Je me suis récemment rendu au cimetière de M., en Picardie. Des membres collatéraux de ma famille y sont enterrés depuis cinq générations. Je souhaitais, tout particulièrement, me recueillir sur la tombe d’un de mes cousins mort d’une leucémie à 14 ans, au début des années soixante. Son calvaire avait duré deux ans. Vers la fin, il ingurgitait 90 cachets par jour. En vain, puisque cette maladie était incurable.
A l’époque, à l’exception d’une petite poignée de jeunes morts au champ d’honneur durant les deux Guerres mondiales, ce cousin était le seul adolescent enterré dans le cimetière de M. Mais dans ces allées où je n’avais pas déambulé depuis des lustres, je dénombrai pas moins d’une douzaine de caveaux contenant les restes de jeunes gens âgés de 16 à 35 ans. Une douzaine sur 300 environ.
Je demandai à une parente, résidant dans le village, quelles étaient les causes de ces décès précoces. Sa réponse me désarçonna quelque peu : trois accidents de voiture (dont un de mes petits-cousins de 20 ans), cinq victimes d’alcoolisme et de drogue (héroïne, entre autres), deux femmes et un homme qui s’étaient suicidés après des années de mal-être personnel couplé à de longues périodes de chômage.
Comme beaucoup de villages de Picardie, M. est situé à proximité d’une ville d’importance, et l’on n’y compte pratiquement plus aucune activité agricole. Les adolescents, les jeunes gens vivent dans la ruralité, mais pas de la ruralité. A la ville toute proche, ils se rendent uniquement les vendredi et samedi soir pour boire, glander, danser, draguer. Ils ne sont donc ni ruraux ni urbains.
Faut-il donc que ces populations soient déstructurées, par l’absence de travail au premier chef, mais aussi par un manque de repères, de vrais rapports sociaux, et de ce que Lucien Sève appelle « une conquête d’autonomie par rapport au monde comme à eux-mêmes » ?
En 1957, un commis agricole du village, âgé d’une vingtaine d’années, brave garçon, travailleur sérieux, " emprunta " une mobylette. Il fut condamné à deux mois de prison ferme. Ce fait-divers causa un émoi collectif comme le village n’en avait pas connu depuis la Libération.
Aujourd’hui, à M., on se pique à l’héroïne et on meurt. Dans l’indifférence la plus totale.