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Un prisonnier politique sioux aux Etats-Unis, Leonard Peltier

leonard Peltier est en prison depuis 33 ans. Son Comité de soutien organise un rassemblement le 23 Juin de 18h à 20h place de la Concorde (angle Tuileries). En 2002, Jacques Bertet publiait dans le Monde Diplomatique un article toujours d’actualité

L’affaire Leonard Peltier

Depuis 1977, Leonard Peltier, indien, membre des tribus sioux, est emprisonné au pénitencier de Leavenworth, au Kansas, Etats-Unis. Il a 58 ans et purge une double peine de perpétuité, accusé du meurtre de deux agents du FBI. Il clame son innocence depuis vingt-cinq ans. Ses défenseurs soutiennent qu’il a été victime d’un procès politique et d’une condamnation «  pour l’exemple », alors qu’il n’existe aucune preuve de sa culpabilité. Malgré la mobilisation internationale des défenseurs des droits humains et des amis des Indiens d’Amérique, Leonard Peltier est toujours emprisonné et son cas demeure peu connu du grand public.

Par Jean Marc Bertet( Ethnologue, spécialiste de la culture sioux lakota, Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris)

Souvent, parler des Indiens d’Amérique du Nord renvoie à des stéréotypes : plumes, bisons, tipis, etc. En 2002, environ trois millions d’Indiens, survivants du génocide commis par les colons et les militaires américains au XIXe siècle, vivent aux Etats-Unis. La réalité de leur vie quotidienne est très éloignée de tous ces clichés folkloriques. La majorité de ces peuples connaissent des difficultés économiques et des problèmes sociaux liés à la perte de repères identitaires ; ce qui a entraîné une forte présence de l’alcoolisme dans nombre de tribus. Malgré ces aspects négatifs, les Indiens demeurent des rescapés de l’histoire. Depuis trente ans, un renouveau culturel, social et économique a vu le jour dans les différentes tribus et réserves. Par leurs luttes continuelles, ces oubliés de l’Amérique ont réussi à obtenir une certaine amélioration de leur sort.

Leurs combats s’expriment au quotidien dans les centres communautaires des grandes villes ou au sein des réserves, loin des feux de l’actualité, ce qui contribue à l’oubli de leur cause. Ils luttent pour la reconnaissance de leurs cultures, de leurs langues, de leur identité.

Ces combats ont pris plusieurs fois un tour violent. D’abord, bien sûr, au XIXe siècle, lorsqu’ils tentèrent de préserver leurs territoires. En particulier les Sioux, un des peuples les plus puissants d’Amérique du Nord, qui étaient entrés en contact avec les Européens dès 1660 par l’intermédiaire de trappeurs français. Ces derniers furent nombreux à prendre souche : cela explique le nombre élevé de patronymes français dont Leonard Peltier.

A partir de 1854, les Sioux entrèrent en conflit avec l’armée américaine et tentèrent d’enrayer la progression des colons. Pendant vingt-cinq ans, sous la conduite de chefs mythiques comme Sitting Bull, Red Cloud et Crazy Horse, ils tinrent la dragée haute à l’armée, lui infligeant la fameuse défaite de Little Big Horn, en 1876, au cours de laquelle le général Custer fut tué. Après la mort de Crazy Horse en 1877, la soumission définitive de Red Cloud et l’assassinat de Sitting Bull en 1890, le massacre de Wounded Knee en décembre de la même année mit fin à la résistance des Sioux.

Parqués dans des réserves dans les Etats du Dakota du Sud et du Nord, les Sioux connurent l’humiliation, la misère, l’acculturation et la dépossession. Mais l’esprit de résistance continuait de les habiter. En 1934, une nouvelle loi présentée comme plus favorable créa des «  gouvernements tribaux » élus par les Indiens. En fait, ces «  gouvernements » ne représentaient pas les véritables aspirations du peuple sioux. Dans les années 1950, de nombreux Indiens furent contraints de partir s’installer dans les villes. Surtout des jeunes qui s’inspirèrent de la contestation politique de cette époque (Black Panthers, Portoricains, chicanos, opposants à la guerre du Vietnam...) et créèrent, en 1968, leur propre mouvement revendicatif, l’American Indian Movement (AIM). Sur le modèle du mouvement des droits civiques des Noirs, l’AIM prit très vite un essor considérable.

Leonard Peltier rejoint très tôt le mouvement  (1). Il s’engage dans des actions militantes, participe à la lutte contre l’alcoolisme, à la distribution de nourriture et d’aides, à la création de programmes d’autosuffisance, à la restauration des activités religieuses traditionnelles, et soutient la renaissance des langues autochtones.

L’AIM entend attirer l’attention sur les conditions de vie dramatiques des Indiens par des actions spectaculaires mais non violentes. Peltier participe en 1970 à l’occupation du Fort Lawton où il rencontre les principaux dirigeants du mouvement : Dennis Banks et Russel Means. En 1972, il organise la Marche des traités violés qui se termine par l’occupation du Bureau des affaires indiennes à Washington et rencontre un formidable retentissement médiatique. Désormais, l’AIM va être considéré par le FBI comme une organisation «  subversive » et ses chefs comme des «  ennemis ».

L’administration du président Richard Nixon met alors en place le programme de contre-espionnage interne Cointelpro pour infiltrer et déstabiliser les organisations dites «  subversives », dont l’AIM. En novembre 1972, accusé d’agression contre des agents du FBI, Leonard Peltier est emprisonné cinq mois, avant d’être acquitté, car l’affaire a été montée de toutes pièces pour le compromettre. Déjà .

Parallèlement, le FBI favorise l’élection à la présidence du conseil tribal de Pine Ridge (la réserve emblématique des Sioux) de Richard «  Dick » Wilson, un «  collaborateur » élu avec moins de 20 % des inscrits... Celui-ci a pour mission de remettre de l’ordre dans cette réserve considérée comme le sanctuaire des «  agitateurs ». Avec des fonds secrets, Wilson crée une milice, les Goon Squads (Guardians Of Oglala Nation). Pour protester contre les brutalités des Goon Squads, les Sioux, aidés par des militants de l’AIM, occupent en février 1973 le village historique de Wounded Knee. Leonard Peltier participe à l’occupation. Les autorités assiègent le village pendant trois mois, hésitant à donner l’assaut, mais tuant deux Sioux. En mai 1973, les assiégés se rendent après avoir exigé que des négociations s’ouvrent sur les traités violés et les conditions de vie des Indiens.

Dans les mois qui suivent, Dick Wilson et ses Goons ont carte blanche pour s’en prendre aux opposants. Une vague de terreur s’abat sur Pine Ridge : 80 militants sont assassinés entre novembre 1973 et fin 1975... Face aux crimes des milices, les anciens appellent l’AIM à l’aide. Les militants, dont Leonard Peltier, interviennent et parviennent à ralentir fortement la répression des Goons. Ils s’établissent sur la propriété d’une famille amie, près du village d’Oglala, sur la réserve de Pine Ridge.

Un matin de juin 1975, la propriété se retrouve cernée par des Goons, des agents du FBI et une foule de policiers. Vers 11h30, deux agents fédéraux, Ronald William et Jack Cooler, pénètrent dans la propriété à la poursuite d’un jeune Sioux, Jimmy Eagle. A partir de cet instant, les témoignages sont confus : il semble que les agents aient tiré sur le véhicule conduit par Eagle. Croyant à une intervention des Goons, les militants ripostent. Les forces de police et les Goons passent à l’attaque. La fusillade éclate de tous côtés. Deux militants de l’AIM tentent de s’approcher de William et Cooler pour les désarmer. Ils les trouvent déjà morts...

Les membres de l’AIM décident de s’enfuir et, contre toute attente, y réussissent. Seul un jeune Sioux, Joe Suntz Killsright, sera abattu. Leonard Peltier a toujours affirmé être resté près de la maison et reconnaît avoir tiré mais n’avoir jamais visé William et Cooler.
A la suite de cette fusillade, une gigantesque campagne médiatique tente de criminaliser le mouvement indien. La répression s’abat sur toutes les réserves. Quatre mandats d’arrêt sont lancés contre Jimmy Eagle, Dino Butler, Bob Robideau et Leonard Peltier. Butler et Robideau sont arrêtés rapidement. Peltier, craignant pour sa vie, s’enfuit au Canada.

Butler et Robideau sont jugés dans l’Iowa. Un jury populaire les acquitte, provoquant la fureur des autorités qui concentrent alors leurs efforts contre Leonard Peltier, unique accusé du double meurtre et que le FBI parvient à faire extrader du Canada.

Son procès a lieu dans la ville de Fargo (Dakota du Nord), région d’éleveurs hostiles aux Indiens. Le jury est d’ailleurs entièrement composé de représentants de cette catégorie sociale. Une campagne de désinformation est lancée. On parle de menaces d’attentats ou d’attaques armées des militants de l’AIM pour libérer Peltier... Englués dans cette paranoïa générale, les membres du jury sont transportés en fourgons blindés et isolés dans des lieux sécurisés.

Le juge décide que tous les témoignages de la défense relatifs au climat de terreur de l’époque sont irrecevables, ainsi que tous ceux qui peuvent mettre en cause le FBI ou les Goons. Il ne veut pas qu’on reparle des éléments ayant permis l’acquittement de Butler et Robideau.

En revanche, il ne réfute pas les témoignages de certains agents qui prétendent avoir vu Peltier tirer avec un fusil AR 15 sur William et Cooler. Un autre agent affirme avoir identifié Peltier grâce à la lunette de son fusil. Les avocats de Peltier démontrent qu’il est impossible d’identifier quiconque de l’endroit où se trouvait cet agent. Le juge ne retient aucune objection de la défense. Et sur des bases totalement floues condamne Leonard Peltier, par deux fois, à la prison à vie. Peltier fait appel mais la cour confirme la sentence.
«  Aucune preuve n’existe »

En 1981, des documents nouveaux vont permettre de lancer une nouvelle série d’appels. Un expert confirme à la barre que le fusil AR 15 ayant servi à accuser Peltier ne peut être l’arme qui a tué les agents car les douilles ne correspondent pas.

Dans son jugement du 22 septembre 1986, la cour d’appel conclut que le rapport balistique fourni lors du procès était «  suspect » et déclare que cette nouvelle preuve crée seulement la «  possibilité » et non la «  probabilité » que Peltier ait tué les agents et admet que ce fait «  aurait pu changer le verdict du premier procès ». Mais confirme la sentence !

La Cour suprême, en 1987, refuse de se prononcer sur le cas. En 1993, la commission de libération sur parole refuse une demande de mise en liberté. Lors d’une nouvelle audience, en 1995, Peltier est défendu par Ramsey Clark, ancien ministre de la justice. le procureur Lynn Crook admet qu’«  aucune preuve n’existe contre Leonard Peltier » ! Il ajoute que le gouvernement ne l’a «  jamais réellement accusé de meurtre direct » et que, en cas de nouveau jugement, «  la justice ne pourrait pas le recondamner ». Toutefois, le Conseil de liberté conditionnelle estime qu’il ne peut le libérer, car Peltier continue de clamer son innocence, ce qui n’est «  pas compatible avec la décision du jury ».

Il ne reste que la grâce présidentielle. En 1996, M. William Clinton affirme : «  Je n’oublierai pas Leonard », mais à la fin de l’année 2000, après l’élection de M. George W. Bush, il ne fait rien. M. Bush n’étant pas un ami des minorités indiennes, l’espoir de voir Leonard Peltier retrouver la liberté s’amenuise.

Les opinions publiques, avec le soutien du Congrès national des Indiens d’Amérique, le Conseil national des Eglises, Amnesty International, et des personnalités comme le sous-commandant Marcos, Nelson Mandela, Mgr Desmond Tutu, Rigoberta Menchu, le dalaï-lama, ainsi que des dizaines de milliers de citoyens à travers le monde, luttent pour la révision du procès  (2). Car il apparaît de plus en plus que le véritable crime de Leonard Peltier - «  United States Prisoner 89637-132 » ­ est d’être un Indien et d’avoir eu le tort de défendre les droits essentiels de ces peuples premiers avec lesquels l’Amérique n’a pas encore réglé sa dette historique  (3). De nombreux ethnologues et amis des Indiens s’inscrivent dans ce combat  (4), qui est celui de la dignité volée à un homme en raison de son engagement politique et de son origine ethnique.

(1) Lire Leonard Peltier, Ecrits de prison. Le combat d’un Indien (préface de Danielle Mitterrand, avant-propos de Ramsey Clark), Albin Michel, Paris, 2000. Une magnifique pièce de théâtre, Ma vie est ma danse du Soleil, a été tirée de ce livre. Les éditions Albin Michel ont décidé de reverser l’intégralité des bénéfices réalisés par la vente du livre au Comité de défense de Leonard Peltier (LPDC) afin de soutenir la campagne pour sa libération.

(2) Il existe un Comité international de défense de Leonard Peltier : Leonard Peltier Defense Comittee (LPDC). Adresse : LPDC-International Office, PO Box 583, Lawrence, Kansas 66044, Etats-Unis. Site web : www.freepeltier.org.

(3) Deux films ont été réalisés par Michael Apted sur l’affaire Peltier : le documentaire Incident à Oglala et Coeur de tonnerre avec Val Kilmer, Graham Green et Sam Sheppard.

(4) En France, le Comité de soutien aux Indiens d’Amérique (CSIA), 21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris (tél. : 01-43-73-05-80 ; site web : www.csia-nitassinan.org) et le Comité de défense de Leonard Peltier, sous la direction de Sylvain Duez, relaient les informations et les actions à mener pour le soutenir.


EN COMPLEMENT

Historique de l’affaire Leonard Peltier
http://dawablog.net/aisia/index.php?post/2009/11/07/Historique-de-l%E2%80%99affaire-Leonard-Peltier

Lettre de Paul Berg adressée à l’attention du Président Clinton :

Le 20 décembre 2000,

A l’attention du Président des Etats-Unis Bureau du Conseil de la Maison Blanche 1600 Pennsylvania Avenue Washington, D.C.

Monsieur le Président,

Mon nom est Paul Berg et je vous écris au sujet de l’affaire Leonard Peltier. Durant mes fonctions d’employé pour le Bureau des Affaires Indiennes -BIA-(1), j’ai été amené à travailler avec le FBI au moment où s’est produit l’assaut lancé sur le site de Wounded Knee en 1973 (2), et j’ai des informations à vous faire part qui sont susceptibles de vous intéresser. Avant mon arrivée sur la réserve de Pine Ridge, j’avais été dans les services de renseignements pour le compte de la Marine pendant la guerre du Vietnam. Je faisais partie d’une équipe chargée de localiser des bunkers, des positions d’artillerie et points de ravitaillement dans les environs de Khe Salm. Mon expérience militaire m’a permis d’acquérir des connaissances limitées, quoique très utiles pour des opérations à mener dans des situations de siège.

Après mon service dans la Marine, j’ai été diplômé en Licence de Sciences de l’Education à l’Université Luthérienne du Pacifique à Tacoma, Etat de Washington. J’ai été professeur sur la réserve de Pine Ridge de 1971 à 1976 et ai eu l’unique opportunité d’observer par moi-même cette période d’adversité. Après avoir quitté la réserve, j’ai vécu et travaillé en Alaska comme professeur en milieu rural et éducateur spécialisé pour le Département de l’Education d’Alsaka ainsi que comme membre à la faculté de l’Université d’Alsaka. En 1991, j’ai été engagé par le Ministère pour rédiger un rapport à soumettre lors de la réunion de la Commission Spéciale sur les Nations Indiennes à Risque qui s’est tenue à la Maison Blanche. Le Ministère de l’Education américain m’a gratifié du titre d’"expert national" en la matière. J’ai aussi écrit un certain nombre d’articles et collaboré à la rédaction de plusieurs ouvrages dans le champ des sciences de l’éducation. A présent, je suis propriétaire et directeur de l’Académie Thunder Mountain, une école secondaire privée située à Juneau en Alaska.

Je crois qu’il est très important, lorsque vous vous déterminerez sur la question de la grâce présidentielle concernant Leonard Peltier, que vous soyiez pleinement conscient des contextes historique et social qui ont conduit aux disparitions tragiques des agents Williams et Coler, survenues sur la réserve de Pine Ridge en juin 1975. En 1971, quand je suis arrivé sur la réserve de Pine Ridge, dans l’Etat du Dakota du Sud, le poids des événements historiques était manifeste, même chez les enfants. Lorsque j’ai demandé à mes élèves de 5ème de rédiger une composition sur le thème "dix ans après", la moitié d’entre eux a écrit en évoquant leur propre mort. Ce désespoir trouve sa source dans un passé récent. Les Sioux et la 7ème Cavalerie se sont affrontés durant la bataille de Little Big Horn en 1876 (3). Par la suite, les bandes de Sioux qui y ont participé ont été pourchassées puis confinées à vivre dans des conditions sordides sur des réserves fédérales. En 1880 les Sioux étaient brisés au niveau culturel et individuel. Ils ont collectivement embrassé la Danse des Esprits, une sorte d’hystérie culturelle (4). Les agents du gouvernement servant sur Pine Ridge ont interprété à tort la Danse des Esprits comme une menace d’aggression dirigée en direction des non-Indiens et ils ont fait appel à l’Armée. Et l’ironie du sort a voulu que ce soit l’unité de la 7ème Cavalerie qui réponde, une unité de l’Armée qui avait des comptes à régler avec les Sioux. Dans la crique de Wounded Knee au cours d’une glaciale journée d’hiver, la 7ème Cavalerie a pris sa revanche en massacrant plus de 200 hommes, femmes et enfants. On insistera jamais assez sur le fait que la bataille de Little Big Horn était un face à face entre des protagonistes armés dans chaque camp. Wounded Knee, au contraire, a été un massacre de personnes pour la plupart sans arme par un escadron militaire motivé par la revanche. Des femmes et des enfants ont été retrouvés jusqu’à plus de 3 kms du site. Les femmes avaient disposé des couvertures sur les enfants afin qu’ils ne voient pas ceux qui allaient les exécuter. Le Congrès a décoré de médailles d’honneur plusieurs soldats qui avait participé au massacre. L’attribution de ces médailles n’a jamais été révoquée. La communauté de la réserve de Pine Ridge a vécu avec une mémoire collective et culturelle conditionnée par l’impact d’un massacre perpétré par le gouvernement.

En 1973, le deuxième jour après le début de l’occupation de Wounded Knee, j’ai ramené une lunette téléscopique puissante sur les collines surplombant le site et j’ai commencé à observer. Au bout d’une heure je me suis rendu à un barrage routier tenu par le FBI au nord de Wounded Knee et les ai informés de la construction en cours d’un bunker au nord de l’église catholique dans le village. J’ai également indiqué aux agents que ce bunker ne présentait aucune menace, seulement une mise en scène à l’attention des médias, car il était construit loin devant la zone militarisée de la crète de la colline, à un emplacement exposé. Les agents ont réagi avec inquiétude à mon rapport concernant ce nouveau bunker et n’étaient visiblement pas capables de saisir le caractère tactique de cette information. Ces agents n’avaient aucune expérience militaire sur ce terrain.

Le jour suivant, j’ai été détaché de mes fonctions courantes de professeur du BIA (les écoles étaient fermées de toute manière) afin de servir d’observateur pour le FBI. J’ai été équipé d’un fusil d’assaut et ai intégré les opérations menées par le FBI. Pendant que j’assumais ce rôle, j’ai eu la possibilité d’observer les manouvres du FBI dans des situations d’échanges de tirs. J’ai eu plusieurs moments d’effarement. Le premier lorsque j’ai constaté que les agents du FBI n’étaient pas formés ni entraînés à des opérations tactiques sur une réserve indienne. Ils n’avaient aucune compréhension des manouvres de terrain et n’étaient pas préparés physiquement, émotionnellement ni intellectuellement à la conduite d’un siège. Ensuite, la plupart des agents arrivaient de milieux urbains et se trouvaient désorientés jusqu’à la confusion. C’était un peu comme être expédié vers un pays étranger où les habitants avait l’air insolite, sans carte routière ni plan d’action. Placés dans ce type de situation, les plus jeunes agents étaient plus particulièrement disposés à réagir hors proportion à ce qu’ils percevaient être comme des menaces. Enfin, au cours de la progression du siège, plusieurs agents parmi ceux qui étaient les moins expérimentés ont infligé des brutalités à des habitants des environs.

Les agents du FBI avait la sale habitude de stationner leurs voitures sur les routes de la réserve et de pointer les canons de leurs M-16 en direction de véhicules à l’approche. Dans la mesure où les voitures du FBI ne présentaient aucun signe particulier permettant de les identifier, les personnes qui roulaient dans leur direction étaient souvent saisies de panique et prenaient la fuite. Les agents les prenaient en chasse et arrêtaient le véhicule. Une de ces poursuites s’est produite avec l’escadron du FBI dans lequel on m’avait affecté. Un vieil homme et une vieille femme accompagnés de leurs petit-fils et petite-fille âgés respectivement de 6 et 10 ans ont été poussés sur le bas côté de la route. Il leur a été intimé l’ordre à chacun de s’allonger à terre bras et jambes écartés. Un des agents donnaient des coups à l’aide du canon de son arme à la petite fille comme s’il cherchait à la retourner. L’enfant tremblait et pleurait de frayeur. Un employé tribal et moi-même avons rapporté ces faits auprès des officiers du FBI à Pine Ridge. Les deux agents en question ont nié toute exaction. Cependant, d’autres agents fédéraux du coin qui avaient été témoins ont été en mesure de corroborer notre rapport. Je me souviens d’un homme qui est venu vers moi, et qui, d’après ce qu’on m’a dit, était l’officiel numéro 2 du FBI en charge des opérations du siège. Je lui ai expliqué que ce qui venait d’être infligé à l’enfant l’affecterait toute sa vie. Je lui ai dit que j’étais professeur et que je ne voulais pas être impliqué dans des situations de conflit direct avec des agents du FBI armés et incapables de se contrôler. Il m’a informé que les deux agents seraient renvoyés de la réserve sur le champ. Il a aussi ajouté qu’il avait besoin de moi et m’a demandé de rester en tant qu’officier de liaison avec le FBI. Il m’a dit qu’un certain nombre de jeunes agents ne savaient pas ce qu’ils faisaient, qu’ils avaient besoin d’être pris en main, sinon des gens allaient être tués. Il a aussi promis de me soutenir si quelque chose devait à nouveau se produire. A partir de l’instant où il m’a confié cette responsabilité, j’étais d’accord pour continuer.

Après cela, j’ai reçu un message de l’American Indian Movement. En substance le message disait qu’aussi longtemps j’empêcherais "ces animaux de tuer des gens", je n’aurais aucun problème avec eux. Il m’a aussi été recommandé par l’AIM de ne jamais pointer ni faire usage de mon arme en direction de qui que ce soit.

Quelques semaines plus tard, j’ai été témoin d’une scène où deux jeunes agents du FBI ont été pris de panique lors d’échanges de coups de feu. Ils se trouvaient dans le périmètre du bunker. Ils essuyaient les tirs du camp adverse et un des spectacles les plus étranges que j’ai pu observer a été lorsqu’ils ont perdu leur sang froid. Ils ont réagi d’une manière complètement disproportionnée en hurlant et pleurant pour qu’on vienne les aider. J’ai demandé aux Marshals fédéraux d’aller les chercher en M113 (véhicule blindé), ce qui a plutôt contrarié ces derniers.

Le siège de Wounded Knee a duré plus de 70 jours. Les deux années suivantes ont été un enfer sur la réserve de Pine Ridge. Beaucoup de personnes ont été tuées lors de passages à tabac, de coups de feu tirés depuis des voitures ou lors de disparitions. Les archives du gouvernement ont documenté une soixantaine de meurtres non élucidés durant cette période. Le nombre exact pourrait bien s’élever à plusieurs centaines de victimes. Les principaux instigateurs de cette violence étaient les Guardians of Our Oglala Nation -l’escadron des Goons. Ils soutenaient le Chef Tribal Dick Wilson. Tout le monde savait sur la réserve à cette époque-là que plusieurs membres des Goons étaient des agents de la police tribale agissant en dehors de leur fonctions. Il y avait en Amérique dans les plaines du Dakota du Sud, une situation assez semblable à ce qui se passe aujourd’hui en Colombie ; la police était partie constituante des escadrons de la mort qui avaient pour rôle de neutraliser toute opposition politique. Ces officiers recevaient des rétributions de source fédérale et la situation se développait sur une réserve fédérale. Les victimes étaient pour la plupart des Indiens de pure souche et des traditionalistes Sioux qui s’étaient positionnés au plan politique en opposition à un leadership tribal qu’ils considéraient comme corrompu et ne défendant que ses propres intérêts.

Beaucoup de gens sur la réserve de Pine Ridge craignaient pour leur vie à cette époque. J’ai pu observer les effets pernicieux de cette peur lors d’un grand nombre d’occasions. Une fois, alors que je conduisais sur la route entre le village de Pine Ridge et le hameau de Wounded Knee, j’ai vu 8 ou 9 véhicules garés au bord de la route. Je me suis arrêté pour voir ce qu’il se passait. Les gens étaient alignés sur le bas côté en train de regarder en direction d’une femme qui gisait dans le fossé. J’ai alors remarqué que son corps bougeait. Personne n’a fait un geste pour l’aider. Les gens se sentaient concernés mais avaient trop peur d’apporter directement leur aide. Lui porter secours revenait à s’opposer à ceux qui l’avaient laissée dans cet état. Moi, en tant que non-Indien et professeur au sein d’une mission (j’avais démissionné du BIA après le siège), je n’étais pas astreint à cette règle. Je suis descendu, je me suis adressé à elle en l’appelant "Grand-Mère" et l’ai aidée à remonter jusqu’à ma voiture. Personne ne nous a aidé. La peur des sanctions l’emportait sur les sentiments de sympathie.

Les traditionalistes de la réserve se sentaient lésés de toute forme de protection civilisée. Et c’était vrai en réalité. Lorsque l’escadron des Goons a fait une descente sur le village de Wamblee pour y mener des représailles contre la communauté en raison de son opposition au président tribal Dick Wilson, les résidents ont appelé le bureau du FBI situé à Rapid City. Ils ont informé les agents que la communauté était en train de subir une attaque. Il leur a été répondu que le FBI était un bureau d’investigation, et non une agence au service du maintien de l’ordre. Le FBI n’est pas intervenu et le mitraillage a duré toute la nuit en l’absence de toute assistance. Un résident a été tué cette nuit-là (cet incident a été vérifié par la Commission Américaine pour les Droits Civils).

Pendant mon travail avec le FBI, plusieurs autres agents de liaison et moi-même avons fait des efforts afin d’éduquer les jeunes agents du FBI sur les risques que cela comportait de réagir agressivement dans une telle atmosphère de peur. Nous leur expliquions que les résidents avaient peur de se faire tuer. Je me souviens d’un incident particulièrement décourageant à l’issue duquel je me suis mis à hurler après plusieurs agents leur disant qu’ils allaient finir par se faire tuer s’il continuaient à pointer leurs fusils vers les gens. J’ai essayé de leur faire comprendre que le grand jeu avec une arme ne prendrait pas sur la réserve. Le coup du "haut-les-mains où je tire !" fonctionnait peut-être dans l’Amérique urbaine, mais sur une réserve les gens considéraient que si vous pointiez votre canon sur eux, c’est que vous aviez l’intention de les tuer. Ils savaient également que personne ne serait rendu responsable de leur mort. Nous recommendions aux agents de ne pas mener leurs interpellations avec leur arme mais avec courtoisie. Qu’ils s’adressent aux hommes en leur disant "Monsieur" et "Madame" pour les femmes, même s’ils devaient effectuer une perquisition ou mettre quelqu’un aux arrêts.

C’est dans ce climat d’intimidation, de peur et d’assassinats que sont arrivés les deux jeunes agents Williams et Coler. Selon des témoignages, Williams et Coler ont pénétré sur un terrain avec leurs armes à la main. Cette attitude, à cet endroit et à ce moment-là , signifiait "Nous sommes venus pour vous tuer !" Ils n’étaient apparemment pas conscients de l’héritage de violence autorisée et approuvée laissé par l’histoire sur la réserve de Pine Ridge, tout comme ils n’avaient aucune idée de l’étendue de la peur dans l’esprit des traditionalistes sioux. Leurs morts sont une tragédie, se mêlant à la tragédie humaine qui continue de se dérouler sur la réserve de Pine Ridge. Les preuves falsifiées au détriment de Leonard Peltier sont un autre sujet préoccupant que je ne peux pas développer dans cette lettre, mais qui a été documenté avec précision par d’autres.

Ce qui se passe, M. le Président, est que le Bureau Fédéral d’Investigation réclame une victime pour payer la mort de ces deux jeunes hommes. Cette agence et le gouvernement fédéral n’ont jamais reconnu leurs responsabilités dans les circonstances qui ont conduit à la mort des deux agents. Et personne ne se soucie de l’assassinat de l’Amérindien Joe Stuntz survenu lors de ce même incident qui a pris les vies des agents Williams et Coler.

Je vous en prie, regardez au-delà des enjeux politiques et du racisme et permettez que Leonard Peltier obtienne justice. Laissez-le retourner chez lui. Je vous exhorte d’avoir le courage moral de faire ce qu’il faut faire pour cela. L’Histoire vous remerciera.

Salutations sincères,

Paul Berg

Notes :

(1) Le Bureau des Affaires Indiennes (BIA) a été créé par les Etats-Unis en 1824 à une époque où ils ont commencé à réduire les Indiens au statut de "pupilles" afin de placer leurs intérêts et leurs terres sous la tutelle administrative du gouvernement. Le BIA a d’abord été placé sous la coupe du Ministère de la Guerre puis transféré en 1849 au Ministère de l’Intérieur.

(2) L’occupation du hameau de Wounded Knee sur la réserve de Pine Ridge (Dakota du Sud) s’est déroulée du 27 février au 8 mai 1973 à l’initiative d’Indiens traditionalistes oglala lakota soutenu par l’AIM (American Indian Movement) pour protester contre le règne de terreur instauré par le conseil tribal corrompu.

(3) Le Général Custer, ennemi juré des Indiens, a été tué pendant la bataille de Little Big Horn.

(4) D’une manière moins péjorative, la Danse des Esprits était en fait un rituel religieux institué vers 1880 chez les Indiens Paiute par leur guide spirituel Wovoka. Il prophétisait la disparition des Blancs et la réappropriation de leurs terres par les nations indiennes. La pratique de ce rituel qui s’est étendue à d’autres cultures indiennes se déroulait sur cinq jours consécutifs et était accompagnée de transes.

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Groupe de Soutien à Leonard Peltier - LPSG-France

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Angela Davis

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