiste, qui postule l’interchangeabilité des intrants productifs humains, et non-humains, part du principe que la déshumanisation du travail humain est achevée. Mais, si jamais elle pouvait être achevée, le résultat serait la fin du capitalisme en tant que système capable de créer, et de distribuer, de la valeur. Pour commencer, une société d’automates déshumanisés ressemblerait à une montre mécanique, pleine de roues dentées et de ressorts, dont chacun aurait une fonction unique, et qui ensemble produiraient un « bien » : la mesure du temps. Cependant si cette société ne contenait rien, à l’exception d’autres automates, la mesure du temps ne serait pas un « bien ». Une production, sûrement, mais pourquoi un « bien » ? Sans humains véritables pour faire l’expérience du fonctionnement de la montre, il ne peut y avoir ni « bien », ni « mauvais ».

Si jamais le capital parvenait à quantifier le travail, et par conséquent à effectuer sa transformation définitive en « commodité », comme il ne cesse d’essayer de le faire, il presserait le travail pour en extraire cette liberté humaine indéterminée, récalcitrante, qui permet de générer de la valeur. La perception géniale de l’essence du capitalisme par Marx, ne fut rien d’autre que ce qui suit : plus le capitalisme parvient à transformer le travail en « commodité », plus la valeur de chaque unité de production diminue, plus le taux de profit devient bas et, pour finir, plus la prochaine récession de l’économie, en tant que système, se rapproche. L’évocation de la liberté humaine, en tant que catégorie économique, est propre à Marx ; elle rend possible une interprétation, fine d’un point de vue analytique, et dont le côté spectaculaire est caractéristique de son auteur, de la propension du capitalisme à extirper la récession, voire même la dépression, des mâchoires de la croissance.

Lorsque Marx écrivait que le travail est un feu vivant qui façonne la matière, qu’il est ce qu’il y a en elle de périssable et de temporel ; il apportait une contribution plus essentielle qu’aucun autre économiste à notre compréhension de la contradiction extrême, enfouie au plus profond de l’ADN du capitalisme. Quand il décrivait le capital comme une « ... force à laquelle nous devons nous soumettre ... elle développe une énergie cosmopolite, universelle, qui renverse toute barrière et tout lien pour se poser elle-même à la place comme la seule politique, la seule universalité, la seule barrière et le seul lien », il soulignait cette réalité selon laquelle le travail peut certes s’acheter au moyen de capital liquide (c’est à dire, de l’argent), lorsqu’il prend la forme d’une « commodité », mais aussi qu’il emportera toujours avec lui une volonté hostile à l’acheteur capitaliste. Mais Marx ne se contentait pas de faire une constatation d’ordre psychologique, philosophique, ou politique. Il produisait plutôt une analyse remarquable de la raison pour laquelle, au moment où le travail (en tant qu’activité non quantifiable) se dépouille de cette hostilité, il devient stérile, incapable de produire de la valeur.

À une époque où les néolibéraux enserrent la majorité d’entre nous de leurs tentacules théoriques, où ils ne cessent de régurgiter l’idéologie de l’amélioration de la productivité du travail, pour améliorer la compétitivité, en vue créer de la croissance, etc. ..., l’analyse de Marx fournit un antidote très efficace. Le capital ne peut jamais gagner le combat qu’il mène pour transformer le travail en un intrant mécanisé, élastique à l’infini, sans se détruire lui-même. Voilà ce que, ni les néolibéraux, ni les keynésiens, ne comprendront jamais. Marx écrivait : « Si toute la classe des salariés était anéantie par le machinisme, quelle chose effroyable pour le capital qui, sans travail salarié, cesse d’être du capital ! ».

Que Marx a-t-il fait pour nous ?

Presque toutes les écoles de pensée, y compris celles de quelques économistes progressistes, aiment à prétendre qu’en dépit de la grande importance historique de Marx, seule une partie infime de sa contribution demeure d’actualité. Permettez–moi de ne pas partager cette opinion. Marx a non seulement saisi le drame fondamental de la dynamique capitaliste, mais il m’a également fourni les outils auxquels je dois d’être immunisé contre la propagande toxique néolibérale. Par exemple, l’idée selon laquelle la production de richesses résulte de l’activité privée, avant qu’un état quasi-illégitime ne se les approprie, au moyen de l’impôt, fait aisément succomber ceux auxquels l’argument pointu de Marx n’a pas été exposé : c’est l’exact contraire qui se produit ; la production de richesses est collective, et leur appropriation privée, grâce aux relations sociales de production et aux droits de la propriété, dont la reproduction repose quasi-exclusivement sur la fausse conscience.

Dans son ouvrage récent, Ne gaspillez jamais une bonne crise, Philip Mirowski, historien de la pensée économique, a mis en lumière la manière dont les néolibéraux ont réussi à convaincre un large éventail d’individus que les marchés ne sont pas simplement un moyen nécessaire pour aboutir à une fin, mais qu’ils sont également une fin en eux-mêmes. Selon ce point de vue, là où l’action collective et les institutions publiques ne savent jamais « comment faire », les opérations, libérées de leurs entraves, d’intérêts privés décentralisés, permettent non seulement d’aboutir à coup sûr aux résultats voulus, mais également de susciter les désirs appropriés, de produire le caractère, voire la philosophie, attendus. Le meilleur exemple de cette forme de grossièreté néolibérale nous est fourni, bien sûr, par le débat sur les moyens de lutter contre le changement climatique. Les néolibéraux se sont empressés d’avancer l’argument selon lequel toute mesure devrait prendre la forme de la création d’un quasi-marché pour les « bads » (par exemple, un plan de commercialisation des émissions), dans la mesure où seuls les marchés « savent » comment attribuer le prix juste, aux biens comme aux « bads ». Afin de comprendre pourquoi une telle solution, de type « quasi-marché », est vouée à l’échec, il y a pire à faire que de se familiariser avec la logique de l’accumulation du capital, dont Marx exposa les grandes lignes, avant que l’économiste polonais Michal Kalecki ne l’adapte à un monde régi par les oligopoles, fonctionnant en réseau.

Au vingtième siècle, les deux mouvements politiques qui allèrent chercher leurs racines dans la pensée de Marx, furent les sociaux-démocrates et les communistes. En plus de leurs autres erreurs (leurs crimes, en fait), aucun des deux ne parvint à suivre l’exemple de Marx, sur un point crucial, ce qui leur porta préjudice : au lieu d’adopter la liberté, la rationalité comme cris de ralliement et concepts organisateurs, ils optèrent pour la justice, et l’égalité, et léguèrent ainsi le concept de liberté aux néolibéraux. Marx n’en démordait pas : le capitalisme est injuste, mais le problème qu’il pose en fait est celui de son irrationalité, de la régularité avec laquelle il condamne des générations entières aux privations et au chômage, et transforme les capitalistes eux-mêmes en automates rongés par l’angoisse, dont la vie se déroule dans une crainte permanente, celle de ne pas achever la transformation de leurs semblables en « commodité », et donc de cesser d’être des capitalistes. Donc, si le capitalisme semble injuste, c’est parce qu’il réduit tout le monde en esclavage ; il épuise les ressources humaines et naturelles ; la même chaîne de production crache des bidules incroyables par millions, bâtit des fortunes dépassant l’imagination, mais provoque également, en même temps que des crises profondes, une tristesse infinie.

Après avoir échoué à formuler une critique du capitalisme en termes de liberté et de rationalité - ce que Marx estimait essentiel -, la social-démocratie, et la gauche en général, laissèrent les néolibéraux usurper l’habit de la liberté, et triompher de manière spectaculaire, lors du combat des idéologies.

La dimension la plus significative du triomphe néolibéral, est peut-être ce qui en vient à être connu sous le nom de « déficit démocratique ». Des fleuves de larmes de crocodiles ont coulé, pour pleurer le déclin de nos grandes démocraties au cours des trois dernières décennies de financiarisation et de mondialisation. Marx se serait tordu de rire, aux dépens de ceux qui semblent surpris, ou courroucés, par le « déficit démocratique » Quel fut le grand objectif, derrière le libéralisme du dix-neuvième siècle ? Ce fut, ainsi que Marx ne se fatiguait jamais de le souligner, de séparer la sphère économique de la sphère politique, et de confiner la politique à cette dernière, tout en abandonnant la sphère économique au capital. C’est le succès remarquable du libéralisme, parvenu à atteindre ce qui fut son but pendant si longtemps, que nous observons aujourd’hui. Jetez donc un regard à la situation actuelle de l’Afrique du Sud, plus de deux décennies après la libération de Nelson Mandela, et l’intégration, jusque là indéfiniment retardée, de l’intégralité de la population dans la sphère politique. La situation difficile dans laquelle se retrouva l’A.N.C., tient à ce que, pour avoir le droit de dominer la sphère politique, il lui ait fallu renoncer à exercer le pouvoir sur la sphère économique. Si vous pensez le contraire, je vous suggère d’en toucher un mot aux dizaines de mineurs, tombés sous les balles de gardes armés à la solde de leurs employeurs, pour avoir osé réclamer une augmentation de salaire.

Pourquoi fantasque ?

Après avoir expliqué pourquoi je dois en grande partie à Karl Marx les éléments de compréhension de notre monde social dont je dispose, je voudrais maintenant exposer les raisons pour lesquelles je continue à lui en vouloir terriblement. En d’autres termes, je vais motiver mon choix de devenir un marxiste fantasque, capricieux. Marx commit deux fautes spectaculaires, dont l’une fut une erreur par omission, et l’autre par action. Aujourd’hui encore, ces fautes nuisent à l’efficacité de la gauche, en Europe notamment.

Marx commit sa première erreur – par omission – lorsqu’il ne réfléchit pas suffisamment aux effets de ses propres théories sur les monde qu’il théorisait. D’un point de vue discursif, sa théorie est d’une puissance exceptionnelle, et Marx en avait conscience. Dès lors, comment expliquer son absence de préoccupation quant à l’usage que ses disciples, des individus mieux au fait de la puissance de ces idées que le travailleur moyen, feraient du pouvoir qui leur était conféré, en utilisant les propres idées de Marx, pour maltraiter d’autres camarades, construire leur propre structure d’accession au pouvoir, accéder aux postes influents ?

La seconde erreur de Marx, celle que j’attribue à l’action, fut la plus grave. Il la commit lorsqu’il supposa que l’on pouvait trouver la vérité sur le capitalisme dans la mathématique de ses modèles. Il n’aurait pu rendre un pire service à son propre système théorique. L’homme qui nous dota de la liberté humaine comme concept économique de premier ordre, l’universitaire qui éleva l’indétermination radicale à la place qui lui est due au sein de l’économie politique ; ce même homme finit par faire joujou avec des modèles algébriques simplistes, dans lesquels, comme de bien entendu, les unités de travail étaient soigneusement quantifiées, en espérant contre tout espoir que s’y manifestent quelques perspectives nouvelles sur le capitalisme. Après sa mort, des économistes marxistes gâchèrent de longues carrières en s’adonnant à un genre comparable de mécanisme scolastique. À force de se laisser accaparer par des débats sans importance sur « le problème de la transformation de la valeur en prix de production », et sur ses solutions éventuelles, ils finirent par devenir une espèce en voie de disparition, pendant que la mastodonte néolibéral écrasait tout sur son passage.

Comment Marx a-t-il pu se bercer à ce point d’illusions ? Pour quelle raison n’a-t-il pu percevoir qu’aucune vérité sur le capitalisme ne saurait jamais surgir d’un quelconque modèle mathématique, aussi brillant le concepteur du modèle fut-il ? Ne possédait-il pas les outils intellectuels lui permettant de réaliser que la dynamique du capitalisme provient de la partie non quantifiable du travail humain, à savoir une variable que la mathématique ne peut jamais définir convenablement ? Bien sûr qu’il les possédait, c’est lui-même qui les avait forgés ! Non, cette erreur s’explique par une raison un peu plus sinistre : tout comme les économistes vulgaires qu’il admonestait avec tant de brio (et qui continuent à dominer les départements d’économie, aujourd’hui encore), il convoitait le pouvoir que la « preuve » mathématique lui conférait.

Si je ne me trompe pas, Marx savait ce qu’il faisait. Il comprenait, ou avait les moyens de savoir, qu’une théorie globale de la valeur ne saurait s’adapter au modèle mathématique d’une économie capitaliste dynamique. Il savait – je n’ai aucun doute à ce sujet – qu’une théorie économique digne de ce nom, doit respecter l’idée selon laquelle ce qui régit l’indéterminé, est également indéterminé. En termes économiques, cela impliquait de reconnaître, d’abord que le pouvoir de marché, et donc la rentabilité, des capitalistes, ne se réduisait pas toujours à leur aptitude à soutirer du travail à leurs employés, ensuite que certains capitalistes peuvent soutirer plus à un fonds commun de travail donné, ou à une communauté donnée de consommateurs, pour des raisons qui sont extérieures à la propre théorie de Marx.

Hélas, cette reconnaissance équivalait à admettre que ses « lois » n’avaient rien d’immuable. Il lui aurait fallu concéder aux voix rivales du mouvement syndical, que sa théorie était imprécise et que, par conséquent, la justesse de ses affirmations n’avait rien d’exceptionnel, et pouvait se discuter. Qu’elles étaient éternellement provisoires. Cette détermination à être celui qui achevait, refermait l’histoire, ou le modèle, à avoir le dernier mot, est ce que je ne peux pardonner à Marx. Après tout, elle s’avéra responsable de quantité d’erreurs et pire encore, de l’autoritarisme. Ces erreurs, cet autoritarisme, sont en grande partie responsables de l’impuissance actuelle de la gauche en tant que force du Bien, susceptible de constituer un frein aux insultes à la raison, à la liberté, dont les matons néolibéraux assurent la surveillance, et la protection, aujourd’hui.

La Leçon de Mme Thatcher

En septembre 1978, je partis pour l’Angleterre, suivre des cours à l’université, à peu près six mois avant que la victoire de Margaret Thatcher ne transforme la Grande-Bretagne, pour toujours. J’assistai à la désintégration du gouvernement travailliste, sous le poids de son programme social-démocrate dégénéré, ce qui me fit commettre une erreur grave, celle de penser que la victoire de Thatcher puisse être une bonne chose, en infligeant à la classe ouvrière, ainsi qu’aux classes moyennes de Grande-Bretagne, le choc bref, mais intense, qu’il fallait pour revigorer les politiques progressistes, et donner à la gauche une chance de créer un programme nouveau, radical, de mise en place d’un nouveau genre de politique progressiste, efficace.

Alors même que le taux de chômage doublait, puis triplait, à la suite des interventions néolibérales radicales de Thatcher, j’entretenais toujours l’espoir que Lénine ait pu avoir raison : « Il faut que les choses empirent, avant de s’améliorer ». Tandis que la vie devenait plus laide, plus brutale et, pour beaucoup, plus brève, il me vint à l’esprit que je commettais une erreur tragique : les choses pouvaient empirer à perpétuité, sans jamais s’améliorer. L’espoir que la détérioration des biens publics, la diminution de la durée de vie de la majorité, la propagation des privations jusque dans le moindre recoin du pays, entraîneraient automatiquement une renaissance de la gauche, était cela et rien d’autre : un espoir.

La différence avec la réalité était, quant à elle, douloureuse. À chaque nouveau tour de vis de la récession, l’introversion de la gauche s’aggravait, comme son inaptitude à produire un programme progressiste convaincant tandis que, pendant ce temps, la classe ouvrière se divisait entre les laissés pour compte de la société, et ceux que le projet néolibéral récupérait. J’avais nourri l’espoir que Thatcher, sans s’en rendre compte, provoquerait une nouvelle révolution politique : cet espoir n’était rien d’autre qu’une illusion. Tout ce à quoi le thatchérisme donna le jour se résume ainsi : la financiarisation extrême, le triomphe du centre commercial sur le commerce de quartier, la fétichisation de l’accession à la propriété, et Tony Blair.

Au lieu de radicaliser la société britannique, la récession que le gouvernement Thatcher avait orchestrée avec tant de soin, afin qu’elle joue son rôle dans la guerre de classe menée par ce gouvernement contre la main d’œuvre syndiquée, et les institutions publiques de sécurité sociale, de redistribution, dont la création datait de la fin de la guerre, cette récession réduisit à néant, et pour toujours, la possibilité même d’une politique radicale, progressiste, pour la Grande-Bretagne. En fait, elle rendit impossible la notion même de valeurs susceptibles de transcender le prix que le marché fixait comme « juste ».

Au milieu de la crise que connaît l’Europe à l’heure actuelle, j’ai pour bagage la leçon que Thatcher m’a enseignée, sur l’aptitude d’une récession de longue durée à saper les politiques progressistes. En fait, il s’agit là du déterminant majeur de ma position par rapport à la crise. C’est pourquoi j’avoue sans tristesse le péché dont certains de mes critiques de gauche m’accusent : celui de ne pas proposer de programmes politiques radicaux, qui chercheraient à exploiter la crise pour en faire l’instrument du renversement du capitalisme européen, du démantèlement de cette affreuse zone euro, et de l’affaiblissement de l’Union Européenne des cartels et des banquiers faillis.

Oui, j’aimerais beaucoup proposer un programme radical de ce type. Mais non, je ne suis pas disposé à commettre deux fois la même erreur. De quel succès pouvons-nous nous prévaloir, après avoir défendu, dans la Grande-Bretagne du début des années 80, un programme de changement socialiste que la société britannique dédaigna, pour tomber la tête la première dans le piège néolibéral de Thatcher ? Strictement aucun. Aujourd’hui, qu’espérons-nous accomplir de bien, en réclamant le démantèlement de la zone euro, de l’Union européenne elle-même, au moment où le capitalisme européen fait tout son possible pour affaiblir la zone euro, l’Union européenne, et s’affaiblir lui-même, en fait ?

Une sortie grecque, italienne, ou portugaise, de la zone euro, entraînerait rapidement une fragmentation du capitalisme européen, et produirait des régions en excédent, à l’est du Rhin, et au nord des Alpes, pendant que le reste de l’Europe serait en proie à une stagflation brutale. À votre avis, à qui donc ce rebondissement bénéficierait-il ? À une gauche progressiste qui, pareille au Phénix, renaîtrait des cendres des institutions publiques européennes ? Ou bien aux nazis de l’Aube Dorée, aux assemblages hétérogènes de néofascistes, aux xénophobes, ou encore aux « chevaliers d’industrie » ? Je n’éprouve pas le moindre doute, lorsque je cherche à deviner ceux qui, parmi tous ces gens, tireront le meilleur profit d’une désintégration de la zone euro.

Pour ma part, je ne suis pas prêt à faire se lever un vent nouveau, qui gonflera les voiles de cette version postmoderne des années 30. Si cela signifie qu’il nous faille, à nous, les marxistes à l’inconstance bien utile, essayer de sauver le capitalisme européen de lui-même, qu’il en soit ainsi. Pas par amour du capitalisme européen, ni de la zone euro, ni de Bruxelles, ou encore de la Banque Centrale Européenne, mais simplement parce que nous voulons minimiser le nombre inutile d’êtres humains, victimes de cette crise.

Que devraient faire les Marxistes ?

Les élites européennes se comportent aujourd’hui comme si elles ne comprenaient, ni la nature de la crise à laquelle ils président, ni ses implications pour l’avenir de la civilisation européenne. Ils obéissent à leur atavisme, qui les pousse à piller les réserves, en voie d’épuisement, des faibles, des déshérités, afin de combler les trous béants du secteur financier, et refusent d’admettre que l’accomplissement de cette tâche ne peut perdurer.

Pourtant, au moment où les élites européennes s’enfoncent dans le déni, la confusion, la gauche doit admettre que nous ne sommes tout simplement pas prêts à faire se refermer l’abîme que l’effondrement du capitalisme européen ouvrirait, au moyen d’un système socialiste en état de marche. Dès lors, notre tâche doit être double. D’abord, proposer une analyse de la situation actuelle, dont la perspicacité puisse séduire des européens non-marxistes, bien intentionnés, mais que les sirènes du néolibéralisme ont envoutés. En second lieu, faire suivre cette analyse saine, de propositions destinées à stabiliser l’Europe, afin d’enrayer la spirale récessive dont, en fin de compte, seuls les fanatiques tirent quelque force.

Permettez-moi maintenant de conclure, en faisant deux confessions. D’abord, je veux bien défendre ce que l’application d’un programme modeste, destiné à stabiliser un système que je critique, a de véritablement radical, mais je n’irai pas jusqu’à prétendre que cela suscite mon enthousiasme. Peut-être est-ce là notre devoir, dans les circonstances présentes, mais je ne serai sans doute plus de ce monde, lorsqu’il s’agira d’assister à l’adoption d’un programme plus radical, et j’en éprouve de la tristesse.

Ma dernière confession est d‘une nature très personnelle : je suis conscient de courir le risque d’atténuer, subrepticement, la tristesse née de l’abandon de tout espoir de voir le capitalisme remplacé de mon vivant, en donnant l’impression d’être devenu convenable, pour les cercles de la bonne société. Le fait d’être honoré par ceux qu’on nomme grands, peut susciter un contentement de soi, que j’ai effectivement éprouvé, à l’occasion, lorsque je m’y attendais le moins. Si vous saviez à quel point ce sentiment fut à la fois dépourvu de radicalité, laid, corruptif, et corrosif ...

J’atteignis mon nadir personnel, dans un aéroport. Une boîte quelconque, cousue d’or, m’avait invité à faire le discours principal sur la crise européenne, et avait déboursé pour moi une somme indécente, correspondant à l’achat d’un ticket de première classe. Au retour, j’avais déjà plusieurs vols au compteur, et la fatigue se faisait sentir ; je commençai à longer la queue des voyageurs en classe économique, pour me rendre à ma porte. Horrifié, je remarquai soudain l’aisance avec laquelle le sentiment d’être dans mon droit, en contournant la populace, avait contaminé mon esprit. Je réalisai à quel point il m’était facile d’oublier ce que mon esprit de gauche avait toujours su : il n’est rien qui parvienne à mieux se reproduire, que l’illusion d’être dans son droit. Forger des alliances avec des forces réactionnaires, comme à mon avis nous devrions le faire pour stabiliser l’Europe aujourd’hui, nous confronte au risque d’être récupérés, dépouillés de notre radicalité, sous l’effet de la chaleur que provoquerait le sentiment « d’être arrivés » dans les allées du pouvoir.

Les confessions radicales, comme celle à laquelle je me suis risqué ici, composent peut-être le seul antidote programmatique contre le dérapage idéologique qui menace de nous transformer en rouages de la machine. S’il nous faut forger des alliances avec nos adversaires politiques, nous devons éviter de finir par ressembler aux socialistes, qui n’ont pas réussi à changer le monde, mais sont parvenus à améliorer leurs situations financières personnelles. L’astuce consiste d’une part à éviter le maximalisme révolutionnaire qui, en fin de compte, aide les néolibéraux à éviter l’affrontement avec les oppositions à leurs politiques, qui vont à l’encontre du but prétendument recherché, d’autre part à ne pas perddre e vue les fiascos, inhérents au capitalisme, tout en essayant de le sauver de lui-même, dans un but stratégique.

Cet article est l’adaptation d’un discours, prononcé à l’origine lors du Sixième Festival Subversif de Zagreb, qui eut lieu en 2013.

18 février 2015

Source dans le Guardian.

Traduction : Hervé Le Gall

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