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Tariq Ramadan, Mennel, Diallo, ou le racisme islamophobe à la française (Middle East Eye)

L’affaire Tariq Ramadan vient de connaître deux développements importants. Le premier est son incarcération en détention provisoire le 2 février avec refus de l’autorité judiciaire d’éviter l’emprisonnement moyennant le paiement d’une caution.

Le second est beaucoup plus troublant car il remet en question l’intégrité de la justice française et la confiance que l’on peut avoir en elle (surtout si l’on est, comme Ramadan, du mauvais côté de l’équation).

Ainsi a-t-on appris le 6 février dernier que l’administration judiciaire avait tout bonnement « égaré » une pièce majeure du dossier que lui avaient formellement transmise les avocats de Ramadan, document susceptible de prouver son innocence dans l’un des deux cas et de démontrer qu’au moins une des deux présumées victimes (« Chrystelle ») mentait. Son alibi n’a donc tout bonnement jamais été vérifié ni pris en considération par les enquêteurs et les juges.

En cas de confirmation (la vérification de l’alibi auprès de la compagnie aérienne, pourtant simple, n’a toujours pas eu lieu au moment où nous écrivons ces lignes, alors que Ramadan est en prison depuis déjà deux semaines), ce précieux document, un ticket de vol Londres-Lyon, pourrait prouver en effet qu’au moment du présumé viol à Lyon, l’homme n’était en fait même pas sur le territoire français.

Encore mieux, les avocats de l’islamologue et théologien avaient pourtant bel et bien reçu de la justice française la confirmation formelle que cette pièce du dossier avait été transmise à qui de droit. Ils ne pouvaient donc rien suspecter et se sont rendu compte trop tard de l’absence de ce document crucial qui aurait peut-être pu éviter l’incarcération provisoire à leur client tout en démolissant l’une des deux accusations.

On a beau se dire que l’erreur est humaine, que ce genre de choses arrive, on a vraiment du mal à croire que la SEULE et unique pièce « égarée » par la machine judiciaire, et ce pendant deux mois, soit comme par hasard celle susceptible de prouver son innocence, et aucune autre. Comme on dit, c’est plus fort que du Roquefort.

Surtout dans un cas ultra-médiatisé et hyper-sensible comme celui-ci, que les autorités ont elles-mêmes estimé être d’une importance telle qu’elles y ont délégué pas moins de trois juges d’instruction au lieu d’un. Et c’est avec une telle nonchalance que l’on aurait tout simplement « égaré » LA pièce cruciale du dossier d’une affaire sous le feu de la rampe et reconnue par la justice comme hautement sensible ?

Interrogée sur les raisons de cette étrange disparition, la justice, dont les « pertes », « accidents » ou « oublis » sont décidément hautement sélectifs, n’a à ce jour fourni aucune explication. Et aucune mesure n’a été prise pour pallier ce qui constitue un véritable déni de justice, un denial of due process of law qui, aux États-Unis, serait susceptible d’entraîner la libération immédiate de l’accusé.

Ramadan reste donc en prison au grand bonheur de ses ennemis, la vérification de son alibi n’étant à l’évidence pas une priorité.

Justice, médias, gouvernement : partout, le deux poids deux mesures

Comme d’autres avant elle, cette affaire révèle à quel point il existe en France une justice à deux vitesses, qui semble en outre loin d’être aussi « aveugle » (donc égalitaire et impartiale) que sur ses pontifiantes statues : d’une part, une justice impitoyable lorsqu’il s’agit de mettre en tôle un personnage honni qui gêne les pouvoirs en place, de l’autre, une justice laxiste, en retrait lorsque des accusations de viol similaires touchent par exemple un membre du gouvernement Macron, comme c’est actuellement le cas pour deux ministres de premier plan, Gérard Darmanin et Nicolas Hulot.

Dans ces deux cas – et en contraste flagrant avec le traitement de Ramadan par les médias, qui ont tout de suite estimé que l’islamologue mentait et que les deux accusatrices disaient la vérité –, on tergiverse, on tourne autour du pot, on se demande s’il y a vraiment eu viol, si on devrait même en parler, on accuse les médias de « s’emballer », on parle d’injuste et inacceptable « lynchage médiatique », et les mêmes chaînes d’information qui, dans le cas Ramadan, prennent depuis le départ pour argent comptant la parole des présumées victimes, se mettent soudain dans ce cas-ci à salir l’accusatrice de Darmanin dans la plus parfaite tradition du character assassination.

La différence de traitement est encore plus criante dans le cas Darmanin, car d’une part une plainte a bien été formellement déposée contre lui et, d’autre part, lui et ses avocats ont reconnu les faits, contestant simplement leur qualification comme « viol ».

Encore mieux, c’est l’ensemble du gouvernement Macron, le président y compris, qui affirme publiquement croire Darmanin et Hulot et leur conserver leur entière confiance, sans aucune réserve, hésitation ou états d’âme. Même Marlène Schiappa, la ministre du Droit des femmes et de la famille (belle appellation patriarcale soit dit en passant !) qui, hier encore, se plaignait que l’on mette en doute la parole des victimes d’un viol et qu’il était « dangereux de minimiser les agressions sexuelles », met elle-même soudain en cause la bonne foi des victimes présumées de ses deux collègues, puisqu’elle affirme elle aussi avoir pleinement confiance en eux (donc, logiquement, c’est elles qui mentent) alors même que Darmanin a reconnu avoir exploité sexuellement cette femme en position de vulnérabilité et qui l’accuse aujourd’hui de l’avoir violée. Mais là, plus de Marlène.

Pire, toute honte bue, Schiappa attaque désormais le magazine qui a publié l’enquête sur Nicolas Hulot, dénonçant un article « irresponsable » et déplorant la « médiatisation excessive » de cette dernière affaire. Voici donc notre « ministre des Droits de la femme » en venir à souhaiter publiquement que dans les cas qui concernent ses collègues de gouvernement, les affaires de viol et harcèlement présumés soient censurées et étouffées alors qu’hier encore, elle déclarait à tous les micros qu’il fallait encourager les victimes à parler pour « sortir de la loi du silence » et célébrait le mouvement américain Me2/Balance ton porc. « Supporter la médiatisation à l’extrême, le déballage de leur vie intime dans les journaux, leur nom en couverture sans y être préparées, associé à des récits de leurs pratiques sexuelles réelles ou supposées : qui nous garantit que ce sera sans effet sur elles ? La justice se rend dans les tribunaux, pas les médias », déclare-t-elle aujourd’hui.

Comme tout cela est beau et noble. Mais bizarrement, on ne l’a jamais entendue parler en ces termes de la surmédiatisation du cas Ramadan et, par exemple, des accusations médiatiques de Henda Ayari.

Schiappa mérite ici la palme de l’hypocrite la plus abjecte, et ce n’est pas la concurrence qui manque sur ce terrain. Lorsque c’est sa petite carrière ou son avenir au sein de ce gouvernement qui est en jeu, notre ministre sait faire preuve de pragmatisme et relativiser le droit des femmes et la bonne foi des victimes présumées.

Quant aux députés de la majorité macroniste, c’est carrément une standing ovation à l’Assemblée nationale qu’ils ont offerte au violeur présumé (et consommateur de prostituées avéré) Gérard Darmanin le lendemain de l’ouverture d’une enquête préliminaire pour viol. Et le dit Gérard de continuer à pavaner, rigolard, comme si de rien n’était, après avoir reconnu les faits et en chipotant simplement sur la terminologie – « Oui j’ai bien fait tout ça mais c’était pas du viol ». On croirait entendre Coluche dans son sketch « Le viol de Monique » avec son fameux « Monsieur le juge, c’était pas du viol ! Le viol, c’est quand on veut pas. Moi je voulais, moi ! »

Comme quoi en France, que ce soit les grands médias, la justice ou l’État, tout est relatif, à géométrie variable, on baigne dans l’hypocrisie généralisée la plus infecte et le deux poids deux mesures. Et après, on s’étonne de la perte de confiance dans la « République » et ses institutions, du cynisme vis-à-vis de ses valeurs proclamées dont la fameuse « égalité », du dégoût populaire contre les élites et du succès du Front national ou autres populismes « anti-establishment ».

Mennel

C’est en pleine affaire Ramadan qu’éclate un autre cas, celui de la jeune et lumineuse chanteuse Mennel Ibtissem, quasiment la seule musulmane voilée de tout le PAF (ce qui en dit déjà long sur l’atmosphère culturelle envers les musulmans).

Après avoir fait un malheur sur le show télé « The Voice », elle se voit cependant en l’espace de quelques jours forcée de se retirer de la compétition (qu’elle avait toutes les chances de gagner), suite à la publication par des internautes de la « fachosphère » raciste et islamophobe de deux ou trois tweets au contenu vaguement « complotiste », dont l’un, composé après l’attaque de Nice du 14 juillet 2016, disait que le gouvernement était « les vrais terroristes ».

Malgré des excuses publiques, sa reconnaissance que ces tweets étaient inappropriés vu les circonstances et son absence évidente de toute intention maligne, rien n’y fait, et la « polémique » ne fait qu’enfler, jusqu’à son départ, forcé par cette véritable et incendiaire campagne de haine et diffamation où l’on accuse carrément la jeune fille de soutenir le terrorisme, d’être une « islamiste » et une apprentie-djihadiste.

Quelques remarques pour relier ces deux affaires malgré leurs différences évidentes.

D’abord, comme pour Ramadan, la campagne contre la jeune artiste témoigne d’un deux poids deux mesures, d’une hypocrisie générale et d’un acharnement hautement sélectif contre toute figure un peu trop visiblement, « ostensiblement » comme on dit en France, musulmane dès lors que celle-ci prend un peu trop d’ampleur médiatique et culturelle et s’avère difficile voire impossible à contrôler, à utiliser, à récupérer et instrumentaliser par le système politico-médiatique.

Ce deux poids deux mesure est facile à démontrer : Mennel est bel et bien la seule et unique candidate de « The Voice » dont on a épluché les comptes Tweeter, Facebook et autres pour y chercher des squelettes dans le placard afin de les exhiber publiquement pour flinguer la chanteuse si visiblement et fièrement musulmane. Jamais on n’avait fait cela pour les autres artistes de cette émission. CQFD.

De plus, comme le rappelle Daniel Schneidermann, une quantité impressionnante d’autres personnalités du monde du spectacle, dont des célébrités comme l’acteur-réalisateur Mathieu Kassovitz, l’actrice-phare du cinéma français Marion Cotillard ou l’humoriste Bigard ont tous eux aussi proféré, souvent publiquement, des propos complotistes sur les gouvernements et le terrorisme, de façon bien pire et plus explicite que les deux malheureux tweets de Mennel, et ce sans que jamais cela ne nuise à leur carrière et popularité et encore moins ne provoque de campagnes visant à les interdire d’antenne.

D’autres, comme le polémiste islamophobe Eric Zemmour, ont même carrément été condamnés à plusieurs reprises pour incitation à la haine (dans son cas contre les musulmans, bien évidemment) sans que cela ne nuise à leur carrière. Si Mennel a été forcée de quitter le show à regret alors qu’elle était en pleine ascension, Zemmour, lui, reste entre autre éditorialiste au Figaro, l’un des trois principaux quotidiens nationaux, malgré ses condamnations judiciaires.

Observons également comment désormais, sur des cas comme ceux-ci, les grands médias nationaux « légitimes » n’hésitent plus à relayer, amplifier et donc légitimer la pourriture initialement postée sur la fachosphère du net, tout en donnant la parole aux chiens de garde d’Israël pour qu’ils diffament encore plus la jeune chanteuse par des accusations totalement gratuites et outrancières.

Ainsi du sempiternel Gilles-William Goldnadel, avocat, chroniqueur et président du lobby France-Israël qui, dans une abjecte colonne au Figaro, décrit Mennel et la « jeunesse islamique » qu’elle est censée représenter comme une « radicalisée » endoctrinée et lobotomisée par des « gens qui la manipuleraient » (et ce sont ces individus-là qui après viennent nous parler de « complotisme » !).

Selon lui, Mennel serait également une version féminine de Ramadan, car tout comme le théologien, elle pratiquerait hypocritement « le double discours » des « islamistes » et serait de mèche avec les « Frères musulmans ». On reconnaît les vieux thèmes à la Caroline Fourest, ici recyclés par un lobbyiste sioniste pour flinguer l’icône montante de la Muslim Pride française.

Nobles prétextes

À moins d’être dans le déni et la mauvaise foi la plus complète, il est également évident que les prétextes avancés pour éliminer ces deux icônes de la nouvelle « Fierté islamique » francophone et occidentale ne sont aucunement les véritables raisons de l’opération-purge.

Dans le cas de Mennel, on a parlé du nécessaire « respect des victimes du terrorisme » (les morts ont beau dos dans la fachosphère et ceux qui la relaient), de la nécessité d’avoir un « comportement irréprochable » pour ce show « familial », et autres hypocrisies intégrales. Exige-t-on en effet la même intégrité irréprochable de la part des autres vedettes citées plus haut ou des journalistes comme Zemmour, dont le rôle et la responsabilité vis-à-vis des citoyens et de la nation sont nettement plus importants que pour une chanteuse débutante dans un télé-crochet ?

Il suffit d’ailleurs de lire le torrent de bile haineuse qui s’est déversé sur la jeune musicienne ainsi que les dérapages auxquels l’affaire a donné lieu pour voir clairement que les motifs du grief contre elle sont en fait tout autre : ainsi, on lui reproche de porter le voile et d’afficher par là sa qualité de musulmane, de faire de « l’entrisme islamique en prime time » (« entrisme » étant ici un mot codé pour dire en fait « exister » sans cacher sa foi), d’avoir partagé sur ses comptes des livres de Tariq Ramadan (quel crime de s’intéresser aux ouvrages de celui qui fut professeur à Oxford avant toute cette affaire !), de soutenir l’association humanitaire islamique Baraka City (elle aussi régulièrement accusée sans preuve aucune de faire de « l’entrisme islamiste »), d’être elle-même une « islamiste » (sans aucune définition de ce mot-épouvantail, comme d’habitude, qui semble ici simplement dire « une musulmane visible et sans honte de sa religion »), de chanter en arabe (magnifique amalgame arabe = terroriste), d’être membre de l’association féministe Lallab, de parler un « double langage » (comme Fourest avec Ramadan, le thème de la « taqiya » cher aux islamophobes), d’être soi-disant proche du mouvement de boycott contre Israël BDS, et peut-être surtout, de soutenir avec force et conviction mais sans haine aucune ou appel à la violence la cause palestinienne, comme à son habitude à travers la musique.

Toutes raisons qui ont donc bien peu à voir avec le « respect des victimes de Nice » mais qui ciblent toutes sa visibilité musulmane et ses engagements civiques. Comme le chantait déjà Médine, « Tous les jours au centre de la cible, car tous les jours je suis muslim ! ».

Son engagement pour la Palestine, en particulier, et sa magnifique chanson devaient en rendre nerveux plus d’un : du fait de son incroyable charisme, talent et popularité montante surtout auprès des jeunes, Mennel était la personne idéale susceptible de booster un peu cette cause, moribonde en France suite à l’adoption par les gouvernements Sarkozy, Hollande et Macron d’une ligne entièrement et inconditionnellement pro-israélienne et à la tentative, aussi sournoise que certaine, de délégitimer, voire criminaliser, cette cause et le soutien qu’on peut lui apporter.

Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant que Mennel soit depuis le départ dans la ligne de mire de pas mal de gens.

Quel est le véritable problème de la France avec Tariq Ramadan ?

Les griefs faits à Mennel (« entrisme islamiste », « radicalité », « double langage » par lequel elle « cacherait son jeu », etc.) sont donc strictement les mêmes que ceux dont on accable Tariq Ramadan depuis des années. Bien avant ces histoires de viol, l’intellectuel islamique était déjà l’objet de la haine des Manuel Valls, Caroline Fourest (dont l’obsession monomaniaque contre lui relève de la pathologie clinique alors même que sans lui cette journaleuse n’existerait pas) et de la totalité des grands médias et gouvernements.

Le problème de la France avec Ramadan, son péché cardinal aux yeux des pouvoirs en place, est quadruple :

1) Depuis toujours, il critique sans répit, sans compromis et de façon radicale les gouvernements français en place (ainsi que leurs alliés israéliens, saoudiens ou égyptiens), à commencer par leurs politiques étrangères belliqueuses et militaristes, leur lâche complicité face aux crimes de guerre de leur allié israélien, et leur traitement inégalitaire et souvent infâme de leurs compatriotes musulmans.

2) Sa popularité immense, surtout auprès des jeunes, qui en fait un leader d’opinion échappant totalement à leur contrôle. Or, dans son traitement différentiel de l’islam et des musulmans, la France n’accepte que les leaders islamiques choisis et promus par les pouvoirs politiques et sanctifiés par les grands média pour servir les discours, objectifs et politiques officielles. À l’instar de l’imam Chalghoumi, sorte de grotesque Fernandel islamique parfaitement choisi pour perpétuer le stéréotype raciste de l’Arabe comme arriéré demeuré, ou son alter ego inversé, l’érudit islamique arrogant et prétentieux Ghaleb Bencheikh, dont le rôle est de dire du haut de son piédestal aux autres musulmans comment se comporter, quoi penser, quoi croire et ne pas croire selon des lignes qui sont strictement celles des pouvoirs français. Ou encore le pantin Abdennour Bidar, autre exemple des « musulmans-modèles » estampillés « 100 % République française », équivalents islamiques et français des « bons négros » et « Oncles Tom » américains du temps des plantations, aussi dociles, manipulables, pliables et si besoin jetables qu’une Aunt Jemima.

En France, et c’est bien le fond du problème avec Ramadan et Mennel, il ne faut surtout pas que les musulmans choisissent et génèrent eux-mêmes leurs leaders, intellectuels et role models de façon organique et autonome, ou que ceux-ci atteignent ce statut par eux-mêmes.

3) Contrairement aux marionnettes étatiques mentionnées ci-dessus, Ramadan n’est ni servile, ni manipulable, ni instrumentalisable par les autorités en place, qu’il prend systématiquement depuis des années à rebrousse-poil. On peut dire la même chose de la jeune Mennel : tous deux représentent le modèle du musulman occidental charismatique, indépendant, fier, critique, réfractaire et insoumis aux pouvoirs. Et c’est à ce titre qu’il importe de s’en débarrasser par tous les moyens.

4) Quatrième et dernière raison : Ramadan (mais là encore également Mennel) est le modèle-type du musulman européen parfaitement accompli et intégré, mais, et c’est le problème, qui refuse de s’assimiler comme le modèle français l’ordonne aux musulmans. D’ailleurs, dans ses discours, Ramadan encourage les musulmans à s’intégrer mais sans s’assimiler, sans chercher à se rendre invisibles comme on les y pousse, et il les exhorte en plus (là aussi comme Mennel avec la Palestine) à s’engager politiquement et civiquement au nom de leur foi, sans complexes, alors que le modèle français et l’islamophobie régnante leur ordonnent sans cesse de faire de leur religion une affaire strictement privée et surtout pas le moteur d’un engagement politique quelconque (d’où le discours dominant visant à rejeter et délégitimer non pas juste l’extrémisme, le « fondamentalisme », le « salafisme » ou « l’islamisme », mais tout islam dit « politique », choses fort différentes mais qui font en France l’objet d’un strict amalgame).

Ce n’est donc pas un hasard si Ramadan et Mennel ont été flingués en même temps : tous deux étaient devenus les symboles nationaux les plus proéminents et charismatiques de la nouvelle « Muslim Pride » ; tous deux étaient (sont encore) des icônes et role models de la jeunesse islamique (et plus) de France ; tous deux participent à la conscientisation et à l’affirmation civique et politique de cette jeunesse ; tous deux l’encouragent à s’engager, et ce au nom de leur foi ; tous deux sont pro-palestiniens.

Trop gênants, trop visibles, trop populaires, trop récalcitrants, pas assez malléables. Il fallait donc les sortir de la sphère publique, les y en expulser, les effacer. Et dans le cas de Mennel, l’effacement est littéral.

Deux cas parmi d’autres

Loin d’être isolés, ces deux cas font partie d’une pratique et d’une tradition désormais bien ancrée en France consistant à décapiter toutes les têtes islamiques trop indépendantes lorsqu’elles prennent de l’ampleur. En effet, nombre d’autres personnalités, figures médiatiques et role models de la jeunesse islamique mais aussi des autres minorités ont récemment elles aussi fait l’objet de campagnes de diffamation aboutissant à leur exclusion.

On pense ici à l’éviction de Rokhaya Diallo (autre icône culturelle hautement critique du gouvernement, symbole de la Black Pride et du mouvement Black Lives Matter), à la censure d’Houria Bouteldja, autre égérie hijabisée de la cause palestinienne et au-delà, aux accusations diffamatoires incessantes contre les Indigènes de la République, à la campagne contre Amena Khan, à celles contre Marwan Muhammad et le CCIF, et ainsi de suite, la liste se fait longue.

La mise hors-circuit de toutes ces figures montantes participe en France d’un seul et même processus : priver ces minorités (musulmans, noirs, etc.) de toute personnalité et leader qui n’auraient pas été préalablement soit sélectionnés, soit approuvés par les pouvoirs en place.

On se souvient des propos de J. Edgar Hoover, le fascisant directeur du FBI pendant la guerre froide, déclarant à propos de Martin Luther King : « Quand nous en aurons fini avec ce ‘bon docteur’, il n’y aura plus jamais un autre Messie noir, à moins que ce soit nous qui le choisissions ».

On ne peut s’empêcher de trouver d’étranges mais certaines résonances avec ce qui se passe en France, toutes proportions gardées – nous n’en sommes pas en France à assassiner ces leaders minoritaires qui embarrassent, seulement à les flinguer politiquement et médiatiquement pour les retirer de la circulation, mais l’effet est bien le même.

Alain Gabon

Alain Gabon est professeur des universités et maître de conférences en Études françaises aux États-Unis. Il dirige le programme de français de l’Université Wesleyenne de Virginie et est l’auteur de nombreuses conférences et articles sur la France contemporaine et l’islam en Europe et dans le monde pour des ouvrages et revues universitaires spécialisés, des think tanks comme la Cordoba Foundation en Grande-Bretagne, et des médias grands publics comme Saphirnews ou Les cahiers de l’Islam.

13 février 2018 – Middle East Eye

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