Il y a tout juste un an, le 16 novembre 2017, votre serviteur se fendait d’un article intitulé « A la découverte de l’eau mouillée », se réjouissant de voir les investigateurs des chaines TV « internationales », de concert avec de « grandes ONG », découvrir l’existence de marchés d’esclaves dans la Libye « libérée » de Kadhafi par les bombardements humanitaires des « grandes démocraties » de l’OTAN. L’auteur ne cachait pas son admiration devant la ténacité qu’il avait fallu à ces professionnels vétilleux pour mener à bien une traque sûrement harassante : n’avaient-ils pas mis six ans à déjouer les pièges des fabricants de fake news avant de voir les réalités dénoncées depuis longtemps par les « complotistes », images et témoignages à l’appui. Mieux vaut tard que jamais...Dans les médias, on a des urgences et...des contraintes.
Persuadé que nos limiers de l’humanitaire ne manqueraient pas de tirer des leçons de cet excès de zèle, l’optimiste que je suis émettait l’espoir qu’ils en viendraient dans la foulée à dévoiler enfin les ventes d’esclaves à Raqqah, « capitale » syrienne de Daech, l’exfiltration de terroristes de l’« organisation Etat Islamique », les exactions sans nom que la « coalition » américano-islamiste avait tolérées ; ou encore ses bombardements meurtriers sur Raqqah (réduite à un tas de ruines) ou Mossoul d’Irak. Tout en saisissant l’ampleur de la tâche, qui pouvait durer longtemps au rythme où vont les enquêtes de terrain des détectives du mainstream, l’auteur suggérait même de réparer un oubli : « Il serait enfin urgent de lever l’omerta sur le martyre du peuple du Yémen où toutes les infrastructures ont été détruites et où les Saoudiens et leurs alliés s’acharnent sur tout ce qui bouge, les Yéménites étant exposés aux bombes, à la faim et au choléra, dans un silence sidéral de la « communauté internationale ».
Miracle de la patience, toujours récompensée. Voilà qu’un an plus tard nos médias se mettent en branle dans la bataille compulsionnelle – domaine où ils excellent – autour de ce Yémen systématiquement ravagé, où les réfugiés et déplacés se comptent par millions, où les enfants, exposés à tous les dangers de la guerre, sont les premières victimes des épidémies et de la famine... Après tant de silence, il y a du pain sur la planche.
Encouragés sans doute par le grand élan de vertueuse fureur qui agite soudain l’appareil de production démocratique d’Outre-Atlantique, et par conséquent les dirigeants européens toujours à l’écoute, notre mainstream se réveille et condamne, avec une intransigeance que l’on aurait aimée en d’autres circonstances. La guerre sauvage que mènent au Yémen les Saoudiens du jeune Mohammad Ben Salman et leurs alliés (volontaires ou contraints) est désormais jugée « intolérable » à Washington. Elle doit donc cesser immédiatement, sous peine de graves sanctions contre les responsables de la destruction systématique de « l’Arabie Heureuse », du massacre de ses habitants et d’un ethnocide qui ne dit pas son nom. Dûment inspirés par leurs maîtres à penser et trop heureux d’avoir une cause présentable à se mettre sous la dent, les Européens opinent.
Rassurés, les médias peuvent exploiter à loisir un nouveau gisement d’eau mouillée, ponctuant leur accablement du soupir historique « Que d’eau ! Que d’eau ! », attribué au Président Mac Mahon en 1875 lors des crues de la Garonne. Qu’ils fassent écho au premier, arrivé trop tard pour « inventer » le Nouveau Monde, ou au second, qui ne le connaissait pas, nos modernes détectives devraient parfois penser à eux, ce qui les inciterait à « découvrir » l’Amérique telle qu’elle est et à méditer peut-être la réponse du Préfet à Mac Mahon : « Et encore, Monsieur le Maréchal, vous ne voyez que le dessus ». Si non è vero ...
Après un réveil aussi tardif, une question devrait normalement brûler les lèvres de nos investigateurs, mais étrangement elle ne semble pas leur venir à l’esprit : pourquoi tout à coup cette guerre oubliée soulève-t-elle la grosse colère de l’irascible Oncle Donald et les condamnations impitoyables de son aimable entourage ? Pourquoi réveille-t-elle soudain une telle soif de vérité au sein de l’appareil médiatique étasunien, alors qu’elle a été tolérée sinon ignorée, alimentée et encouragée par le pays depuis plusieurs années ? Il ne serait pas superflu de suggérer une piste de réflexion qui pourrait guider les aventuriers de la vérité perdue dans leur recherche effrénée.
Ce n’est pas d’hier que la performance démocratique du Royaume saoudite laisse à désirer, que son image est difficilement défendable. Il a même fallu une bonne dose de toupet à l’administration Trump pour présenter Mohammed Ben Salmane, prince- héritier désigné et terminator du régime wahhabite, comme l’espoir du réformisme arabe, le phare qui doit guider l’Orient sur des sentiers de lumière.
Comme on le sait, l’Arabie est un partenaire stratégique des Etats-Unis depuis la signature en 1945 du Pacte du Quincy (renouvelé pour soixante ans en 2005 par Debeliou Bush). Elle est aussi, et davantage encore depuis l’abandon de l’étalon-or par Richard Nixon en 1971, le pilier de leur suprématie financière. Pompant et pompant toujours comme les Dupont et Dupond de la bande dessinée, elle dépense par centaines de milliards les pétrodollars de sa fabuleuse richesse afin de les dépenser...chez son protecteur, notamment en armements inutiles (sauf pour détruire le Yémen). Et depuis l’arrivée au pouvoir de l’oncle Picsou, on badine moins que jamais à Washington avec la continuité de ce flux inépuisable de recettes. L’équipe de Trump, qui renforce au fil des mois sa fibre neocon, a trouvé en Ben Salmane un interlocuteur sensible à la modernité étasunienne et apparemment réceptif au langage direct et viril. On se souviendra des centaines de milliards de billets verts soutirées au Royaume wahhabite pour des achats de matériels militaires et des investissements divers (pour créer des emplois...outre-Atlantique) et combien de centaines encore, arrachées au Prince héritier pris au piège du parrainage étasunien dès son arrivée aux affaires. Le régime saoudite « ne tiendrait pas quinze jours sans notre appui », n’hésite pas à déclarer Trump, peu porté par sa vision – America First – à l’indulgence ou aux cadeaux, bien au contraire. Il est de toute façon sans illusion sur un allié qu’il est bien décidé à traiter comme une vache à lait. Dans un livre publié en 2011 (Time to Get Tough : Making America #1 Again), notre ami Donald écrivait déjà : « L’Arabie Saoudite est le plus grand bailleur de fonds du terrorisme. Elle canalise nos pétrodollars, notre propre monnaie, pour financer les terroristes qui cherchent à détruire notre peuple, alors que les Saoudiens comptent sur nous pour les protéger. »
Aux yeux de Trump et de son pays profond, l’Arabie réduite à un gigantesque réservoir à pétrole et/ou à un distributeur de « cash », qu’elle soit vieille alliée ou non, n’a plus son importance de naguère. La dépendance des États-Unis à l’or noir n’est plus ce qu’elle était, et une approche cynique qui ne laisse pas de place au sentiment a fait le reste : le Royaume saoudite n’est guère plus qu’un simple allié parmi d’autres (Turquie, Israël, Egypte...). MBS, comme on le désigne dans le raccourci anglo-saxon, n’a sûrement pas oublié l’humiliante façon dont il avait été traité lors de son long périple aux États-Unis, pourtant censé conforter son statut de prochain occupant du trône. Très récemment, il ne cachait pas sa mauvaise humeur, rappelant que l’Arabie payait bel et bien avec son argent les armes livrées par les Etats-Unis.
C’est dans ce contexte qu’est survenue la ténébreuse affaire Khashoggi, qui aura enflammé le monde médiatique arabe et occidental. Les tenants et aboutissants de cette histoire impliquent trois Etats : l’un fait rêver, l’autre fait fantasmer et le troisième ne fait pas rire. Les chefs d’Etat en cause ont des affinités : Trump, Mohammad Ben Salmane et Rajeb Erdogan sont réputés imprévisibles, impulsifs, retors, pas très fiables, sans scrupules. Au-delà des inconnues d’une enquête qui s’annonce acrobatique et à défaut de faire écrire à titre posthume Khashoggi, homme de l’ombre, qu’Omar ou Bilal m’a tuer, le prodige qui sortira du chapeau ou des turbans de ces manipulateurs apparaîtra certainement comme une « vérité de compromis ». Les trois sont lancés dans une partie de billard à quatre bandes, se démarquant ainsi comme ceux « à qui pourrait profiter le crime ». Khashoggi était saoudien, non pas dissident mais opposant à MBS et proche des Frères Musulmans. C’est à Istanbul, dans le consulat saoudien, qu’il a été assassiné, et Erdogan s’est démené comme si la victime était un proche parent. Recyclé en « journaliste démocratique », Khashoggi intéressait l’Amérique, et Trump a manifestement considéré le crime comme une affaire d’Etat. Aux Etats-Unis, rien de ce qui concerne l’Arabie n’est étranger, mais tout ce qui touche de près ou de loin à Ben Salman est sujet à controverse dans les cercles du pouvoir, alimentant le conflit (ouvert ou larvé) entre les proches du président dont MBS est le « poulain » et les nostalgiques du néo-conservatisme traditionnel. L’affaire Khashoggi en témoigne.
Il reste que la cible est clairement identifiée : c’est l’Arabie saoudite, incarnée par le jeune prince dominateur et sûr de lui dont le vieux Roi Salmane a fait le souverain de facto, ne serait-ce que par abus de faiblesse. L’image du Royaume, déjà hantée par les têtes tranchées et les flagellations, aura subi un dommage irréparable dans cet épisode glauque qui excite les humoristes. Un homme portant un nom connu, qui rentre dans un consulat en entier pour ne plus réapparaître, laissera sur l’avenir de son pays un impact que ses écrits n’auraient jamais eu. Le destin tragique de Khashoggi pourrait dans l’immédiat porter un coup fatal à la carrière de MBS, le soi-disant « réformateur » qui en faisait trop et avait la main trop lourde sur ses congénères de la famille royale. Il est évident en tout cas que Ben Salmane devra payer cher non seulement la survie de son alliance avec Washington, mais sa survie au meurtre de Khashoggi, illustrant ainsi la formule connue : « il ne fait pas bon être l’ennemi des Etats-Unis, mais il est deux fois plus dangereux de les avoir pour amis ».
Pour Erdogan, qui se sera tant agité autour de « l’enquête », il semble évident que les Saoudiens sont les responsables et qu’il faut maintenir la pression afin que leur rôle apparaisse sans ambigüité, sans toutefois que le Roi soit jamais épinglé. Deux préoccupations inspirent sans doute le néo-calife. La première est de mettre l’Arabie en difficulté et d’imposer l’option turque des Frères Musulmans face au wahhabisme, sans rompre pour autant l’alliance stratégique scellée à l’occasion des « révolutions », notamment dans le cadre de la guerre syrienne. La deuxième est d’avancer ses pions géostratégiques dans la compétition feutrée mais violente pour la direction de l’islam sunnite, entre la monarchie gardienne des Lieux Saints et l’héritier du pouvoir ottoman, qui ne cache pas son ambition de rétablir le Califat.
On notera avec intérêt le silence de la Russie, qui multiplie les égards en direction de Riyad, celui de l’Iran, pointé comme ennemi par l’Arabie comme par l’Amérique (mais partenaire de la Turquie) et celui de la Syrie (qui se dit « non intéressée »). Israël, nouvel ami de l’Arabie et des émirs du Golfe, ne cache pas son inquiétude de voir Ben Salman déstabilisé.
Dans ce contexte, la monarchie saoudite se sent piégée et reste sur la défensive...Qui paiera le prix au plan interne ou au plan externe ? MBS, déjà menacé par tel ou tel candidat à sa succession et qui s’est fait une multitude d’ennemis, donnant l’impression de rater ses entreprises ? Son entourage proche ? Ou l’Arabie en tant qu’Etat ? En tout cas, les dirigeants de Riyad feraient bien de prendre au sérieux les plans de morcellement gravés sur les grimoires des neocons israélo-étasuniens : ne lui réservent-ils pas le même avenir qu’au malheureux Yémen, en danger de partition ?
C’est parce qu’elle était couverte par le consensus américain et la complaisance occidentale que la coalition saoudienne a pu détruire et massacrer à loisir. En revanche, les « rebelles » houthites, présentés comme des fantoches de Téhéran, sont des ennemis indiscutables de nos « partenaires » wahhabites et méritent la famine, la maladie et la mort, comme d’ailleurs les populations qui les soutiennent. Leurs épreuves étaient donc « justifiées » jusqu’au jour où la Papauté du Potomac a proclamé sans préavis que ce martyre infligé à un peuple entier était moralement condamnable. Il a fallu alors changer son fusil d’épaule. Oublié le silence des médias, à la trappe les livraisons de matériel militaire à l’Arabie. Il n’y a pas si longtemps, Trump signait un contrat de 460 milliards de dollars avec les Saouds, permettant que des armes américaines soient utilisées pour des crimes de guerre contre des civils yéménites...
La France serait-elle d’ailleurs au-dessus de tout soupçon en la matière ? Pour quelque temps, la catastrophe humanitaire en cours au Yémen sera peut-être à la une des gazettes et sur les ondes positives que l’on partage ici ou là sur les écrans. Malheureusement, les médias de l’Occident n’ont toujours pas découvert les États-Unis telle qu’ils sont : ils les respectent trop pour reconnaître leur goût prononcé pour les plans tordus ou les projets vicieux, dans lesquels ils ne que les produits de la cervelle imprévisible de Trump. Tout naturellement, ils épousent les pulsions, les lubies, les ambitions, les pudeurs, les hypocrisies de la pieuse démocratie « néoconservatrice ». Ils ne reçoivent certes pas d’ordres, ils comprennent instinctivement ce qu’il faut penser et ce qu’ils doivent écrire. C’est la règle impitoyable du bercail atlantique et il ne fait pas bon y déroger si l’on a une carrière à poursuivre ou une famille à nourrir. Ce suivisme s’applique également aux sympathies ou antipathies : a priori, les ennemis des EU doivent être les nôtres, tout comme ses alliés ne peuvent qu’être nos amis.
Analyser les fondements de la tragédie yéménite ou rechercher les pourquoi de la guerre syrienne ? Ce serait sans doute trop en demander aux médias de la pensée unique. Ne leur suffirait-il pas pourtant de resituer les deux conflits, comme tous ceux en cours, dans leur contexte géopolitique et historique pour enfin comprendre... ?
Vu par la lorgnette des neo-cons qui l’inspirent depuis un quart de siècle, l’Occident a pour vocation de disputer à l’Eurasie russo-chinoise la maitrise de la planète. Et la déconstruction du monde arabo-musulman, qui sépare ces deux ensembles, est une condition imposée par la géopolitique. Pour les islamistes radicaux également, la décomposition des Etats de cette « ceinture verte musulmane » en entités ethniques ou confessionnelles est le passage obligé vers la création d’une bouillie d’Emirats, étapes vers la refondation d’un Etat islamique ou le rétablissement du Califat. C’est le « Grand Moyen-Orient » dont Debeuliou avait entrepris la « démocratisation » forcée, à coups de bombardements humanitaires et de chaos créateur. Les résultats sont connus.
Au centre de ce riche terrain de jeux et d’aventures, trône la zone communément définie comme Moyen-Orient, allant de la Russie à la péninsule arabe, et de la Perse à la Méditerranée. On y trouve Israël, l’Iran, la Turquie et les pays arabes, tous condamnés à la coexistence ou à la compétition, certains à la lutte pour la survie. Mais on doit compter aussi avec l’omniprésence traditionnelle des Etats-Unis et de leurs alliés et celle de la Russie renaissante.
Le Moyen-Orient, ce n’est rien d’autre que la « zone des cinq mers », évoquée dès 2004 par Bachar Al Assad comme une plaque tournante dont la Syrie pourrait devenir le hub. Et il est un fait que le « cœur battant de l’arabisme » s’est avéré être l’épicentre de la confrontation universelle globale dans laquelle s’inscrivent la tragédie du Yémen et les autres conflits du moment, confrontation dont l’issue sera déterminante pour le nouvel ordre mondial. Seule cette explication, à l’exclusion de tout autre, est de nature à rendre compte des réalités actuelles et du déroulement des événements dans leur intégralité.
Dans ces conditions, comment ne pas conseiller aux sceptiques de se pencher, une fois au moins, sur l’appel que lançait en 2003 l’universitaire palestinien (né à Jérusalem et naturalisé étasunien) Edward Saïd (1935-2003), qui écrivait dans ses Réflexions sur la condition arabe : « Qu’il le veuille ou non, le peuple arabe est aujourd’hui confronté à un assaut général lancé contre son avenir par une puissance impérialiste, l’Amérique, qui agit de concert avec Israël pour le pacifier, le soumettre et finalement le réduire à un ensemble de petits fiefs en guerre entre eux, sous des chefs dont l’allégeance première n’ira pas à leur peuple, mais à la grande superpuissance et à son représentant local. Ne pas comprendre que tel est le conflit qui va déterminer le destin de notre région pour des décennies, c’est s’aveugler volontairement ».
Michel Raimbaud