Il manifesto, dimanche 24 mars 2007.
Un pape désespéré : ainsi se souviendra-t-on de Benoît XVI. Chacune de ses paroles est inspirée par une vision sombre, quasi wagnérienne, du monde où il lui échoit de vivre et régner : rien ne sauve de la modernité. Il a pour l’univers de la technique une aversion thomiste heideggérienne et, grâce à la technologie de la communication de masse, il ne cesse de dénoncer le nihilisme de la technologie. Le présent paraît être pour lui un désert de sentiments et de valeurs dont le relativisme l’angoisse.
Le dernier exemple de ce désespoir démesuré nous vient du discours qu’il a tenu hier matin aux évêques européens : oublieuse des valeurs chrétiennes, l’Europe risquerait « l’apostasie d’elle-même, avant celle de Dieu ». « Apostasie » est un mot grave, dramatique, d’un Julien empereur [1]. Il évoque un hara-kiri moral. Cependant, il n’exprime ici qu’un vieux syllogisme tautologique : si l’essence de l’Europe est sa chrétienté, quand l’Europe arrête d’être chrétienne, elle cesse d’être Europe, exactement comme si tous les hommes sont des bipèdes, et Socrate est humain, alors Socrate est un bipède.
Pour le pontife, le moderne est la voie au suicide, même physique, de la civilisation occidentale : « sous l’angle de la démographie » de fait l’Europe s’acheminerait « à prendre congé de l’histoire ». On s’attendrit de voir que celui qui nous prédit notre long congé de l’histoire soit celui qui préside une religion en piqué depuis 40 ans : aujourd’hui, moins de 30 % des italiens, de 8 % des français et de 6 % des anglais vont à la messe. A lire les chiffres des inscriptions dans les séminaires, il semble que ce soit le clergé catholique, et non pas l’Europe relativiste, qui prenne congé de l’histoire. Plus qu’un émule de Francis Fukupostasie Fukuyama (qui théorisa dans les années 90 la « fin de l’histoire »), Benoît XVI semble donc victime du syndrome des Thermopyles : il se voit en moderne Léonidas, dernier bastion contre le relativisme éthique.
Tant de désespoir l’aveugle parfois. Il ne réalise pas que ce qui met en déroute l’Eglise catholique en Amérique latine n’est pas le matérialisme, mais les sectes évangéliques : ce qui enterre le dieu catholique ce sont d’autres dieux, pas l’athéisme. Qu’il s’agisse d’Islam, de fécondation assistée ou de Dico [2], l’épaisseur de son désespoir lui fait affronter toute bataille comme si c’était Fort Alamo. Le pontife s’enferme ainsi dans une véritable « fièvre identitaire » : la crainte paroxystique de perdre son identité, la défense à tout prix de l’identité (chrétienne). Mais là où passe la rhétorique identitaire, aucune herbe de tolérance ne repousse plus, et ne reste qu’un paysage de ruines, de fondamentalismes ethniques, religieux : en somme, un beau choc de civilisations. La curie commence déjà à douter de l’opportunité stratégique d’un tel pessimisme : si la situation est si désespérée, la bataille n’est-elle peut-être pas déjà perdue ? Léonidas-Benoît ne risque-t-il pas de nous couler avec lui ? Certes, de nombreux cardinaux regrettent aujourd’hui la décision hâtive du 19 avril 2005, quand ils élurent Joseph Ratzinger au siège de Pierre. Dostoïevski nous l’avait bien dit que le désespoir est luciférien, diabolique.
Marco d’ Eramo
– Source : il manifesto www.ilmanifesto.it
– Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio