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The Last Hilbilly : on achève bien les hilbillies.

Les critiques de The Last Hilbilly, unanimement positives, semblaient promettre une nouvelle vision de l’Amérique profonde, non plus la vision, moraliste, méprisante et haineuse, qu’en donnent les opinion-makers citadins des deux côtes, mais le péquenot vu par lui-même. Mais au lieu de l’anti-Easy Rider qu’on pouvait espérer, on a un Easy Rider aggravé, où c’est le hilbilly qui se condamne lui-même.
Easy Rider, film culte de 1969, est présenté comme une ode à la liberté, symbolisée par les deux bikers qui traversent l’Amérique, dormant à la belle étoile, échappant à toute obligation sociale, jusqu’à ce qu’ils se heurtent à des rustres violents, qui les haïssent « parce que, explique doctement le héros, Captain America, ils ont peur de la liberté ». Mais la conception de la liberté des deux bikers est singulièrement indigente : elle consiste à faire ce qu’on veut, sans être limité par aucune contrainte sociale. Pas de contrainte sociale, parce que les deux héros financent leur virée avec l’argent de la drogue, que leur a donné un gang de narco-trafiquants. Faire ce qu’on veut, c’est-à-dire s’abrutir de drogue, et faire les pitres sur leurs ridicules Harley-Davidson pour échapper à l’ennui des milliers de kilomètres d’autoroute droite et vide qu’ils enfilent pour aller de Californie à la Nouvelle Orléans ; et pourquoi aller à la Nouvelle Orléans ? Pour ses célèbres bordels, où le héros donnera libre cours à des fantasmes œdipiens. On se demande d’où ils tirent la conviction de leur supériorité morale sur les hommes qui travaillent, partageant un terroir ancestral (et on fait ici abstraction du génocide indien, perpétré toutes tendances politiques unies).
Mais ce n’est pas The Last Hilbilly qui nous permettra de changer de point de vue.

Certes, le héros, Brian Ritchie, est enraciné dans le Kentucky, à l’Est des Appalaches, depuis plusieurs générations, mais il reprend à son compte la description conventionnelle du hilbilly : « ignare, raciste, ivrogne, consanguin ». La différence, c’est qu’au lieu de la haine qu’exsude Easy Rider, Ritchie décrit sa vie et ses difficultés avec une sombre complaisance : il se présente comme un poète, et dévide ses divagations grandiloquentes sur fond de grands paysages sauvages. Il est même habité, comme tout le film, par une obsession morbide, qui se traduit par des images et des symboles insistants (cerf agonisant, poisson mort, cimetière...). Les critiques mettent en valeur la troisième partie du film, Land of Tomorrow, qui serait le moment des enfants et donc de l’espoir. En fait, ces enfants, dont plusieurs sont gros voire obèses, s’ennuient lors de leurs séjours chez leur père (que faire, en effet, quand on est entouré d’animaux, qu’on peut pêcher ou nager dans la rivière, crapahuter dans les collines, conduire, à 12 ou 13 ans, de lourds engins...?) et, lorsque celui-ci, au milieu des étincelles d’un feu de bois, cherche à leur faire partager son expérience, et à leur révéler, tel un chaman, le sens de l’Histoire (à sa façon), ils l’interrompent sans arrêt pour réclamer à boire (du coca-cola).

Mais s’il est probable que Brian sera la dernière génération à vivre sur ses terres, cela ne nous apprend pas grand-chose sur l’Amérique profonde, au-delà du statut de chômeur du protagoniste, et ce monologue doloriste ne justifie guère le classement du film dans le genre du « documentaire ».

Car The Last Hilbilly est aussi une occasion perdue d’enquêter sur un phénomène sociologique qui a montré sa vitalité : il a créé l’événement en faisant élire Trump, contre l’engagement féroce des élites et des médias aux côtés de Hillary Clinton, confirmant ainsi la thèse de Christophe Guilluy sur le « marronnage » des classes populaires, qui ont fait sécession et n’écoutent plus les « élites ». Aux dernières élections, les ploucs trumpiens étaient même 72 millions !

Jenkoe et Bouzgarrou auraient pu partir d’une curiosité à l’égard de cette Amérique si différente, généralement niée ou disqualifiée, et nous donner des clés de compréhension qui auraient aussi été valables, au moins en partie, pour la France des Gilets jaunes. Pour cela, ils auraient pu partir plutôt de l’autre sens de « hilbilly » (dont aucun critique ne signale l’absence), terme qui s’applique, un peu comme la Gemütlichkeit allemande, à une ambiance bon enfant et chaleureuse, où on aime se retrouver entre soi pour partager des émotions positives, sur la base de l’amour de la petite patrie. C’est chauvin, certes, mais sans agressivité, sur le mode de la chanson : « Ici, l’herbe est plus verte, le ciel plus bleu, et le sourire des filles plus franc ». L’atmosphère hilbilly, c’est le rêve, qu’on trouve aussi chez Christopher Lasch, d’une Amérique autarcique et bucolique, à l’opposé du capitalisme impérialiste de la tradition démocrate. C’était en tout cas un concept assez riche pour mériter une enquête.

Et on peut se demander pourquoi les auteurs ont préféré suivre les élucubrations du poète hilbilly, et de quel point de vue est finalement conçu ce film. Ce n’est pas le point de vue français du Tocqueville de la Démocratie en Amérique, qu’intriguaient les spécificités de la culture américaine. Jenkoe et Bouzgarrou semblent plutôt se situer à l’intérieur de cette culture et en suivre les schémas, au lieu de les interroger. Les titres des sous-parties du film sont révélateurs : The Waste Land, pour la deuxième, se réfère au poème de T.S. Eliot de 1922 ; Under the Family Tree, pour la première, rappelle The Tree of Life, de Terrence Malick, dont la prolixité de Ritchie semble refléter le style mystico-fumeux. Plus généralement, même si Brian dit ne plus aller à l’église (ou plutôt au temple), il est marqué par l’éloquence apocalyptique prophétique, et, surtout, son expérience semble illustrer le thème si américain des rapports spirituels avec la nature sauvage, la wilderness, dont traite Henry David Thoreau dans Walden ou la vie dans les bois (1854) : l’ami qui explique les agrandissements qu’il va apporter à sa maison rappelle la vie de Thoreau dans les bois, loin de la société, dans une cabane qu’il a construite de ses propres mains, et où il compte retrouver le sens de la vie, grâce à l’interaction avec la nature.

Les auteurs auraient d’ailleurs pu mettre en valeur la modernité de cette démarche, où l’ancien idéal d’autarcie rejoint le désir actuel de s’accorder à la nature et de réduire notre empreinte écologique. Mais ils ne voulaient aucun élément positif : Brian n’est pas comparé à Thoreau, ou alors, il n’en est qu’une version plouc et crépusculaire, vouée à la décadence et la disparition.

The Last Hilbilly est donc une déception, mais il n’aurait pas fallu espérer : quand les médias sont d’accord pour signaler un livre ou un film comme novateur, audacieux, briseur de tabous, on peut être sûr qu’il apporte encore du même, et du même renforcé.

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