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Venezuela : Pourquoi un mouvement de solidarité avec la « Révolution bolivarienne » ?, Nestor Kohan.


La bataille internationale de la révolution bolivarienne


20 août 2004


La « Révolution bolivarienne » ne trouve pas l’écho auquel on pourrait s’attendre dans la gauche radicale en Europe. De même, certains secteurs de cette gauche réagissent avec réserve en Amérique latine. Même si un tournant s’opère.

Nous publions ici un article de Nestor Kohan, militant argentin connu et respecté. Il y développe les raisons pour lesquelles il considère impératif l’émergence d’un véritable mouvement de solidarité avec la « Révolution bolivarienne » ainsi que celles qui militent en faveur de son approfondissement.

Ce texte a été écrit quelques jours avant le référendum du 15 août 2004, qui a donné la victoire - confirmée par les plus diverses instances internationales - du NON, c’est-à -dire du maintien de Chavez à la présidence. Quelque 58% de NON, alors que la participation au vote a fortement augmenté.

Nestor Kohan inscrit la « révolution bolivarienne » dans un processus historique dont la révolution cubaine de 1959 constitue un moment fort important.

Nestor Kohan met l’accent sur l’entreprise d’intoxication véhiculée par la presse internationale pour ce qui a trait au processus populaire en cours au Venezuela et au régime de Chavez. Il n’a pas tort.

La seule lecture du Monde suffit. Ainsi, Le Monde écrit que l’opposition aurait « promis qu’elle respecterait le verdict des électeurs. » En fait, cette opposition a toujours affirmé qu’une victoire de Chavez serait simplement la confirmation qu’il y avait fraude. Le seul verdict qu’elle accepterait : la victoire du OUI, sa victoire donc ! Cette opposition a réclamé des observateurs internationaux pour surveiller le déroulement du scrutin. Ce fut fait. Pourtant, elle continue à le contester. Elle s’appuie pour cela sur la campagne qu’orchestrent le 95% des chaînes de radio et de télévision qui sont aux mains du capital privé vénézuélien, à l’exemple de ce qui se produit en Europe. Ces médias conduisent une vraie bataille politique contre Chavez...

Ce gouvernement a toujours respecté la liberté de la presse. La seule suppression de médias - ceux publics et communautaires - fut imposée lors du Coup d’Etat d’avril 2002, un coup dirigé par les mêmes forces qui s’organisent dans la « Coordination démocratique ».

Quant à une information sur les changements profonds qui interviennent dans la vie quotidienne de la très large partie de la population défavorisée de ce pays, elle se fait attendre. La presse d’information suit une voie : peindre le processus bolivarien comme relevant de la politique d’un gouvernement militaire autoritaire. Sans jamais documenter et contextualiser ses affirmations.

Ce type d’analyse n’a pas sa place lorsqu’il s’agit du Pérou, de la Bolivie, de la Colombie... où les militaires répriment brutalement les masses populaires. Etrange ? Non. Assez courant dans le monde de « l’information ». réd.



"Nous rappelons ceci au représentant du Venezuela, car les révolutions ne s’exportent pas ; les révolutions s’agissent, et la Révolution vénézuélienne agira lorsque son temps arrivera, et ceux qui n’auront pas préparé un avion pour leur fuite vers Miami ou d’autres lieux - comme cela s’est passé à Cuba, devront affronter ce que le peuple vénézuélien décidera".
Ernesto Che Guevara. "Discours dans la XIXe Assemblée Générale des Nations Unies" (11 décembre 1964).


Depuis lors, le monde s’est unifié. "Il commence maintenant à être rond" avait observé Karl Marx en 1850. Un siècle et demi plus tard, au XXIe siècle, ce processus s’est accéléré de manière inimaginable. Chaque lutte contre l’impérialisme, chaque nouveau maillon qui parvient à se briser ou à se détendre, contribue à relâcher les chaînes de la domination impérialiste. Même lorsque cet événement semble se limiter au niveau local ou régional, il se transforme immédiatement en un moment de la lutte internationale qui se poursuit sur l’ensemble de la planète pour le projet concret et réaliste d’un "Autre Monde Possible".

La Révolution Bolivarienne, dont le dirigeant au Venezuela est le président Hugo Chavez, constitue l’une des tranchées fondamentales de cette implacable guerre culturelle dans laquelle nous sommes tous engagés, que nous le sachions ou non. Les secteurs ouvriers et populaires de Venezuela vivent aujourd’hui une mystique révolutionnaire qui rappelle beaucoup celle de la Révolution Cubaine et celles des premières années de la Révolution Sandiniste. Un enthousiasme qui, sans être triomphaliste, élève le moral des masses - et en particulier des masses laborieuses - vers de nouveaux niveaux d’affrontement avec le pouvoir. Dans cette mystique révolutionnaire, l’exemple de la rébellion cubaine joue un rôle fondamental, qui combine l’admiration populaire pour Fidel avec la reconnaissance pour toute l’aide cubaine dans le domaine de la médecine sociale et de l’éducation.

Il est évident que la situation au Venezuela est un enjeu international. Comme chacun le sait, le 15 août 2004 aura lieu le référendum impulsé par Chavez pour légitimer démocratiquement les transformations sociales actuellement en cours. Le peuple vénézuélien choisira s’il veut freiner la Révolution et ses projets d’éducation, de logements et de santé (en optant électoralement pour le OUI) ou s’il veut, en donnant son soutien à Chavez, refuser la révocation de son mandat, exigée à corps et à cris par l’intervention américaine (option électorale pour le NON).

Le protagoniste central du référendum est évidemment le peuple de Venezuela. Néanmoins, la bataille qui se joue là -bas a aussi d’autres acteurs, d’envergure internationale.

D’un côté, le chef de l’opposition, son guide inspirateur, financier et bancaire. Cet homme sage, prudent, mesuré et intellectuel brillant, Georges W. Bush ; un homme de lettres ; un grand lecteur, une lumière de l’intelligence contemporaine. Un penseur, dont l’érudition encyclopédique ferait sans doute rougir Jorge Luis Borges. Un des principaux oenologues de l’heure actuelle, et dont le foie - qui résiste aux alcools les plus agressifs - a battu tous les records du monde.

A ses côtés, les grandes chaînes de l’information, neutres, véridiques, absolument objectives et profondément désintéressées, comme chacun le sait. Comme l’ineffable CNN - également connue comme étant la "voix officielle de la Maison Blanche", et les chaînes privées du Venezuela.

Et de l’autre côté, les amis et les amies de la Révolution Bolivarienne. En premier lieu, Fidel Castro et la Révolution Cubaine qui, au lieu de dollars ou des prêts millionnaires, ont apporté au Venezuela un type d’armes sophistiquées et super secrètes : des milliers de médecins et d’éducateurs hautement qualifiés (cet armement si spécial est beaucoup plus cher sur le marché des USA !). Ensuite, le mouvement de résistance globale contre la guerre de Bush, le néolibéralisme et la globalisation capitaliste. Et enfin, l’immense réseau de moyens de communication alternatifs, de mouvements sociaux et d’intellectuels progressistes, en Amérique Latine, mais aussi à niveau mondial.


La bataille des idées pour gagner les coeurs

C’est précisément dans ce dernier groupe, celui de la solidarité internationale et le soutien des intellectuels progressistes du monde entier, que la Révolution Bolivarienne a encore beaucoup à faire. C’est la même voie qu’ont dû emprunter, chacun à sa manière et à son propre rythme, les révolutions à Cuba (au début des années 1960) et au Nicaragua (au début des années 1980).

Pour vaincre la dictature médiatique de Bush et de la CNN il faut entourer Chavez et le Venezuela d’un soutien international !

Mais actuellement, la pente du consensus est raide et plus difficile que dans les années 1960 et 1980. Nous vivons dans des temps globalisés, où le conflit idéologique est devenu fondamental. Les grands médias de la désinformation ont placé la lutte pour l’hégémonie (selon l’expression d’Antonio Gramsci) et la bataille des idées (dans les termes de José Marti et de Fidel) au centre de la scène politique. Ce serait une erreur gravissime et impardonnable de les sous-estimer ! Il n’y a rien de plus dangereux pour le camp populaire que de céder à l’éternelle tentation anti-intellectuelle selon laquelle "les réunions et les discussions intellectuelles ne servent à rien... ce sont de pures pertes de temps" - cela a déjà provoqué chez nous de dégâts considérables ! Les usines idéologiques de l’impérialisme ont des rouages bien huilés. Elles peuvent compter sur tout un réseau d’institutions destinées à démoraliser, à neutraliser, et si possible, à coopter, les intellectuels. Nous devons rester vigilants. Nous devons les combattre.

Gagner le consensus, gagner les coeurs et les cerveaux, en entourant le processus bolivarien de la solidarité internationale la plus forte possible, voilà une des tâches anti-impérialistes les plus urgentes à l’heure actuelle.

Pour y parvenir, différents camarades, hommes et femmes, impliqués dans la lutte idéologique contre la pensée unique, contre la dictature médiatique de Washington et contre le manque de culture politique du néolibéralisme mité, ont convoqué à une rencontre International d’intellectuels et d’artistes "Pour la défense de l’humanité" qui doit avoir lieu au Venezuela en décembre 2004. La réunion préparatoire a eu lieu à Caracas fin juillet, quelques jours avant le référendum crucial.

La convocation fait explicitement appel à la mémoire historique, et rappelle l’exemple de cet inoubliable IIe Congrès International d’Ecrivains Antifascistes qui s’est déroulé en Espagne en 1937

La comparaison entre le fascisme de Franco, de Mussolini et de Hitler avec l’impérialisme nord-américain du grand penseur George W. Bush n’est nullement exagérée. Actuellement, les Etats-Unis exercent un pouvoir militaire et médiatique de loin supérieur à celui de Hitler et Goebbels. D’où l’analogie et l’exemple historique. Ce qui est en train de se jouer n’est pas seulement le futur de la Révolution Bolivarienne ou la survie de la Révolution Cubaine. C’est l’humanité tout entière qui est en danger !

Mais il ne s’agit pas aujourd’hui de construire une "Internationale de la pensée", comme le réclamaient dans les années 1920 Henri Barbusse, Romain Rolland et les membres de la revue française Clarté (laquelle a eu d’importantes répercussions dans notre Amérique, où de nombreuses publications homonymes ont été fondées. Dans l’une d’entre elles a milité et écrit, par exemple, notre cher José Carlos Mariategui). Il ne s’agit pas non plus seulement de copier le compromis sartrien, typique de la décade des 1950 (dont l’écho dilaté peut encore s’entendre dans les véhéments réquisitoires contre le néolibéralisme de feu Pierre Bourdieu, et y compris dans la courageuse dissidence de Noam Chomsky).

Quelles étaient les limites de ces expériences et projets progressistes réalisés autrefois ? Leur principal problème était que l’intellectuel y est conçu comme s’il était totalement extérieur aux mouvements sociaux, Dans les années ’20, l’Internationale de la Pensée présupposait une séparation entre la pensée et l’Internationale (en ces temps-là , la IIIe Internationale). Le compromis des années 1950, courageux et digne, était néanmoins un compromis ... avec d’autres, que l’on soutenait depuis l’extérieur (il s’agissait alors de la décolonisation de l’Asie et de l’Afrique et des rébellions latino-américaines).

Même si la perspective internationale de la pensée et l’engagement individuel sont aujourd’hui - après un quart de siècle de médiocrité néo-libérale - louables salutaires et positifs, ils ne suffiront guère. Les défis idéologiques que nous présente la globalisation se sont complexifiés et multipliés. Aujourd’hui il faut quelque chose de plus. D’où cette initiative, née au Mexique, à Cuba et au Venezuela, mais visant un horizon universel. Pour que, sans renoncer à la diversité des regards, nous puissions surmonter la fragmentation et trouver des formes collectives de coordination qui, étroitement liées aux mouvements sociaux, puissent se poursuivre et grandir avec le temps.

C’est dans ce contexte, si singulier, que la Révolution Bolivarienne - en plein bras de fer avec l’impérialisme nord-américain et sa culture de la domestication intellectuelle - peut se transformer dans un pôle d’attraction à niveau mondial.


Les agences de renseignement Nord-Américaines et leur ingérence au Venezuela.

La Révolution Bolivarienne dirigée par Hugo Chavez a réussi à construire un éventail très étendu d’alliances politiques internes, qui lui permettent de résister dans son affrontement avec la plus grande puissance du monde. En même temps, le consensus populaire de Chavez - au sein d’une société extrêmement polarisée - s’est renforcé après sa victoire sur le coup d’état d’avril 2002. Néanmoins, si on fait le compte des appuis au niveau international, la Révolution Bolivarienne n’a pas encore fait le plein. Il ne suffit pas de se contenter des sympathies actuelles.

Pourquoi Chavez n’a-t-il pas pu obtenir tout le soutien que son projet mérite ? Il y a plusieurs raisons à cela.

En premier lieu, il y a l’activité systématique et étendue de l’intelligence nord-américaine. Une armée d’espions, de "fondations démocratiques", d’experts en guerre psychologique et en communication de masse, se sont chargés de présenter Chavez comme un typique militaire golpiste latino-américain, assassin, autoritaire, corrompu, réactionnaire, anti-démocratique, ennemi de la culture et des libertés publiques.

Une des principales institutions qui s’est chargée de cette sale besogne (et qui était intervenue au Chili dans la période 1970-1973, au Nicaragua à partir de 1979, ainsi que dans beaucoup d’autres pays du monde), est l’Agence des Etats-Unis pour le Développement International (USAID). Cette agence opère de manière complémentaire avec l’Institut Républicain International, et, surtout, avec le National Endowment for Democracy (Fonds National pour la Démocratie - NED). Cette dernière est une entité formellement créée par le Congrès des Etats-Unis pour pénétrer, diviser, coopter et manipuler la vie politique d’autres pays.

La NED fait aujourd’hui ouvertement ce que jadis la CIA exécutait dans l’ombre. Très présente dans le financement de l’opposition "démocratique" au Venezuela, la NED a également, au cours de ces dernières années, contribué à complémenter le rôle historique que la Fondation Ford et d’autres "façades culturelles de la CIA" - comme les appelait Angel Rama - ont joué en Amérique Latine. C’est ainsi qu’elle a contribué à construire artificiellement des "oppositions démocratiques", à diviser le camp progressiste, à isoler et à discréditer les courants anti-impérialistes radicaux et enfin à faire tomber les gouvernements populaires [1].

Le financement par la NED de l’opposition Vénézuélienne est un secret de polichinelle, et il est incontestable. L’argent coule à flots. Les mêmes qui ont jadis financé le grand chilien Augusto Pinochet dans sa conspiration contre Salvador Allende et cet amoureux de la constitution et de la culture qu’était Jorge Rafael Videla dans la préparation du génocide argentin. Ces défenseurs de l’éducation assassinaient des enseignants sandinistes à la frontière entre le Nicaragua et le Honduras. Et aujourd’hui ils financent la contre-révolution vénézuélienne.

Au Venezuela, USAID a établi son bureau à Caracas le 1er août 2002. Son objectif était de "fournir une assistance opportune et flexible pour renforcer la démocratie". En réalité cela signifie se défaire du gouvernement légitimement constitué, quels que soient les moyens, par les urnes ou, vu que l’opposition est minoritaire et perd toutes les élections, à coups de feu et à coups d’état.

Le 31 mars 2004, Jorge Valero, ambassadeur du Venezuela devant le Conseil Permanent de l’OEA (Organisation des Etats d’Amérique) lance la dénonciation suivante : "L’année du coup d’Etat, l’Agence des Etats Unis pour le Développement International (USAID) du Département d’Etat, a également déboursé deux millions de dollars pour soutenir des leaders et des institutions vénézuéliennes qualifiées de "modérées" mais qui, dans la pratique, étaient en affrontement avec le Président Hugo Chavez". Durant les six mois précédant le coup d’état, six autres officines du Département d’Etat nord-américain ont financé avec 695.300 dollars des conférences et des séminaires contre la Révolution Bolivarienne.

Qu’on ne se trompe pas. Ces dollars qui inondent aujourd’hui les poches de l’antichavisme médiatique, politique, académique et intellectuel, ne sont plus de couleur verte, car ils sont trempés du sang de nos camarades, les milliers et les milliers de desaparecidos latino-américains.


Les militaires génocidaires et les confusions concernant Chavez.

En second lieu, le processus de changements radicaux que vit le Venezuela n’a pas obtenu encore l’appui complet des intellectuels progressistes et de gauche à niveau mondial parce que leur président est d’origine militaire. Les militaires n’ont-il pas été tout au long de l’histoire de notre continent des assassins, des golpistes, autoritaires et génocidaires ? Pourquoi Chavez serait-il différent ?

Ces doutes qui subsistent encore au sujet du Venezuela ne sont pas des caprices. Ils ne sont pas non plus le produit "d’une gauche qui ne comprend jamais rien et qui vit en marge du peuple", comme le suggèrent quelques nationalistes trop pressés, qui prennent peur lorsqu’ils voient un drapeau rouge dans les manifestations populaires. La distance par rapport aux militaires latino-américains n’est pas gratuite, Elle a une raison objective que l’on ne peut escamoter par un simple tour de passe-passe rhétorique.

Tout au long du XXe siècle (et y compris depuis la fin du XIXe) l’immense majorité des Forces Armées du continent américain ont été le bras armé des classes dominantes locales et surtout étrangères. Elles se sont attaquées à tout : les peuples originaires, les travailleurs urbains, les paysans appauvris, les étudiants rebelles, des curés engagés. Leurs lourdes médailles ne peuvent occulter devant l’histoire le rôle qu’ils ont joué : celui de bourreaux de leurs propres peuples. Sous le commandement direct de l’Armée nord-américaine (qui leur appris la torture et la doctrine de la guerre contre-insurrectionelle), la grande majorité des militaires latino-américains ont été, pendant des années, étrangers à leur propre peuple. Leur ennemi n’était pas de l’autre côté des frontières de chaque pays, mais à l’intérieur. L’ennemi, c’était le syndicaliste de classe, le paysan insoumis, la jeunesse étudiante, les curés tiers-mondistes.

Il est donc logique et rationnel que lorsque apparaît une personnalité politique comme Chavez, issu du monde militaire, le camp de la gauche et des progressistes commence par maintenir ses distances et reste prudent. Ce n’est pas une folie. Cela a une raison historique qui a été fertilisée par des milliers et des milliers de cadavres et de fosses communes, de femmes violées, de prisonniers torturés, des hameaux et des villages incendiés.

Nous nous souvenons parfaitement d’une interview que nous avons faite en 1999 pour un périodique argentin - lequel, soit dit en passant, n’a jamais publié l’article - avec le capitaine argentin José Luis D’Andrea Mohr, membre du Centre des Militaires pour la Démocratie (CEMIDA). Indigné, fâché contre sa propre institution, l’Armée Argentine, D’Andrea Morhr disait : "Tu vois, la génération de la violence en Argentine est la responsabilité des militaires - moi y compris. Depuis le bombardement de la plaza de mayo en 1955 (coup d’état contre J.D. Peron), en passant par les exécutions illégales, la proscription durant 18 ans du péronisme, jusqu’aux milliers de desaparecidos assassinés dans le meilleur style nazi. En Argentine, il y a eu un véritable génocide contre des gens désarmés et emprisonnés". Et plus loin ce même capitaine ajoutait "S’il reste peu de gens dans le CEMIDA c’est parce qu’il y a eu un moment où nous avons dû choisir. C’était très simple. Soit nous étions avec ceux qui faisaient disparaître, soit nous étions avec les desaparecidos. Nous avons choisi d’être avec les desaparecidos, contre les méthodes nazie de nos militaires. C’est la raison pour laquelle nous avons affronté l’institution militaire, le gouvernement de Raul Alfonsin et également celui de Carlos Saul Menem."

A la fin de cette interview, lorsque nous faisions nos adieux sur le seuil, nous avons demandé à ce capitaine s’il allait un jour mettre un terme à ses dénonciations. Il nous a répondu fièrement et en élevant la voix : "Non, je ne vais m’arrêter que lorsque tous ces assassins seront en prison !". Or, José Luis d’Andrea, qui est malheureusement décédé depuis, n’était pas un jeune universitaire intoxiqué, à qui quelques lectures marxistes avalées au dernier moment avaient tourné la tête. C’était un militaire sanmartiniano (dans la tradition nationaliste et patriotique argentine), qui avait honte et qui méprisait les Forces Armées argentines. Et cela il le manifestait non par commodité ou par opportunisme, en public, mais jusque dans son l’intimité.

L’expérience sanglante des dictatures militaires a profondément marqué plusieurs générations latino-américaines, non seulement dans la gauche révolutionnaire mais y compris des militaires honnêtes, comme le montre clairement le cas emblématique de D’Andrea Mohr.

On comprend donc mieux les raisons de la méfiance ressentie par beaucoup de gens de gauche lorsqu’ils ont vu un militaire comme Hugo Chavez accéder à la tête du processus bolivarien.

L’impérialisme nord-américain et ses appareils de renseignement, à travers ses médias de l’incommunication et de ses fondations, a enfourché cette méfiance initiale, et a fait tout ce qui était en son pouvoir pour diviser, pour semer les doutes et pour lever un mur de suspicions autour de Chavez. Ils ont fait la même chose chaque fois qu’un dirigeant radical ou un mouvement anti-impérialiste a osé lever la tête face au patron impérial. En trompant le peuple, yanquilandia (le pays des yanquis) a cherché à convaincre que Chavez était comme les militaires golpistes, qui torturent et assassinent... entraînés par les USA dans leurs écoles du canal de Panama.

C’est justement la raison pour laquelle il faut se battre contre cette propagande ennemie. Il est tout à fait erroné de vouloir comparer les militaires argentins ou chiliens avec quelqu’un comme Hugo Chavez. Il faut éviter toute confusion.

Sinon, comment comprendre que, alors que la majorité des armées latino-américaines sous la coordination du Commandement Sud (commandement qui dirige les opérations des Etats-Unis en Amérique latine) de l’Armée américaine définissent Antonio Gramsci clairement et simplement comme un "ennemi subversif" ? Or. le président Hugo Chavez fait souvent appel aux catégories politiques de Gramsci pour comprendre la situation actuelle que vit le Venezuela.

Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de comparer la vision qu’ont de Che Guevara les militaires traditionnels de notre Amérique, éduqués dans la doctrine de la "sécurité nationale" (des Etats-Unis), avec les fréquentes mentions que fait le président vénézuélien lorsqu’ils s’adresse à la jeunesse vénézuélienne : "Cet homme nouveau dont nous parlait le Che est un exemple pour élever la condition humaine".

Sinon, comment expliquer que, alors que la majorité des Armées américaines (y compris l’armée argentine...) ont participé, à la base d’Ilopango (au Salvador), fin juillet 2004 à un exercice de simulation militaire antiterroriste intitulé "Fuerzas Comando 2004" - qui intégrait 16 pays latino-américains et était dirigé par le Commandement Sud du Pentagone et le Commandement des Opérations Spéciales de l’Armée nord-américaine - le président Hugo Chavez a demandé aux USA que ce qui restait de la présence militaire nord-américaine en territoire vénézuélien soit immédiatement retiré ?


Appuyer à Chavez = se subordonner aux entrepreneurs ?

En troisième lieu, la transformation du Venezuela n’a pas encore capté totalement la solidarité internationale des intellectuels progressistes parce que, parfois sans doute avec de bonnes intentions, on a faussement identifié Chavez avec l’appui à différents gouvernements bourgeois de la région. Cette opération propagandiste - qui a été mise sur pied pour défendre Chavez des critiques de gauche - est fondée sur une dichotomie illégitime. Il n’y aurait pas d’autre choix que celui-ci : soit défendre le nationalisme, soit lutter pour le socialisme. Comme s’il n’y avait pas de vases communiquants entre ces deux pôles.

Opposer le nationalisme radical et anti-impérialiste de Chavez au socialisme, et construisant entre ces alternatives une fausse dichotomie pour qu’ils s’excluent l’un l’autre, n’est pas seulement sujet à caution sur le plan politique dans des périodes comme celle que vit actuellement l’Amérique latine. Cela implique également une méconnaissance de la tradition même du marxisme dans ce domaine. En effet, Antonio Gramsci a analysé le rôle progressiste que pouvaient jouer certains leaders charismatiques dans le conflit social de classe (dans les célèbres Cahiers de Prison, il les a qualifiés de "césarismes progressistes"). Même Léon Trotsky, un révolutionnaire qui s’est rarement laissé tenter par les chants de sirène de la bourgeoisie et de ses idéologues, a soutenu avec enthousiasme le processus de nationalisation du pétrole réalisé au Méxique par Lazaro Cardenas dans son affrontement avec le cruel patron du Nord, qui nous méprise et qui nous humilie (plusieurs articles de Trotsky sur Cardenas et le pétrole mexicain sont repris dans ses Ecrits Latino-américains). La liste des penseurs classiques du marxisme ayant pris cette même orientation est trop longue pour nous en continuions l’énumération.

S’il est vrai que le nationalisme radical et anti-impérialiste n’est pas incompatible avec le socialisme - d’ailleurs l’histoire de la Révolution Cubaine le démontre - il est vrai aussi que le soutien à la Révolution Bolivarienne n’implique pas de devoir se subordonner automatiquement à des gouvernements comme celui dirigé par Nestor Kirchner en Argentine. Malgré le recours de ce dernier à une rhétorique politique nationaliste, il a réussi à maintenir un ministre de l’économie typique de l’orthodoxie néolibérale, ce qui a été salué par tout le patronat.

Dans ce sens, la décision du président Kirchner de nommer comme observateurs argentins du référendum vénézuélien deux politicards traditionnels, comme Eduardo Duhalde et Raul Alfonsin, est tout à fait lamentable et révèle ce que cache sa rhétorique. Le premier est un chef des mafias de la province de Buenos Aires et "homme fort" du parti Justicialiste (péroniste) déjà à l’époque de Carlos Saul Menem (dont il a été l’associé direct dans les pires périodes de privatisations néolibérales). Le deuxième est un ami personnel du petit Felipe Gonzalez - en Espagne - et de Carlos Andrés Perez - au Venezuela. Oui, de Carlos Andrés Perez, ce social-démocrate exotique qui a déclaré récemment : "il faut abattre Hugo Chavez comme un chien" (sic).

En nommant ces deux personnes, Kirchner montre une fois de plus ses multiples visages politiques. Il s’est déclaré "ami de Cuba"... mais il envoie des troupes argentines à Haïti comme l’ordonne Bush ; il flirte avec un soutien économique à Chavez... mais lorsqu’il visite le Venezuela il rencontre les antichavistes les plus rances. Il promet l’équitéface au référendum...mais il y envoie comme observateur un ami politique de Carlo Andrés Perez, le plus golpiste parmi les golpistes. Et les "etc" sont trop nombreux pour poursuivre la description de cette politique pendulaire qui caractérise si bien le chef argentin.


La démocratie vénézuélienne et la "grande démocratie américaine".


L’histoire de notre Amérique nous enseigne, entre autres, que l’impérialisme nord-américain se soucie comme d’une guigne de la démocratie. De la vraie démocratie, de celle qui signifie le gouvernement par le peuple, pas de celle que prône la CNN : celle des simulacres de quelques législatifs où les représentants des grandes entreprises montent une mise en scène pour faire croire que le peuple décide de quelque chose.

L’impérialisme ne s’intéresse à maintenir la façade "démocratique" que lorsque cela correspond à ses intérêts. Si les processus politiques lui échappent et que les secteurs populaires commencent à réaliser des transformations radicales, alors il laisse de côté les législatifs et les élections pour passer aux choses sérieuses. Remember Chile, 1973 !

Lorsque le peuple, et surtout la classe laborieuse, n’accepte pas docilement le muselière des patrons (nationaux ou internationaux, mais toujours des patrons en fin de compte), l’impérialisme nord-américain oublie Abraham Lincoln et brandit le drapeau d’Adolf Hitler, d’Augusto Pinochet, de Jorge Rafael Videla, de l’apartheid sud-africain.

Ils ne vont pas respecter Hugo Chavez et le processus politique qu’il a lancé pour son respect des formalités légales. Ils le respecteront parce qu’il peut compter sur l’appui et la force d’un secteur largement majoritaire de la population pauvre, des plébéiens, des humbles, des travailleurs et de leurs familles.

Que personne ne se fasse des illusions ! Comme le disait Che Guevara, nous ne pouvons faire confiance à l’impérialisme (même pas dans à représentants aux cheveux blancs et au visage inoffensif comme James Carter), mais vraiment pas du tout.

Il y a déjà plusieurs années, sauf erreur en 1986, dans une interview publiée à Buenos-Aires, Tomas Borge [un ancien dirigeant de la révolution sandiniste] avait lancé : "Nous allons civiliser la bourgeoisie". Etait-ce réaliste ? Etait-il réellement possible de "civiliser" à la bourgeoisie ? Est-il réellement possible de "civiliser" les grands magnats nord-américains ? Nous pensons que non, et l’histoire tend à le démontrer. Non seulement on ne peut les "civiliser", mais l’alternative se pose ainsi : soit nous les vaincrons soit ils nous vaincront. Il n’y a pas de place pour les nuances, pour les éclectismes. Pour que la démocratie, la vraie, celle du gouvernement par le peuple (et non pas par les magnats), puisse survivre et s’approfondir, il faudra avancer contre nos ennemis historiques, aussi bien internationaux que "nationaux" - le Che préférait sagement le appeler vernaculaires ou autochtones, plutôt que "nationaux".

Au Venezuela se pose à nouveau le dilemme historique de notre Amérique. Ou bien nous avançons vers un processus d’approfondissement des mesures sociales radicales, ou bien nous reculons et nous serons douloureusement vaincus. A ceux qui hésitent, Hugo Chavez a donné des preuves très nettes - au risque de sa propre vie - que son choix n’est pas précisément celui de se rendre...

Les "amis" qui recommandent et suggèrent - que ce soit avec une rhétorique "démocratique" ou depuis une liturgie "nationale" - que le processus vénézuélien devrait s’arrêter pour ne par faire peur à l’impérialisme ou à la bourgeoisie, rendent un mauvais service au pays. L’impérialisme nous connaît déjà ! Ses représentants sont déjà avertis. Ils ont déjà vécu la révolution Cubaine et quatre décennies d’insurrections et de processus révolutionnaires dans tout le continent. Personne ne va les prendre à l’improviste ni les surprendre. Modérer le processus vénézuélien, l’arrêter, le freiner, le congeler, ne trompera pas l’impérialisme, mais cela nous trompera nous-mêmes.


Le Venezuela bolivarien, espoir de l’humanité.

Le Venezuela a ouvert une nouvelle brèche dans la domination continentale. Il faut encore l’approfondir. C’est la raison pour laquelle les secteurs anti-impérialistes, les courants divers et variés qui s’identifient avec le socialisme et tous les secteurs qui aujourd’hui mettent en question la globalisation capitaliste devraient miser à fond dans le triomphe du peuple vénézuélien. Lors du référendum du 15 août, mais surtout au-delà du référendum... La lutte vénézuélienne fait partie d’une bataille internationale. Il est urgent de soutenir ce processus politique.

Nestor Kohan

[Nestor Kohan fait partie du Comité d’Organisation de la Rencontre Internationale des Intellectuels et Artistes "En défense de l’humanité" qui aura lieu à Caracas, Venezuela, en décembre 2004. Enseignant à l’Université Populaires Mères de la Place de Mai.]


 Source : www.alencontre.org



[1Nous avons essayé d’étudier l’histoire et l’actualité de ces institutions de l’intelligence nord-américaine et de décrire ses manières d’agir dans le domaine de la culture, des sciences sociales et des droits humains dans notre enquête "La plume et le dollar. La guerre culturelle et la fabrication industrielle du consensus". Cette enquête a été publiée dans la revue Casa de las Américas N° 227, La Habana, avril-juin 2002. On peut également consulter sur le site de Rebelion le lien suivant : www.rebelion.org/sociales/kohan250402.htm.


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« (...) on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. »

Karl Marx, Friedrich Engels
Manifeste du Parti Communiste (1848)

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