Tensions diplomatiques et « guerre économique »
Nous assistons sans doute à la plus grave crise diplomatique entre la Turquie et les États-Unis, ces deux alliés au sein de l’Otan, depuis l’invasion par Ankara de la partie nord de Chypre en 1974. Déjà de nombreux différents ont perturbé les relations diplomatiques de ces deux puissances sans pour autant remettre en question leur alliance stratégique dans la région. Mais les dernières manœuvres agressives des États-Unis et le durcissement du régime autoritaire turc depuis le « coup d’État manqué » de 2016, ont tendance à faire vaciller cette alliance. Rappelons que pour combattre les djihadistes de Daech avec de l’équipement made in USA, Washington a choisi de s’appuyer en Syrie sur les milices kurdes, proche des rebelles kurdes de Turquie (PKK), ceci contre le positionnement d’Ankara qui se livre à une guerre coloniale sans merci contre le peuple kurde.
Tension diplomatique médiatisée autour de deux personnages
Le pasteur originaire de Caroline du Nord aux États-Unis et installé en Turquie depuis 1993, Andrew Brunson, est arrêté avec son épouse Norine en octobre 2016 (1). Il est accusé d’espionnage et d’activités « terroristes » dans le cadre des purges (2) lancées dans la foulée du « coup d’État manqué » du 15 juillet 2016. Son maintien en détention pendant plus d’un an et demi, puis son placement en résidence surveillée avec interdiction de quitter le territoire dès le 25 juillet dernier, aurait fini par provoquer la colère des États-Unis. En réponse, l’administration de Donald Trump a sanctionné le 1er août, les ministres turcs de l’Intérieur Süleyman Soylu, et de la Justice Abdülhamit Gül, ordonnant la saisie de leurs biens et avoirs éventuels et l’interdiction pour tout ressortissant américain de faire affaire avec eux. De son côté, le président turc Recep Tayyip Erdogan a répliqué le 4 août : « nous gèlerons les avoirs en Turquie des ministres étasuniens de la Justice et de l’Intérieur, s’ils en ont ». Des sanctions somme toute très symboliques, puisqu’il semblerait que les ministres turcs concernés n’aient aucun bien aux États-Unis, tout comme il est peu probable que les ministres étasuniens visés par M. Erdogan en aient en Turquie. Ce n’est là que le niveau premier des sanctions diplomatiques. Le 15 août un tribunal turc a rejeté pour la deuxième fois un nouveau recours du pasteur demandant la levée de son assignation à résidence.
De son côté, la Turquie est furieuse de ne pas avoir réussi à obtenir l’extradition de Fethullah Gülen, cerveau présumé du soit disant « coup d’État manqué » de l’été 2016, installé aux États-Unis. Bien moins médiatisés, d’autres enjeux portant sur les véritables responsabilités de cette tentative de déstabilisation semblent être au cœur des tensions. Quoi qu’il en soit, celles-ci ne sont finalement parvenues qu’à exacerber une crise économique émergente.
Enjeux véritables autour de la base militaire d’Incirlik ?
N’oublions pas que les États-Unis possèdent plusieurs bases militaires en Turquie dont la gigantesque base aérienne d’Incirlik dans le sud de la Turquie (3). Celle-ci héberge plusieurs bombes atomiques B-6 parmi les 200 engins nucléaires déployés par l’Otan en Europe. Elle fournit le plus gros de l’assistance logistique aux opérations de l’Otan en Afghanistan et elle est largement utilisée depuis 2015 pour les opérations de la coalition internationale en Irak et en Syrie. Or, plusieurs militaires de la base d’Incirlik, dont le commandant de la base, le général Bekir Ercan Van, ont été arrêtés pour implication dans la tentative de renversement militaire avorté du 15 juillet 2016. Selon l’AFP, « Un groupe d’avocats proches du gouvernement turc a déposé une motion devant le tribunal d’Adana, ville la plus proche de la base d’Incirlik, pour demander l’arrestation d’officiers américains accusés d’avoir participé au coup d’État manqué de juillet 2016 contre M. Erdogan. Les avocats citent notamment le général Joseph Votel, commandant des forces américaines au Moyen-Orient, parmi les responsables américains dont ils veulent l’arrestation. » (4)
La banque turque Halkbank accusée d’aider l’Iran à contourner l’embargo étasunien imposé à ses produits pétroliers
En vue de sanctionner le programme nucléaire iranien, les États-Unis ont interdit en 2011 le commerce de pétrole avec l’Iran. Or la Turquie, l’un de ses gros fournisseurs, a été le pays le plus touché par cette décision. Avant l’accord de levée des sanctions signé en 2015, Ankara achetait du gaz et du pétrole à l’Iran contre des cargaisons d’or, livrées le plus souvent par avion. L’affaire éclabousse le président turc Erdogan, à l’époque premier ministre, le ministre de l’économie d’alors, Zafer Caglayan qui a démissionné en 2013, et son parti islamiste conservateur, l’AKP (Parti de la justice et du développement. En turc, Adalet ve Kalkınma Partisi).
L’homme d’affaires turco-iranien Reza Zarrab s’est révélé comme étant l’homme-clef de ce dispositif visant à contourner les sanctions commerciales contre l’Iran. Arrêté en 2016 à Miami, il collabore pleinement avec le département américain de la justice et jouit du statut de témoin assisté, placé sous la protection du FBI.
Mehmet Hakan Atilla, l’ex-directeur adjoint d’une des plus grandes banques publiques turques, Halkbank, qui servait d’intermédiaire entre la Turquie et l’Iran, ne subira pas le même sort. Accusé d’avoir violé l’embargo étasunien contre l’Iran et de blanchiment d’argent en faveur de l’Iran et de sociétés iraniennes, il est arrêté un an plus tard en mars 2017 aux États-Unis. Son procès s’ouvre devant la Cour fédérale de New York en novembre 2017. Reconnu coupable de cinq des six chefs d’accusation portés contre lui, y compris la fraude et les complots bancaires, Atilla a finalement été condamné le 16 mai dernier, à trente-deux mois de prison par un tribunal de Manhattan (5).
Halkbank, contrôlée par l’État à hauteur de 51,11 %, risque une amende colossale de la part des États-Unis, susceptible de fragiliser le secteur bancaire turc dans son ensemble. Afin d’éviter de telles sanctions, Erdogan a proposé, sans succès, de livrer le pasteur Andrew Brunson en échange de l’arrêt des procédures contre Halkbank. Le discours officiel parle lui d’une tentative d’échange entre le pasteur Brunson et M. Gülen, tentative rejetée par Washington. L’affaire Halkbank accusée d’aider l’Iran à contourner l’embargo étasunien semble pourtant bien être à l’origine de l’escalade de tensions diplomatiques entre les deux pays.
Article publié sur le blog Un monde sans dette du journal Politis
Notes
[1] Ce pasteur de l’Église évangélique presbytérienne est arrivé en Turquie sous les auspices du programme missionnaire « World Witness ». Il dirigeait l’église Dirilis (« Résurrection ») dans la province d’Izmir (ouest de la Turquie).
[2] Les purges entraîneront plus de 50 000 arrestations dont des députés de l’opposition et le licenciement de plus de 100 000 employés du secteur public. Un an après la vague de répression qui a suivi la tentative de coup d’État, près de 3 000 journalistes ont perdu leur emploi, souvent parce que le média pour lequel ils travaillaient a été fermé par décret. Plus de 160 journalistes étaient encore incarcérés en novembre 2017. « Turquie : près de 3000 journalistes ont perdu leur emploi depuis un an », RFI, 1er novembre 2017.
[3] Elle a été construite par les États-Unis en 1951, au plus fort de la Guerre froide.
[4] « Tensions avec Washington : fermer la base d’Incirlik pourrait coûter cher à Ankara », AFP, 14 août 2018.
[5] U.S. Department of Justice, 16 mai 2018 : « Turkish Banker Sentenced to 32 Months for Conspiring to Violate U.S. Sanctions Against Iran and Other Offenses »