Lorsque j’ai rencontré Fisk au Christchurch College, entre une conférence à Bristol et une autre au Festival Littéraire d’Oxford - apparemment sans un moment de répit - nous avons commencé à parler du rôle du journalisme en temps de guerre. Je lui ai d’abord demandé si le journalisme, en aseptisant ou en justifiant la guerre, ne jouait pas un rôle dans son déclenchement.
Robert Fisk : Il y a plusieurs choses. Avant tout, il y a l’incapacité chez de nombreux journalistes aux Etats-Unis à dire la vérité sur la situation Israelo-palestinienne. Ainsi, des territoires occupés sont appelés des territoires disputés, un mur est qualifié de barrière de sécurité, une colonie est appelée un quartier ou un campement. Ce qui signifie que si vous voyez un Palestinien jeter une pierre, et s’il s’agit d’une occupation, là vous comprenez son geste. Mais s’il s’agit d’une « litige », qui pourrait être réglée autour d’une bonne tasse de thé, alors les Palestiniens apparaissent comme des êtres intrinsèquement violents. Vous rabaissez ainsi une des parties de ce terrible conflit.
Puis il y a ce que la télévision ne veut pas montrer pour des raisons soi-disant de « mauvais goût ». Je me souviens d’un coup de fil, avec un rédacteur de la télévision à Londres, lorsqu’on avait demandé à la chaine Al Jazeera quelques images sur des enfants tués et blessés par des tirs d’obus britanniques à Bassorah. Le type s’est mis à dire « inutile de nous envoyer ces images, nous ne pouvons pas les montrer ». La première excuse fût « les gens seront en train de boire leur thé, alors on ne peut pas montrer ces images ». Puis ensuite l’excuse est devenue « c’est comme pour la pornographie, ce n’est pas montrable ». Puis il a terminé par dire - c’est vraiment incroyable d’entendre de telles choses - « il faut respecter les morts ». Eh oui, on ne montre aucun respect pour eux lorsqu’ils sont vivants, on les fait d’abord exploser en mille morceaux et ensuite il faut leur montrer du respect. A cause de cela - et tous les généraux à la retraite en train de pontifier bien à l’abri - tout ça devient un jeu. Vous commencez par répandre l’idée que la guerre est d’abord une affaire de victoire ou de défaite - alors qu’en fait c’est une affaire de mort et de douleurs immenses.
J’étais en Irak en 1991, lorsque les Britanniques et les Américains ont bombardé une autoroute. Il y avait des femmes et des enfants morts et déchiquetés, et tous ces chiens ont surgi du désert et ont commencé à les manger. Si vous aviez vu ce que j’ai vu, il ne vous viendrait jamais à l’idée de soutenir une guerre quelle qu’elle soit, contre qui que ce soit.
Evidemment, les politiciens - nos dirigeants - sont très heureux que ces images ne passent pas, parce qu’ainsi ils rendent la guerre plus séduisante, moins pénible.
Est-ce qu’il arrive que le public Britannique voie des images plus réalistes de la guerre ?
Si un soldat irakien a l’extrême obligeance de mourir au bord de la route dans une pose romantique, et que vous pouvez le photographier devant un soleil couchant et sans trop de chair sanguinolente - vous savez, avec un commentaire du genre « le prix de la guerre : un soldat irakien mort », ce genre de commentaire, alors oui, vous pouvez la montrer. Mais ça s’arrête à peu près là .
La qualité du journalisme est en train de dégénérer dans d’autres domaines aussi. Je regardais les informations il y a quelques semaines, et j’ai été choqué de voir Yassin Nassari et Abdul Patel qualifiés par la BBC de « terroristes » - pas « accusés » ou « soupçonnés », mais carrément de « terroristes », alors que les seules charges retenues contre eux sont en rapport avec la « possession de matériel » (littérature islamiste et vidéos) et qu’ils n’ont même pas été accusés de planifier des attaques terroristes, encore moins de les réaliser. On dirait que le mot « terrorisme » est devenu un fourre-tout.
J’ai vu des cas aux Etats-Unis où la preuve du terrorisme était un exemplaire d’un journal libanais.
J’ai récemment eu un exemple intéressant de ce qui est en train de se passer. Je donnais une conférence à Ottawa devant 600 canadiens musulmans, et je leur ai dit « vous avez absolument raison de profiter de votre liberté d’expression pour critiquer les Etats-Unis et Israël lorsqu’ils assassinent des gens, lorsqu’ils torturent, lorsqu’ils occupent des terres, mais pourquoi est-ce que je ne vous entends jamais critiquer les régimes en Egypte, en Syrie, en Lybie etc ? » Silence total. Je ne comprenais pas.
Vous avez une explication ?
Plus tard, je traversais le Canada en voiture avec deux musulmans et ils m’ont expliqué. Au Canada, s’ils s’exprimaient contre ces régimes, ces derniers ont leurs propres agents au Canada, des agents de la sécurité, qui font ensuite passer le message au pays que certaines personnes critiquent Moubarak ou Assad, ou n’importe qui. Ensuite, dans le cadre des nouvelles relations amicales entre les différents services secrets, le régime syrien ou égyptien appelle les canadiens pour leur signaler un terroriste potentiel - un opposant au régime, n’est-ce pas ? - et la CSIS, qui est la version canadienne du FBI, commence à les surveiller. Ainsi, en exerçant leur liberté d’expression contre des dictatures, ils deviennent des suspects de terrorisme aux yeux de leur pays d’accueil. Le résultat est qu’ils se taisent. A leur place, je ferais la même chose.
Que dire du silence des autres, de tous ceux qui ont moins d’excuses ? Avec un nombre chaque jour plus faible de manifestants contre la guerre, avons-nous oublié ce qui se passe dans ces pays qui souffrent de la « libération » occidentale ?
Il faut sans cesse leur répéter « mais c’est réel » parce que la plupart des gens en occident n’ont aucune expérience de la guerre. Aucun de nos dirigeants politiques n’a eu une expérience de guerre. Bush l’a esquivé. Cheney l’a esquivé. Powell était au Vietnam, mais il est parti. Leur seule expérience de la guerre, c’est Hollywood. Alors lorsque vous envoyez des gens faire la guerre, et que votre expérience se limite à Hollywood, vous pouvez vous retrouver un tantinet choqué de les voir mourir. Pour eux, la guerre n’a rien de concret.
Mais elle n’est que trop concrète pour les habitants du Moyen Orient, qui subissent depuis des décennies les guerres éclaires et les massacres initiés par l’Occident - depuis l’exode des palestiniens en passant par l’invasion du Liban par Israël en 1982, l’armement de l’Irak par les Etats-Unis pendant la guerre de 8 ans contre l’Iran, la "guerre" du Golfe en 1991, puis les sanctions économiques génocidaires de l’ONU contre l’Irak - sans parler du soutien occidental aux dictatures en Egypte, en Arabie Saoudite, au Koweït. Fisk a été témoin de tous ces événements, et il pense que le monde musulman a fait preuve d’une incroyable retenue devant tant d’oppression.
Ce qui m’étonne c’est que le 11 Septembre n’ai pas eu lieu plus tôt. Peut-être parce que l’opération a demandé beaucoup de préparation, je ne sais pas, mais je suis étonné de voir qu’on peut aller frapper à n’importe quelle porte en Cisjordanie et ne pas recevoir une baffe. Au lieu de ça, ils vous offrent un café ou à manger. Imaginez le contraire, que nous soyons bombardés et occupés par des pays arabes et qu’un journaliste arabe vienne gentiment bavarder avec nous, je ne sais pas si nous ouvririons la porte. Vous le feriez, vous ?
La véritable étendue de l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan est masquée par le recours massif aux mercenaires, qui ne sont pas inclus dans les chiffres sur les troupes. Certaines estimations parlent de 1000 mercenaires tués, rien qu’en Irak. Fisk est l’un des rares journalistes à les appeler par leur nom, au lieu d’utiliser l’euphémisme « sous-traitant ».
De la même manière qu’un mur est qualifié de barrière, une colonie de campement, les mercenaires sont devenus des sous-traitants. Moi je les ai toujours appelé mercenaires. Lorsqu’ils annoncent que deux « sous-traitants » ont été assassinés, la première image qui vous vient à l’esprit n’est pas celle de types circulant dans une Humvee lourdement armée, n’est-ce pas ?
Quelle expérience avez-vous de ces mercenaires ?
Je les ai remarqués en 2003, ils ont commencé à se pointer bardés de ceintures de munitions, dans l’hôtel où je me trouvais. Il était évident qu’ils allaient attirer l’attention et devenir des cibles. Alors je suis allé en voir quelques uns et je leur ai dit « écoutez, vous ne pourriez pas laisser vos armes dans les chambres ? » - à cette époque, on ne se faisait pas d’être attaqué dans la rue - « vous êtes en train de transformer cet endroit en un campement militaire - vous vous mettez en danger et vous nous mettez en danger ». Alors ce type s’est approché de moi, en tenant deux fusils, il avait entendu la conversation, et il me dit « quand tu seras dans le pétrin mon pote, ne viens pas nous appeler à l’aide. » J’ai répondu « je n’en veux pas de votre putain d’aide, je veux que vous partiez. »
Mais ils ne sont pas partis. Et la grande excuse de leur présence aujourd’hui, bien sûr, c’est la menace d’une guerre civile. La « théorie de la guerre civile » joue-t-elle un rôle dans cette occupation ?
La première personne que j’ai entendu parler d’un danger de guerre civile en Irak était Dan Semor, porte-parole de la puissance occupante dans la Zone Verte en août 2003. Personne n’avait entendu parler d’un danger de guerre civile auparavant, aucun irakien n’en avait parlé. Je me souviens d’avoir pensé « qu’est-ce qu’ils essaient de faire ? Effrayer les irakiens pour les rendre dociles ? »
Je ne suis pas en train de suggérer que l’armée américaine tente de créer des conflits sectaires, mais il n’est pas impossible que certaines organisations - composées ou non d’irakiens - tentent de faire en sorte que les milices se battent entre elles plutôt que de se battre contre les américains. Les Français l’ont fait en Algérie, c’est un fait. Je ne sais pas si c’est la même chose en Irak, mais étant donné tout ce qui s’y passe, meurtres, tortures, etc, qui sait ?
Mais vous n’avez pas besoin de piéger des voitures pour obtenir ce résultat. Regardez les cartes publiées par les journalistes, vous savez, les Chiites en bas, les Sunnites au milieu et les Kurdes tout en haut. Les Britanniques ont fait la même chose en Irlande - vert pour les catholiques, orange pour les protestants, une couleur mitigée pour les zones mixtes, là où les gens étaient assez inconscients pour se marier entre différentes religions… Par contre, nous ne publions pas de cartes ethniques pour les villes comme Birmingham, Bradford ou Washington. Je pourrais vous dessiner la carte ethnique de Toronto, avec la banlieue de Mississauga en vert pour les musulmans, mais elle ne serait pas publiée parce que dans nos sociétés supérieures occidentales nous refusons de reconnaitre certains faits. Dans nos sociétés, nous passons notre temps à pointer du doigt les autres. J’étais à New York il y a quelques mois, et en couverture du magazine Time il y avait « comment reconnaitre un Chiite d’un Sunnite. » Incroyable, non ? Et un des moyens présentés était d’examiner la plaque d’immatriculation de la voiture. C’est ainsi que nous alimentons les tensions en répétant sans cesse « regardez ce type du village d’à côté ». Ainsi vous n’avez pas besoin de faire sauter des voitures pour monter les gens les uns contre les autres, vous pouvez le faire assez efficacement en répétant simplement « guerre civile », « Chiites », « Milices », « Sunnites », « pouvoir »… Ainsi, vous créez la narrative. Ensuite, petit à petit, les gens finissent par y adhérer parce que c’est la seule qu’ils entendent.
Un jour j’ai demandé au frère d’un dentiste sunnite qui avait été tué par balles, « Alors, y’aura-t-il une guerre civile ? » Il m’a répondu, « Pourquoi voulez-vous que nous ayons une guerre civile ? Je suis marié à une chiite. Vous voulez que je tue ma femme ? » Il dit « Nous ne sommes pas une société sectaire, nous sommes une société tribale, les Duleimis sont composés de nombreux Sunnites ET Chiites. » C’était là une réaction à une idée qui avait été lancée par Dan Senor, le porte parole officiel de la puissance occupante.
Malheureusement, les clivages sectaires sont en train de devenir de plus en plus nets en Irak, avec l’armée US en train de construire des murs pour séparer les ghettos à Bagdad, et avec les Kurdes dans le nord en train de négocier leurs propres affaires dans le pétrole. La solution imposée par l’Occident à la Bosnie fut le partage ethnique total. Est-ce que ce sera la même chose pour l’Irak ?
La Bosnie était en Europe, alors nous avons fini par mettre fin à la guerre. L’Irak, c’est différent. Nous sommes en Irak pour le pétrole. Si la production principale de l’Irak avait été les asperges, je vous assure que nous n’y aurions pas mis les pieds.
Il y a des similitudes avec la Bosnie, comme par exemple l’indifférence à l’égard du sort des musulmans - nous n’avons rien fait pour eux avant que la guerre n’en ait emporté 250.000 - et nous nous fichons aussi des Irakiens. Mais il y aussi de grandes différences avec la Bosnie. Je pense qu’on trouve plus de similitudes avec la guerre OTAN-Kosovo Serbe, par exemple. C’est là que nous avons habitué les gens à accepter l’idée que nous pouvions bombarder des trains civiles sur un pont, bombarder des hôpitaux, des stations de télévision, que cela n’avait rien de répréhensible. Alors, lorsque nous bombardions un bon paquet de civils irakiens, ça devenait « ben quoi ? C’est bien ce que nous faisions en Serbie, non ? » Ils ont bombardé Al Jazeera à Kaboul, ils ont bombardé Al Jazeera à Bagdad, qui n’était même pas une station irakienne. Je pense que la guerre du Kosovo a été le point de départ de notre acceptation de tels actes.
Quels que soient les plans futurs de l’occupant pour l’Irak, et quels que soient les barbaries qui seront infligés, une chose est certaine, l’avenir de leur pays n’est pas totalement entre leurs mains. Mais même avec l’organisation à grande échelle de violences sectaires dans les années 50 en Algérie, les français ont fini par partir. Le dilemme pour les Etats-Unis en Irak, comme le dit Fisk, est « ils doivent partir, ils vont partir, mais ils ne peuvent pas partir - c’est le genre d’équation qui transforme le sable en sang ». Pour ceux qui voudraient comprendre ce processus et ce qu’il en coûte en termes humains, plutôt que d’avaler leurs mensonges, les reportages de Robert Fisk constituent un bon point de départ.
Dan Glazebrook écrit pour le journal Morning Star et est l’un des coordinateurs de la branche britannique de l’Union Internationale des Parlementaires pour la Palestine.
danglazebrook2000@yahoo.co.uk
Traduction VD pour le Grand Soir
version corrigée 23/4 à 12h45
http://www.counterpunch.org/glazebrook04182008.html