Le 9 mai, Jour de la Victoire, est définitivement devenu la principale fête nationale de la Russie contemporaine. Pas seulement à cause de la situation politique, parce que le souvenir des victoires passées doit nous renforcer dans un contexte de relations de plus en plus tendues avec l’Occident et d’une crise socio-économique qui s’approfondit, mais aussi parce que l’élite de la bourgeoisie bureaucratique au pouvoir a fini par comprendre qu’elle ne pouvait pas introduire ses propres dates pour des fêtes nationales. Ni le 12 juin, proclamé jour de « l’indépendance » de la Russie, ni le 4 novembre, proclamé jour de « l’unité populaire », dans une tentative sans gloire pour obliger les gens à oublier l’anniversaire de la Révolution le 7 novembre, ne sont accueillis comme des fêtes par la population. Dans le meilleur des cas, comme des jours non ouvrables.
Si l’on ne réussit pas à remplacer les dates soviétiques par de nouveaux jours fériés, c’est parce que le nouveau pouvoir n’a à son actif ni victoires, ni réalisations.
Il lui faut aller pomper comme un parasite dans le passé soviétique, exactement comme le système socio-économique s’est alimenté de l’héritage matériel soviétique, en le phagocytant peu à peu.
En fait il existe une date festive propre au pouvoir actuel en Russie, l’unique réalisation du dernier quart de siècle, qu’il puisse présenter à la société : c’est la réunification de la Crimée avec la Russie. Il est cependant symptomatique que le pouvoir ne se soit pas décidé à faire de l’anniversaire de cet événement une fête nationale. Avant tout parce que, d’un côté, ils ne sont pas eux-mêmes convaincus de la solidité de ce qu’ils ont obtenu, et de l’autre parce que l’élan collectif qui a accompagné « le printemps russe » il y a deux ans, inspire aux cercles dirigeants des sentiments mitigés dans le meilleur des cas, voire de franches craintes.
La dictature de « la com » est devenue quasi-totale en Russie. Même des événements politiques réels se révèlent n’être que des prétextes à une action de « com », et l’on essaye de régler n’importe quel problème réel au moyen du spectacle ou de campagnes d’information. A la place de la conquête de l’espace, nous avons l’inauguration d’un nouvel aérodrome, à partir duquel on ne réussit à déployer (ou ne serait-ce qu’à planifier) aucun programme de recherche sérieux ; au lieu de construire dans le long terme des relations solides avec les partenaires géopolitiques potentiels , on assiste au défilé ponctuel sur la Place Rouge de bataillons cérémoniaux de l’Inde et de la Chine ; au lieu de veiller à sauver les écoles scientifiques, on a la présentation à grands frais du centre d’innovation « Skolkov », où, malgré le nom, on n’a même pas appris à innover dans la peinture.
Dans un tel contexte, l’histoire avec la Crimée est trop réelle, elle contraste trop avec la vie quotidienne de l’état en Russie. Et on fait tout, au quotidien, non seulement pour ne pas attiser toutes ces tendances, mais bien au contraire pour les étouffer (notamment pour faire de la Crimée une banale région de province croulant sous les problèmes non réglés et les difficultés insurmontables).
Le déclin dans la science, l’industrie, l’éducation et la santé ne s’arrête pas, malgré tous les efforts de propagande, et bien que les professionnels de la communication croient sincèrement que si l’on répète inlassablement les mots « modernisation », « innovation », ou « substitution aux importations », tout cela finira par s’auto réaliser.
Ils ressemblent au psychologue qui a guéri son patient du bégaiement. C’est vrai qu’il bégaie toujours, mais maintenant il en est fier.
Ces deux dernières années, le pouvoir a obtenu une réalisation sur le plan politique : il a réussi à étouffer progressivement l’élan collectif , à le réduire à néant et à ramener le peuple dans un état d’impuissante apathie. Bien entendu, pour un organisme social, un tel état est non seulement critique, mais mortel. Il est semblable à l’état du malade qui n’a plus ni la force de volonté ni la force émotionnelle de se battre contre la maladie qui le tue. Mais comme le parasite qui ronge l’organisme social Russie est sa propre élite au pouvoir, l’autodestruction du pays est la meilleure des options pour ceux qui sont au pouvoir. Après tout, le processus de dégradation est lent et graduel, et tandis que l’agonie de l’organisme se prolonge, le parasite qui le tue prolonge également son existence.
Il faut reconnaître son dû à l’héritage soviétique. Il s’est révélé incroyablement résistant et vaste. Un quart de siècle d’existence d’une économie de parasites et de capitalisme de voleurs n’ont pas suffi à tout démolir, tout prendre et tout avaler. Les structures matérielles et culturelles héritées de l’URSS ont en outre continué de s’auto supporter, de se régénérer et de se reproduire malgré tout. La propagande libérale déplore même la « vitalité de l’héritage soviétique », sans comprendre que sans cet héritage qui nourrit leur système c’est leur propre fin qui aurait sonné depuis longtemps, puisque le capitalisme en Russie n’est aujourd’hui en mesure d’engendrer aucune dynamique de développement, aucune source propre de croissance économique. Sans les gisements découverts par les géologues soviétiques, sans les experts et les professionnels formés en son temps par le système éducatif soviétique, il n’y aurait pas de quoi vendre des matières premières sur le marché mondial.
Le principal problème aujourd’hui en Russie, cependant, ce n’est pas sa classe dirigeante, ses fonctionnaires et ses libéraux rêvant de casser et de raser tout ce qui restera des gouvernements actuels. Le problème, c’est la société elle-même qui manifeste une incapacité totale de se défendre et de s’organiser. Ni la crise économique de 2008, ni la chute actuelle, ni la destruction planifiée de l’éducation, de la santé et du secteur social n’ont conduit les citoyens de la Russie à une action solidaire de masse.
Les gens optent encore pour la débrouille, la grogne, ils râlent mais n’agissent pas.
Seule une forte secousse peut sortir cette société de cet état de dégradation passive. Une secousse qui ne menacera pas seulement la capacité du pays de se développer et de survivre , mais la survie physique de chacune de ses familles. En d’autres termes, il n’y a qu’une catastrophe qui puisse arrêter la dégradation.
Y-a-t-il une chance d’échapper à une telle issue ? Oui, sans aucun doute, mais à condition qu’il y ait une prise de conscience massive de l’ampleur, de l’imminence et du caractère inéluctable de la catastrophe à temps, avant qu’elle ne devienne réalité. Or, c’est précisément pour prévenir une telle prise de conscience que l’on mobilise toute la puissante propagande officielle, à commencer par les émissions de télévision, informations ou séries, jusqu’aux blogueurs et analystes qui flattent les autorités et qui se mettent dans tous leurs états à chaque fois que l’on découvre que quelque chose n’a pas encore été volé, ou bien que le gouvernement a entrepris encore quelque chose qui ne s’est effondrée que partiellement.
D’ailleurs, toute cette propagande serait sans effet si elle ne s’appuyait pas sur l’état d’apathie qui domine la société, sur son indifférence apolitique à l’égard de tout ce qui n’est pas la consommation individuelle. Même le risque pour la santé et la vie des gens, qui augmente à cause de l’effondrement de la médecine, du délabrement des infrastructures et du mépris le plus cynique pour les normes sanitaires et environnementales ne change rien à cette perception générale de la réalité. Dans pareille situation, la rhétorique patriotique, accompagnée d’un frénésie de consommation dans son dernier souffle, n’est rien d’autre qu’un arrière-plan anesthésiant, qui a pour vocation de freiner tout intérêt pour le destin du pays, de rendormir, et non d’éveiller, le sentiment de responsabilité à l’égard de son pays et de son histoire.
Ce patriotisme consommateur apathique et passif doit empêcher que le patriotisme ne devienne un facteur un tant soit peu actif et mobilisateur de la vie sociale.
La société, qui a failli se réveiller en 2014, doit se rendormir à nouveau, au son d’autres berceuses, même si celles-ci ressemblent à des marches militaires…
Un sommeil ponctué de cauchemars, à mesure que la crise et les menaces extérieures changent la toile de fond de l’information. Hélas, ces cauchemars, qui prennent la forme de toutes sortes de théories du complot et de jugements sur des ennemis menaçants qui surgissent de partout, n’aident en rien à saisir la réalité et n’interrompent pas le sommeil, ils le rendent seulement moins agréable.
Tôt ou tard, l’éveil général aura lieu, bien sûr, c’est inéluctable. Mais quand, et comment ?
http://rabkor.ru/columns/editorials/2016/05/10/the-regime-of-depressed-degeneration/
Pas d’auteur indiqué. (Mais le rédacteur-en-chef est Boris Kagarlitsky).
Daté du 10 mai 2016.
Traduction : Paula RAONEFA