Reléguant son passé non interventionniste aux oubliettes, la France a pris position de manière étonnante dans le dossier qui oppose le Venezuela aux États-Unis. En soutenant une saisine de la CPI dirigée contre le gouvernement Maduro, Paris pourrait en effet se rendre coupable de fait d’un « changement de régime » et par conséquent de l’aggravation de la situation économique du pays.
La France est-elle en train de franchir sa « ligne rouge » géopolitique, en s’ingérant comme elle le fait dans les affaires du Venezuela ? Fin septembre dernier, cinq pays latino-américains, le Pérou, l’Argentine, le Chili, la Colombie et le Paraguay, ainsi que le Canada, ont saisi la Cour pénale internationale (CPI) afin qu’elle enquête sur des accusations de crimes contre l’humanité visant le gouvernement du président vénézuélien, Nicolas Maduro.
Une démarche à laquelle Paris a apporté son soutien, s’estimant « vivement préoccupée par les derniers développements liés à la crise au Venezuela, en particulier la détérioration de la situation économique, qui contraint des centaines de milliers de citoyens vénézuéliens à s’exiler [...] ». Citoyens qui, en cas de renversement du gouvernement (élu), pourraient voir leur situation s’aggraver davantage.
Non-interventionnisme
C’est l’une des conséquences de ce que l’on appelle le « regime change ». La pratique, « popularisée » par les États-Unis, consiste pour un État, voire un groupement d’États, à précipiter la chute d’un gouvernement déclaré (unilatéralement) hostile, afin d’instiller les bases de la démocratie dans le pays concerné. Marqueur d’un monde globalisé et extrêmement hiérarchisé, le « changement de régime » est initié par des poids lourds du concert des nations, à mi-chemin entre l’aveu de faiblesse et le caprice des puissants, prêts à tout pour étouffer une voix discordante.
Sauf que l’histoire récente a démontré l’inefficacité, au mieux, la dangerosité, au pire, de cette nouvelle pratique des relations internationales, dont l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie, en lambeau après que Washington et d’autres ont décidé de s’ingérer dans leurs affaires, sont les malheureux cobayes. La victime ? La population.
Cette tendance du « “‘regime change”’, propagée et promue par les États-Unis, a commencé en avril 1992 avec la chute du président afghan Mohammed Najibullah, qui a eu comme résultat non pas la démocratie afghane, mais la guerre civile entre les différents partis moudjahidin » soulignait l’essayiste suisse, spécialiste en géopolitique, Albert A. Stahel, en 2015.
Celui-ci de poursuivre : « Le 9 avril 2003, Saddam Hussein fut renversé pendant l’agression et l’occupation de l’Irak par les États-Unis […] avant d’être exécuté, le 30 décembre 2006, par les nouveaux maîtres. Les conséquences de cet événement persistent jusqu’à nos jours : le démantèlement du régime de Saddam Hussein a rendu plus forte l’influence iranienne au sein de l’Irak, aboutissant finalement à la création de l’État islamique en Irak ». Mais également en Syrie, où des millions de civils fuient les combats, quand d’autres meurent de faim.
La France a beau se cacher derrière le paravent des droits de l’Homme, elle s’expose pourtant au risque bien réel de voir des centaines de milliers de Vénézuéliens payer le prix fort de son soutien à la saisine de la CPI. Qui entraînera, dans le pire des cas pour Caracas, des sanctions économiques qui étoufferont activité et croissance, déstabilisant l’économie du pays et, avec elle, sa population. L’exemple libyen n’a semble-t-il pas servi de leçon à Paris, alors que le pays du nord de l’Afrique, complètement désarticulé, souffre encore de l’intervention française destinée à faire chuter Mouammar Kadhafi en 2011. Tout aussi loin des consciences tricolores, le discours de Dominique de Villepin — pour une fois inspiré — devant le Conseil de sécurité des Nations unies (ONU), en 2003, pour plaider le non-interventionnisme en Irak — l’avenir lui donnera raison —, n’a jamais semblé aussi proche des oubliettes.
La CPI au service des grandes puissances
Normal, dans ces circonstances, que le gouvernement vénézuélien ait fermement condamné la position de la France, accusée d’hypocrisie, les deux pays entretenant par ailleurs des liens sociaux, économiques, politiques et culturels depuis de nombreuses années. Selon Caracas, il s’agit pour Paris, mais également pour l’ensemble des États membres de l’Union européenne (UE), de soutenir les États-Unis qui cherchent à isoler diplomatiquement le Venezuela et aggraver les conditions économiques du pays (soumis à un blocus américain), dont une grande partie de la population souffre aujourd’hui.
Une posture qui, d’après un communiqué du ministère vénézuélien des Affaires étrangères, ne vise qu’à « attaquer le Venezuela à des fins populistes » afin d’améliorer « l’image discréditée » du président français Emmanuel Macron. Qui, d’après un communiqué de l’Élysée, soutient aveuglément la CPI dans l’affaire.
Voici l’autre critère du « regime change » ; il ne suffit pas de vouloir instaurer la démocratie dans un pays — le déstabiliser, en réalité —, encore faut-il bénéficier du soutien des acteurs internationaux sans qui l’entreprise ne réussirait pas. La Cour pénale internationale, régulièrement accusée d’être le bras armé de la justice au service des grandes puissances, fait partie de ceux-là ; les relations qu’elle a entretenues avec Paris, au sujet de l’arrestation de l’ex-président ivoirien, Laurent Gbagbo, en 2011, prêtent encore le flanc à la critique.
L’institution judiciaire le sait. Raison pour laquelle elle tente de polir son image, depuis quelques années. Et mieux vaut s’entendre avec les nations qui se trouvent sur le devant de la scène internationale — et auraient de toute manière toute latitude pour court-circuiter son action. Dans le cas vénézuélien, le prix à payer est double : le renoncement de la France à sa philosophie de non-ingérence ; un futur extrêmement incertain pour les Vénézuéliens.
Lucien GIRON