Les Etats de l’Alliance atlantique, les Etats-Unis en tête, ne s’attendaient pas à ça. L’un des pivots de leur stratégie moyen-orientale et méditerranéenne est en train de traverser une crise dont ils ignorent l’issue. S’ils ont réagi en donneurs de leçons à l’égard du gouvernement Erdogan, c’est qu’ils ne pouvaient faire autrement. Il y a d’abord cette arrogance traditionnelle vis-à-vis des pays qui ne font pas partie du camp occidental, même membre de l’OTAN. Ensuite, il y a cette tentative de marquer le coup, au cas où le soulèvement populaire pourrait renverser le système en place. Mais, il y a surtout une profonde inquiétude, car pour la première fois, c’est l’échiquier atlantiste qui risque d’être bousculé. De plus, la réaction imprévisible du peuple turc a pris au dépourvu la Maison-Blanche qui, de toute évidence, n’a aucun moyen de « contrôle » sur le développement de la situation, elle qui n’a pas entièrement statué sur la nature exacte de l’AKP et qui manifeste une prudence marquée quant aux intentions d’Ankara dans le dossier syrien. Les Etats-Unis ayant opté pour sa prise en main conjointement avec la Russie, larguant les autres parties intéressées et les Turcs faisant mine d’obéir à Obama tout en « complotant » avec les Français, dépités que leur jusqu’au-boutisme soit abandonné. Sur le terrain, ce dossier est au cœur d’une bonne partie de la contestation, qui se dresse contre la politique syrienne du gouvernement à plusieurs égards, à commencer par l’impact direct sur les échanges régionaux, à cause de la fermeture des couloirs commerciaux avec la Syrie et l’Iran et par l’insécurité grandissante qui touche les zones frontalières. D’autres motifs de révolte, circonscrits, sont d’ordre communautaire, social (consécutivement aux mesures néolibérales) ou démocratiques (liberté de la presse, liberté d’opinion, libertés religieuses…), nationaliste (Kurdes). Convergent et fusionnent, ainsi, des colères contenues ou qui s’exprimaient déjà dans un formidable maelstrom populaire, dans une coalescence dont bien malin sera celui qui déterminera l’orientation finale. Toujours est-il que les choses se compliquent davantage pour les stratèges d’une « révolution », dont ils voulaient récupérer le maximum de dividendes avant la débandade finale. Les auspices de Genève II se présentent donc assez mal pour l’axe occidentalo-wahhabite. Sans préjudice d’une reconfiguration du champ politique turc au détriment d’un atlantisme en mal de redéploiement. Sur ce registre, le ministre français des Affaires étrangères a beau rappeler « qu’on a affaire à un gouvernement qui a été démocratiquement élu », il n’en demeure pas moins que l’irruption des masses populaires sur la scène politique peut chambouler bien des données. A ce titre, la remise en cause de la politique en vigueur est patente. Car, quelle que soit l’issue de la confrontation entre le pouvoir et le peuple, tout laisse à penser qu’un débat de fond sera nécessairement ouvert sur les orientations futures de la Turquie. Et démocratiquement élu ou pas, le gouvernement d’Erdogan, s’il n’est pas destitué, devra tenir compte des revendications des multitudes qui sont en train d’exprimer leur mécontentement.
Ahmed Halfaoui