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Sylvie Simmons. I’m Your Man. La vie de Leonard Cohen

Édité sous la direction de Jean-Paaul Liégeois. Traduit de l’anglais par Élisabeth Domergue et Françoise Vella. Paris : L’Échappée, 2018.

Lorsque Bob Dylan fut distingué par un prix Nobel de littérature – qu’il alla chercher à reculons, certains estimèrent que Leonard Cohen aurait dû l’obtenir à sa place. Ne connaissant pas in extenso l’œuvre de ces deux géants de la culture populaire, je ne me prononcerai pas.

Cette nième biographie de Leonard Cohen arrive à point : chaleureuse mais retenue, empathique mais juste, dans la proximité mais avec suffisamment de recul pour assurer une approche objective.

Ne jamais oublier que Cohen n’était pas étasunien mais canadien. Il est né en 1934 dans une banlieue plutôt aisée de Montréal, son père étant un tailleur de confection haut de gamme. Sa famille se rendait à la synagogue tous les samedis. Enfant, Leonard apprit l’hébreu. Mais il faudra de longues années avant que Leonard s’imprègne vraiment de judaïsme. Adolescent, c’est plutôt l’hypnose qui le passionne. La bonne de la maison, qu’il parvint à faire se dénuder, fut sa première victime.

C’est vers l’âge de quinze ans que la poésie, la musique, le sexe, la spiritualité « entrèrent en collision et fusionnèrent pour la première fois ». Á dix-sept ans, Leonard intègre l’université McGill. La littérature est sa matière favorite mais il obtient des résultats décevants. Tout comme en français. En 1955, il remporte néanmoins le premier prix d’un concours littéraire, un de ses textes étant publié dans une revue spécialisée. Déjà, l’émotion et la maturité poignent :

Encore enfant, les chrétiens m’ont raconté

Comment nous avons épinglé Jésus

Á même le bois tel un adorable papillon,

Et j’ai pleuré à l’ombre des Calvaires

Sur ces blessures de velours

Et ses pieds tendrement enlacés.

En 1956, paraît, avec l’aide de l’université McGill, un petit recueil magistral : Let Us Compare Mythologies, où l’on voit sourdre les obsessions du jeune homme pour l’amour, la religion, la poésie. Á la même époque, Leonard est entré dans une phase de grande dépression. Il s’essaie au jeûne, dans le souci ascétique de perdre du poids. Il découvre la Grèce où il achète une petite maison en 1960 tout près de Hydra. Cette demeure sera pour lui un ancrage épisodique mais essentiel.

Il est alors assurément nettement plus politisé que Bob Dylan. Á Cuba, attiré par la jeune expérience socialiste, il emprunte les pas de Lorca, son poète préféré. La violence le fascine : « Je voulais savoir ce que cela signifiait pour un homme de prendre les armes et de tuer d’autres hommes, et à quel point exactement cela m’attirait. C’est ce qui se rapproche le plus de la vérité. Je voulais tuer ou être tué. » Il se trouve d’ailleurs à La Havane le jour du débarquement de la Baie des Cochons.

Il vit à l’époque en Grèce avec la mythique Marianne mais doit se rendre longuement en Amérique du Nord pour faire bouillir la marmite.

Sa vie durant, une féconde réflexion sur l’inspiration le poursuivra : « Personne n’a de pensée originale. Les pensées originales surgissent et nous les revendiquons. Einstein était assez modeste pour dire que la théorie de la relativité lui était venue d’ailleurs. Nous aimons à penser que nous inventons ces choses, mais en fait elles se présentent à nous puis nous les présentons comme nôtres. » D’une chanson, il dira : « Je ne l’ai pas écrite, je l’ai subie ».

En 1966, il publie le roman Beautiful Losers (Les Perdants magnifiques), texte symbolique, expérimental, difficile d’accès, « excessif ». Il y voit un livre rédempteur, une « tentative de rachat de l’âme », une attaque contre toutes les divinités profanes de l’époque.

Après Marianne, l’égérie suivante est l’allemande Christa Päffgen, chanteuse et mannequin connue sous le nom de Nico. Elle a auparavant fréquenté Alain Delon, Brian Jones, Bob Dylan. Plus tard, elle partagera la vie de Maurice Garrel. Puis Leonard connaîtra une passion débordante pour la chanteuse et peintresse Joni Mitchell.

En 1969, Cohen fait deux rencontres « déterminantes » : la femme qui lui donnera deux enfants et l’homme qui fera de lui un moine bouddhiste. Suzanne Elrod a quinze ans de moins que Leonard. Adam, leur premier enfant, n’est pas « un enfant du hasard », selon Suzanne. Leonard, qui est très famille, est partagé entre son souci de paternité et son obligation patriarcale. Rien de tel pour le déprimer. D’autant qu’il sort à l’époque Live Songs qui ne rencontre pas le succès, même en Angleterre (le chanteur a longtemps eu plus de succès en Europe qu’en Amérique). Pour ce qui est du bouddhisme, malgré des années de pratique, de retraites et de stricte discipline, il ne cessera jamais d’être juif, estimant les deux religions compatibles.

Il est très ébranlé par la guerre du Kippour en octobre 1973. Il s’envole pour Tel-Aviv, volontaire pour s’engager dans l’armée israélienne (« quiconque affirme que je ne suis pas juif n’est pas juif » , chantait-il). Lucides, les autorités militaires lui demanderont de divertir les troupes. « La guerre est formidable », confie-t-il au magazine ZigZag. « C’est une des rares occasions où les gens peuvent révéler ce qu’ils ont de meilleur en eux, chaque geste est précis, chaque effort est efficace. C’est tellement économe en termes de gestes et de mouvements. »

Et puis, il y a l’improbable association avec le compositeur et producteur Phil Spector. L’inventeur du mur de son (un son riche, complexe, réverbéré, pris par un seul micro), qui donnera “ Da Doo Ron Ron ” ou “ River Deep Mountain High ” d’Ike et Tina Turner, où la chanteuse explose littéralement. Il en sortira Death of a Ladies’ Man, un disque que Cohen regrettera. Il faut dire que Spector lui avait interdit l’entrée des studios au moment de la post-production.

On sait que s’il ne devait rester qu’une chanson de Leonard Cohen, “ Hallelujah ” serait celle-là. L’originalité de ce texte est que Cohen explique que, si on écrit, c’est autant pour plaire aux femmes qu’à Dieu. Avec une plongée dans la technique : « J’ai entendu dire qu’il y avait un accord secret joué par David. Ça fait comme ça, la quarte, la quinte ». Il faudra cinq ans d’écriture à Cohen pour « harmoniser le chaos et transcender la dualité ». Et pour proposer cette merveille de chanson d’amour et de soumission :

Ta foi était forte mais tu avais besoin de preuves

Tu l’a vue se baigner sur le toit

Sa beauté et le clair de lune t’ont bouleversé

Elle t’a attaché

Á une chaise de cuisine

Elle a brisé ton trône et t’a coupé les cheveux

Et de tes lèvres elle a tiré l’Hallelujah

Devenue hymne universel, cette chanson « se prête à toutes les projections » (Bryan Appleyard). 29 millions de vue pour l’interprétation de Susan Boyle…

Et il y eut, entre deux séances de scientologie, d’autres femmes, de vrais engagements : la photographe française Dominique Isserman, l’actrice Rebecca de Mornay, la chanteuse Anjani Thomas.

Dans les années 2000, Cohen devient réellement très populaire. Il remplit des stades. Sa tournée de 2009 sera considérée comme la meilleure de l’année et rapportera 50 millions de dollars. Heureusement car, en 2004, son impresario Kelley Lynch avait détourné la même somme. Condamnée à dix-huit mois de prison, insolvable, elle ne remboursa rien. Peu de temps auparavant, apprenant que Marianne Ihlen était au plus mal, il lui écrivit cette bouleversant missive : « Nous sommes arrivés au point où nous sommes si vieux, nos corps tombent en lambeaux, et je pense que je te rejoindrai bientôt. Sache que je suis si près derrière toi, que si tu tends la main tu peux atteindre la mienne. Et tu sais que j’ai toujours aimé ta beauté et ta sagesse et je n’ai pas besoin d’en dire plus parce que tu sais tout cela. Je veux seulement te souhaiter un très beau voyage. Au revoir ma vieille amie. Mon amour éternel. Rendez-vous au bout du chemin. » Marianne Ihlen meurt deux jours après avoir lu la lettre.

Leonard Cohen s’installe désormais dans la grièveté de la mort. Il confie à son rabbin que tout ce qu’il a écrit était liturgie : « Comment produire une œuvre qui touche le cœur des hommes ? Nous voulons faire preuve de sérieux les uns avec les autres avec nos amis, dans notre travail. Il y a une sorte de volupté dans la gravité. C’est quelque chose dont nous avons profondément besoin. »

Atteint de leucémie aigüe, il décède le 7 novembre 2016. Il est inhumé dans un cercueil en pin ordinaire aux côtés de ses parents. Au moment de partir, il souhaitait que « les choses deviennent plus claires. »

I’ve worked at my work J’ai travaillé à mon ouvrage

I’ve slept at my sleep J’ai dormi mon sommeil

I’ve died at my death Je suis mort à ma mort

And now I can leave Et maintenant je peux m’en aller

(“ Mission ”, Book of Longing)

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