Pour le livre de monsieur Maxime Vivas, voila une reponse de M Anuel :
"Il suffit d’un unique voyage au Tibet en 2010 (région où l’on ne peut voir que ce que les autorités acceptent de vous en montrer) pour faire de Monsieur VIVAS un spécialiste immédiat de la question tibétaine.
Il apparaît pourtant qu’il ne connaît rien de son sujet, qu’il n’analyse qu’au travers d’une lecture singulièrement partisane (et au moyen d’une bibliographie indigente, illustrant la paresse de l’auteur qui n’a pas même voulu trop travailler pour écrire un livre gratuitement polémique ; à moins qu’il n’ait sélectionné ses quelques sources, et écarté toutes celles qui auraient pu contredire son propos).
Sensationnalisme, volonté politique, recyclage de déchets éditoriaux, absence de toute méthode scientifique caractérisent la démarche et le livre de M. Vivas.
Il reproche notamment au Dalaï Lama d’avoir interdit la pratique dite de Dordjé Shougden. Notons que Monsieur Vivas reprend à ce propos, intégralement et avec grande complaisance les arguments d’un mouvement de bouddhistes intégristes, la Nouvelle Tradition Kadampa (qui sont justement les pratiquants de Shougden en France et dans nombre de pays occidentaux). On peut constater que M. Vivas ne connaît rien à cette problématique et reprend sans sourciller et sans la moindre nuance (ni arrière plan historique) les propos des adversaires du Dalaï Lama. Et l’ironie n’est pas mince que de voir ce Monsieur Vivas, qui manifestement n’aime pas les gens de robes, s’allier pour la circonstance avec les plus ultra-orthodoxes des bouddhistes de tradition tibétaine.
(Pour vous faire une idée de cette ironie, imaginez un communiste endurci qui prêterait une oreille complaisante aux fidèles de Saint-Nicolas du Chardonnet venus se plaindre du pape).
Non, Shougden (ou Shugden) n’est pas une déité de la tradition bouddhiste vénérée un peu partout dans le monde : c’est une déité courroucée (effrayante dans son aspect) de tradition tibéto-tibétaine et plus particulièrement et spécifiquement vénérée à l’origine par l’aristocratie de l’école Guélougpa. Et son culte est infiniment plus restreint que ce que laisse entendre Vivas.
Il faut en effet savoir que la pratique de Shougden est apparue au 17ème siècle dans des circonstances troubles, qu’elle fut adoptée par l’aristocratie Guélougpa (une des 4 écoles du bouddhisme tibétain) pour marquer sa prééminence sur les autres écoles (et s’en démarquer). Elle fut donc un facteur de division dans les conditions même de sa création. Les Dalaï Lama qui ont vécu assez longtemps (le 5ème et le 13ème) ont tenté d’y mettre fin, sans succès tant était fort le pouvoir des dignitaires Guélougpas (outre qu’une partie de l’aristocratie laïc du Tibet avait aussi adopté cette pratique).
Le Dalaï Lama actuel fut évidemment dans sa jeunesse éduqué par les membres de l’aristocratie Guélougpa (à laquelle appartiennent tous les Dalaï lamas) et il fut donc encouragé à pratiquer Shougden. Ce n’est que lorsque les conditions furent réunies, notamment lorsque l’actuel Dalaï Lama a estimé qu’existaient de nouveaux risques de divisions dans la communauté tibétaines, qu’il a demandé que cette pratique soit abandonnée par ceux qui lui faisaient confiance (pratique qui fut bien sûr par la suite déguisée sous des dehors mystiques, l’esprit de l’ancien lama mort brutalement devenant fort opportunément un protecteur des seuls Guélougpas, selon une pratique courante du bouddhisme dit tibétain, à des années lumières du bouddhisme historique de Shakyamouni).
On peut donc dire que le Dalaï Lama avait une double légitimité à adopter cette position : d’une part il connaissait cette pratique et pouvait donc donner un avis circonstancié sur le sujet, d’autre part, il est le garant de l’unité du peuple tibétain et est en droit à ce titre de vouloir mettre fin à une pratique qui dès l’origine constituait un facteur de division (et constituait une construction supplémentaire de pratique magique sans aucun lien avec le bouddhisme du Bouddha).
Il importe de souligner que les autorités chinoises, promptes à utiliser les armes de son ennemi, encouragent la pratique de Shougden, puisque tout ce qui peut diviser les tibétains leur profitent.
Il est par ailleurs bien évident que le Tibet était un pays dur, sujet comme tous ses voisins à de permanentes querelles de pouvoirs, et que les inégalités sociales y étaient fortes, là encore à l’image de ses voisins. Le Tibet n’était pas une exception mais n’était pas non plus un cas particulier. Il est ainsi bien évident, où du moins cela devrait l’être, que mettre ainsi sans cesse l’accent sur la situation d’inégalité du Tibet avant l’annexion chinoise fait partie d’un argument traditionnel de propagande pour justifier a postériori l’usage de la force et la négation de la culture locale. Et d’ailleurs, le Tibet n’est sur ce point toujours pas une exception, puisque les minorités, quelles qu’elles soient, ont toutes souffert et souffrent encore de cette idéologie. Seulement, celles-ci ne bénéficient pas de la visibilité due au charisme du Dalaï Lama, expliquant par là même le traitement particulier dont il fait l’objet de la part des autorités chinoises.
Pourquoi d’ailleurs reprocher à l’actuel Dalaï Lama ce qui fut l’état d’une société avant même sa naissance ? La jeunesse tibétaine actuelle, du moins celle qui vit en exil a adopté un mode de vie très proche de celui des jeunes occidentaux, et la société féodale tant stygmatisée n’est plus qu’un souvenir (ce qu’aurait vu M. Vivas s’il était allé ailleurs que dans le parc d’attraction bouddhiste pour touriste du Tibet chinois et s’était un peu renseigné sur la question).
Pétrifier l’histoire du Tibet est un classique des anti Dalaï-Lama, qui se servent de ce qu’ils croient savoir du passé pour juger du présent.
Le Dalaï Lama serait l’idole des bobos et à ce titre intouchable : on voit là que M. Vivas ne s’est jamais rendu à une conférence de sa bête noire. Il aurait pourtant pu constater que la majorité des personnes qui viennent le voir sont plutôt des électeurs potentiels de Mélanchon (que soutient Vivas). Et intouchable, il ne l’est pas, il constitue même une proie facile à laquelle on peut s’attaquer sans risquer grand chose (et puis, franchement, le terme « bobo » veut-il encore dire quelque chose à force d’être employé à tort et à travers ? On ne sait plus très bien ce qu’il veut dire, si ce n’est qu’il constitue une insulte dans la bouche de ceux qui l’emploient mécaniquement, sans vraiment y réfléchir).
Le Dalaï Lama méconnaîtrait la séparation inscrite dans la constitution française entre l’Etat et la religion : oui à l’évidence si on analyse la structure de la société tibétaine au travers de la structure de la société française. Il faut pourtant nécessairement prendre en compte l’histoire des deux pays, si différents culturellement, pour comprendre que la société tibétaine s’est constituée autour du bouddhisme, et que séparer le peuple tibétain de sa religion est un non sens. Il n’est que de se rappeler que la langue tibétaine elle-même fut inventée pour permettre de traduire au plus près les textes bouddhistes indiens pour s’en convaincre.
Surtout, depuis des années, le Dalaï Lama milite pour une séparation nette du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Il s’est heurté à l’hostilité des plus conservateurs de son entourage, mais n’a jamais abandonné cette idée, qu’il a mise en pratique par l’abandon de son pouvoir spirituel au profit d’un premier ministre élu. Il faut même souligner que le Dalaï Lama envisageait déjà cette séparation religion - Etat peu de temps après avoir été nommé 14ème du titre : très peu de temps après l’invasion chinoise, il se demandait s’il était le mieux placé pour présider aux destinées du Tibet et se disait convaincu de la nécessité d’abdiquer ses pouvoirs politiques. Il ne l’a pas fait compte tenu des circonstances difficiles du moment, et n’a pu le faire que bien plus tard, lorsque la communauté tibétaine en exil et surtout son entourage proche ont été en mesure de l’accepter.
Mais tout ceci est inconnu pour M. Vivas, que cela n’intéresse pas, tout occupé qu’il est dans son oeuvre de destruction de celui qui représente pour lui l’idole des bourgeois.
M. Vivas reproche au Dalaï Lama d’être un dictateur assoiffé de pouvoir : il faut se rappeler que le Dalaï Lama est le chef d’un peuple en exil, et qu’il se retrouvait devant une tache quasi impossible, celle de préserver la culture tibétaine hors de ses frontières, et de maintenir l’unité de son peuple. Il y est parvenu au delà de toute espérance, par un charisme évident, ce qui impliquait qu’il demeure le référent de son peuple, outre que ce rôle lui était culturellement dévolu par la structure de la société tibétaine. On ne peut juger la place du Dalaï Lama que par référence à l’histoire du pays, à savoir que la légitimité du chef provient de sa désignation par des lamas. On peut bien sûr trouver à y redire, mais si on ne prend pas en compte cette particularité, on tombe dans le panneau, comme le fait M. Vivas, de juger le rôle de Dalaï Lama avec une lecture occidentale.
En outre, il s’agit d’un drôle de dictateur, qui a récemment volontairement remis l’ensemble de ses pouvoirs politiques à un premier ministre élu. La Chine qui n’a jamais connu d’élections se trouve singulièrement en porte à faux de ce point de vue.
Il importe de citer à ce propos Anne-Sophie Bentz, Docteur en relations internationales : "c’est le Dalaï-Lama qui a initié la démocratisation de la société tibétaine de l’exil et qui continue d’imposer aux Tibétains des réformes politiques. Il a notamment forcé les Tibétains à accepter dans la Constitution pour le Tibet une clause prévoyant la destitution du chef d’État, en l’occurrence, de lui-même, par le Parlement, en cas d’incompétence (article 36). C’est également lui qui a insisté pour que le Premier ministre soit élu directement par les Tibétains. Et il est bien précisé dans la préface de la Charte des Tibétains en exil que c’est le Dalaï-Lama qui a guidé son peuple vers la démocratie, même s’il était censé passer un jour le relais".
On peut en réalité plus difficilement se tromper de cible en visant le Dalaï Lama : celui-ci a constamment milité pour réformer le système politique tibétain, conscient de son archaïsme et de son caractère inégalitaire. L’héritage féodal était entretenu par l’élite depuis la mort du 13ème Dalaï Lama et c’est le 14ème qui a entrepris de changer les choses. Il y a mis du temps, tout n’est pas fini, mais c’est à lui que l’on doit les progrès réalisés, contre la volonté de l’élite laïque et religieuse.
Un livre témoigne des tentatives dans le même sens de son prédécesseur, et de son échec, qui est une des causes expliquant la facilité de l’invasion et l’occupation chinoise en 1950 (ce livre évoquant par ailleurs la vie et le parcours d’un tibétain, Geden Ch’omp’el, luttant pour la construction d’une identité nationale tibétaine et la mise en place d’un régime démocratique) : Le mendiant de l’Amdo
Les changements de positions du Dalaî Lama quant au statut du Tibet, passant des demandes d’indépendance à celle d’autonomie ? Rien moins que du réalisme, puisqu’il est bien conscient que l’indépendance ne sera jamais accordée et est illusoire, et qu’en l’absence de tout soutien international, une petite autonomie serait déjà une immense victoire. Il a depuis longtemps précisé que dans cette hypothèse, il n’aurait aucun rôle politique dans une éventuelle région bénéficiant d’une certaine autonomie. Et constamment, il milite pour une solution pacifique, suscitant la colère de la jeune génération tibétaine. A-t-il été un politique maladroit ? Certainement pour certaines de ses décisions, mais il n’a jamais dévié de sa ligne pacifiste et n’a jamais voulu risquer la vie des tibétains, conscient de l’inutilité et de l’échec évident de l’usage de la force.
Autre obsession de M. Vivas : la CIA, qu’il voit comme une hydre tirant les ficelles dans le monde entier et sans doute au-delà. Il est acquis que la résistance tibétaine a bénéficié de l’’aide de cette organisation américaine dans les premières années ayant suivi l’invasion chinoise du Tibet (de 1957 à 1971 pour être précis). Peut-on pour autant reprocher aux tibétains d’avoir accepté la seule aide qui leur était alors offerte, alors que le monde entier se désintéressait du sort de ce petit pays ? Pour M. Vivas certainement, qui aurait préféré que l’invasion chinoise, opération de libération selon les critères du parti communiste, se déroulât selon les voeux de celui-ci et que la résistance tibétaine fusse immédiatement écrasée dans le sang. On sait aussi que cette aide a ensuite cessé, réalisme politique oblige, puisque la puissance économique de la Chine contraignait à fermer les yeux sur ses exactions, lesquelles perdurent à ce jour. En outre, le Dalaï Lama ne fut informé de cette aide américaine que très tardivement, car l’adolescent et le jeune adulte qu’il était alors vivait reclus à Lhassa et n’a appris ce soutien qu’après son exil, en 1959.
Il est établi que les Etats-Unis ont cessé d’’apporter tout soutien financier au gouvernement tibétain en exil à compter du début des années 1970 (sources : ’clichés tibétains’ de Françoise Robin et ’les guerriers du Bouddha’ de Mikel Dunham). Faut-il donc que les détracteurs du Dalaï Lama manquent cruellement d’’arguments pour nous ressortir plusieurs décennies après cet événement, qui déjà à l’’époque méritait d’’être discuté et sûrement pas d’être immédiatement condamné.
Il y faut voir l’obsession anti-américaine de M. Vivas, qui n’est d’ailleurs pas, dans sa démarche, sans évoquer les rapprochements permanents et pas innocents entre les extrêmes, de gauche comme de droite.
De plus, entre ces deux Etats capitalistes que sont les Etats-Unis et la Chine, il est peut-être possible de penser que les droits de l’homme et les principes démocratiques sont plus respectés par le premier que par le second.
Enfin, le mythe de la connexion entre le Tibet et les Nazis est une création tardive d’auteurs français : le premier, Terry Legrand, publia en effet en 1933 un roman intitulé "Les Sept têtes du dragon vert" dont un passage fut repris et développé par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans leur célèbre "Le Matin des magiciens" (1960). Cela a été démontré très clairement par Isrun Engelhardt (Université de Bonn), reconnue dans le milieu scientifique pour la qualité de ses travaux sur le Tibet et les Nazis.
Il semble que M Vivas ait confondu (sans doute par ignorance ou mauvaise foi) deux personnages : E. Schäfer, le scientifique d’un côté, et H. Harrer, l’alpiniste de l’autre. Ce dernier quitta l’Allemagne en avril 1939 pour une expédition d’alpinisme au Nanga Parbat (aujourd’hui au Pakistan). Il fut capturé à Karachi, ainsi que tous ses compagnons, par les Britanniques trois jours avant le début de la guerre. Avec un compagnon de captivité, Peter Aufschnaiter, il s’échappa et atteignit Lhassa en janvier 1946. La première entrevue entre H. Harrer et le Dalaï Lama n’eut lieu qu’en 1949. Ils se rencontrèrent ensuite durant un an avec l’autorisation du gouvernement tibétain qui encourageait ainsi l’ouverture du jeune hiérarque sur le monde extérieur, et ses dispositions pour les connaissances techniques. Néanmoins, aucune source n’a jamais fait apparaître H. Harrer chargé d’une mission par Hitler. H. Harrer quitta le Tibet en 1951, à la suite de l’invasion chinoise.
L’expédition Schäfer fut scientifique et celle de Harrer, une expédition d’alpinisme. Peut-être l’auteur s’inspire-t-il de mythes propagés depuis les années quatre-vingt-dix par certains groupuscules néo-nazis, mythes que le gouvernement chinois aime à relayer (cf. Beijng Review mars 1998, "Nazi authors Seven Years in Tibet") ?
En conclusion, Vivas me rappelle ce documentaire de l’émission Strip Tease diffusée il y a une dizaine d’années : on y voyait des parlementaires belges en visite officielle en Corée du Nord. Ils n’y ont bien sûr vu que la vitrine de ce pays, s’émerveillant de ces mignons petits enfants qui récitaient en coeur des chants patriotiques, s’extasiaient devant ces ouvrières qui semblaient si heureuses dans leurs usines très organisées, étaient stupéfaits des monuments démesurés à la gloire du père de la nation. Et ils rentraient chez eux avec un avis très positif du pays, estimant que les critiques qui lui étaient adressées n’avaient décidément aucun fondement.
Même combat (ou plutôt absence de combat pour Vivas) : il a vu ce qu’il a voulu voir (et ce qu’on a voulu qu’il voit), avait déjà sa conviction et a rédigé les quelques chapitres de son livre au travers de son filtre idéologique. C’est l’inverse de la démarche objective qui veut qu’on fasse d’abord des recherches et qu’on se forge une conviction ensuite.
Deux ouvrages précis et documentés à recommander pour se renseigner sur ce qu’était le Tibet hier, ce qu’il est devenu aujourd’hui et sur la fonction et le rôle du Dalaï Lama :
Le Tibet est-il chinois ?
Clichés tibétains : Idées reçues sur le toit du monde
Un livre qui raconte l’invasion chinoise, la résistance tibétaine et le rôle de la CIA pour l’aider : Les guerriers de Bouddha : Une histoire de l’invasion du Tibet par la Chine, de la résistance du peuple tibétain et du rôle joué par la CIA
Et un autre, véritable somme de connaissances sur l’histoire du Tibet, écrit par un homme, R.A. Stein, qui connaissait parfaitement ce pays, sa langue et sa culture :
La Civilisation tibétaine"