Lorsque Simon Leys publia Orwell ou l’horreur de la politique en 1984, je résidais en Afrique de l’Ouest et je m’étais attelé à la rédaction d’une longue thèse sur Orwell. Je lui écrivis à propos de son livre très subtil car je ne partageais pas toutes ses analyses. Nous échangeâmes quelques courriers. Il me répondit (sous la signature de Pierre Rickmans) avec beaucoup de gentillesse et de manière très constructive.
Comme beaucoup de gens de ma génération (disons celle de Gérard Miller), j’avais été ébranlé par Les habits neufs du président Mao, publié en 1971. Non que j’aie jamais été tenté par le maoïsme, ni pour la Chine, ni surtout pour la France : la vision de centaines de milliers de personnes agitant en défilant un petit livre (dont j’avais lu une traduction française) à la pensée aussi élaborée que celle d’un livre de cuisine de seconde catégorie, me glaçait, même si elle pouvait faire frémir de contentement les maolâtres Serge July ou Philippe Sollers. Je m’étais dit que Leys avait deux grands avantages sur Maria-Antonietta Macchiocchi qui avait publié un De la Chine après un voyage très « villages Potemkine » : vivant à Hong Kong et connaissant parfaitement le chinois, Leys s’était vite rendu compte que la prétendue « révolution culturelle » avait beaucoup moins à voir avec la quête d’un homme nouveau qu’avec de banales luttes intestines de palais. Rien de glorieux dans la posture d’un Mao qui avait perdu le pouvoir et qui s’efforçait de le récupérer par les moyens les plus pendables qui fussent. Dans cet ouvrage, Leys règlait leur compte aux maoïstes occidentaux de manière cinglante : « Le maoïsme occidental est effroyablement suspect ; un luxe de gens riches, tout le contraire de ce que j’avais admiré à Singapour, c’est-à-dire des gens pauvres et talentueux qui compromettaient leur carrière. » Le maoïsme des occidentaux était un « caprice de riches, un luxe ! »
À l’extrême gauche le livre de Simon Leys fut voué aux gémonies, tout simplement parce que, vingt-cinq ans après Orwell, le sinologue belge répétait que voir ce qui est juste « devant son nez » (“ In Front of Your Nose ”) est un combat de tous les instants et non une évidence naturelle. Il est tellement facile, disait Orwell, lorsqu’une croyance imbécile est mise en pièces par les faits, de faire comme si elle nous avait toujours été étrangère. Le raisonnement politique, ajoutait l’auteur de 1984, est un monde non-euclidien où la partie peut être plus importante que le tout et où deux objets peuvent être simultanément à la même place.
Cela dit, et bien qu’il ne s’en soit jamais laissé compter, Leys a toujours écrit à partir de quelque part. D’un lieu difficile à cerner. L’axe gauche-droite n’est pas tellement pertinent chez lui. Je vois plutôt une posture d’idéaliste qui convoque certains faits et pas d’autres pour corroborer ses idées ou ses intuitions (« le nazisme est un phénomène de l’Allemagne méridionale et de l’Autriche »). Alors il peut lire Céline en érigeant un Mur de Berlin entre les chefs-d’œuvre et les immondices. Le problème est que Le voyage au bout de la nuit contient à la fois des éléments de pensées racistes et anticolonialistes, et que chaque ligne de ce monument annonce le Vichyste fou de la suite. Parce que, contrairement à ce que postule Leys, il a une foultitude de « points de contact, de contamination » entre les opinions politiques et l’œuvre littéraire. Comment, à un autre niveau, expliquer l’admiration sans bornes que Leys a constamment voué à Jean-François Revel ? Un philosophe inclassable – il était contre l’existentialisme, le structuralisme, le lacanisme et j’en passe) – mais n’est pas Nietzsche qui veut, et un politique bien peu fulgurant qui avait rompu avec les socialistes et François Mitterrand qu’il voyait phagocytés par les communistes et qui, donc, selon lui, n’accèderaient jamais au pouvoir.
Il faut prendre Simon Leys (et Pierre Rickmans, mais lequel est le double de l’autre ?) comme il est : un homme à la fois brut de décoffrage qui avance avec l’assurance et le culot d’un enfant bien né, et un intellectuel d’une finesse et d’une culture immense, inquiet car, plus il apprend, plus il comprend que tout reste à découvrir.
Comme tous les ouvrages de Leys, celui-ci – qui n’avait pas vocation à être un livre puisqu’il s’agit d’une correspondance sur plusieurs années – est d’une richesse très stimulante. Quand il évoque les États-Unis en 2002, il reproche à Revel (une fois n’est pas coutume) de ne s’intéresser qu’aux riches, à ceux qui ont réussi. Il justifie son obsession anti-américaine : « L’Amérique est effrayante. Son déséquilibre interne me paraît extrême et entraîne, je crains, une inimaginable fragilité. Cela nous concerne de près : elle est un miroir du futur ; elle représente notre avenir, si toutefois nous avons encore un avenir. »
Si des gens de la trempe de Leys n’avaient pas le droit d’égratigner leurs collègues, le monde serait bien triste. L’ego de BHL le fait « doucement rigoler ». Il est « tout, sauf fou ou vrai » tandis que Houellebecque est « fou mais vrai ». Cela dit, ce qui domine chez Leys, c’est l’esthète, le critique et théoricien de la littérature. Il n’emporte pas toujours la conviction parce qu’il ne parle pas de nulle part et parce qu’il a ses chouchous et ses détestations, mais ce qu’il dit importe toujours : « L’art n’ayant, à strictement parler, pas de contenu moral devient aisément l’innocent otage d’idéologies perverses. » Ou encore, en poursuivant le sillon d’E.M. Forster : « Tout artiste qui accomplit une œuvre vraiment belle se rend compte qu’il n’en est pas l’auteur : il n’en est que le canal, ou le medium. Ce mot de Bernanos considérant Le Journal d’un curé de campagne (qui est effectivement un chef-d’œuvre) : « j’aime ce livre comme s’il n’était pas de moi. […] Ce que l’auteur veut dire, il peut le dire lui-même – pas besoin d’un critique pour ça. Le rôle du critique, c’est de révéler et d’expliquer tout ce que l’auteur est incapable de dire, car il l’a exprimé sans le savoir. C’est le sublime paradoxe d’Unamuno, prenant la défense de Don Quichotte CONTRE Cervantès (qui n’a pas vraiment compris son génial personnage). » Sa réflexion sur la maladresse nécessaire de l’artiste authentique est féconde : l’habileté de l’artiste est exposée au « danger de la vulgarité : la virtuosité facile, les trucs et ficelles etc. Le sommet de l’habileté, c’est de posséder une technique si parfaite que l’artiste lui-même puisse l’oublier et retrouver alors une maladresse – nourrie, elle, d’expérience, et de savoir. Cette maladresse-là est une qualité suprême et inimitable. » Ou encore ceci, même si c’est à ses yeux un peu schématique, à propos de la différence entre le romancier et l’essayiste : « La force du romancier tient dans ce pouvoir de dire bien plus (et autre chose) que ce qu’il croyait dire. La force de l’essayiste, c’est de dire clairement et complètement ce qu’il avait l’intention de dire. Chez l’essayiste, c’est l’intelligence lucide qui doit être constamment au poste de commande, et conserver le complet contrôle de l’écriture. Le poète, le romancier, lui, doit trouver le moyen de se mettre en état de disponibilité, ou de transe, ou de grâce (son intelligence doit se tenir un peu en retrait. » Raison pour laquelle, par exemple, il admire le Sartre de La Nausée alors qu’il se méfie de l’essayiste politique qui ne s’intéresse pas au « côté concret de la vie ». Ce que Sartre voit, en URSS, en Chine ou ailleurs, n’est que la confirmation d’une « vision préalable ». Pour ce qui est de la Chine, Leys a d’abord adhéré, puis il est allé voir. Ce qu’il a le plus affligé, vers la fin de sa vie, c’est la manière très orwellienne dont les autorités sont parvenues à éradiquer de la mémoire les événements de Tien’anmen, « en parvenant à les effacer des générations plus jeunes. »
Comme tous les anglicistes de ma connaissance – et le professeur Rickmans en fut un de haute volée – Leys adorait David Lodge, moins « génial » qu’Evelyn Waugh, mais maître, comme tant d’écrivains britanniques, dans l’art de « raconter une histoire totalement vraie. » Leys loue le réalisme des Britanniques qui n’exclut ni la poésie ni le mystère. Mais je crois que Leys se trompe quand il affirme qu’on ne sait rien de ce que pensait Shakespeare et que, par conséquent, ses œuvres « atteignent l’anonymat ». Il existe des constantes, des lignes de force qui permettent de dire, par exemple, que Shakespeare était royaliste et non républicain, qu’il reconnaissait l’ordre “ naturel ”, c’est-à-dire divin, des choses, qu’on ne pouvait pas s’en prendre impunément au souverain. Bref, et pour simplifier, qu’il était un conservateur éclairé. Comme Leys.
Il n’empêche : neuf fois sur dix, son jugement est d’une grande sûreté. Cocteau a écrit une cinquantaine de vers inoubliables. Leys les connaît tous :
Rien ne m’effraie plus que la fausse accalmie
D’un visage qui dort ;
Ton rêve est une Égypte et toi c’est la momie
Avec son masque d’or
La quête morale de Leys est celle, spéculaire, de l’honnêteté. Comme Orwell, il cherche ce qu’il y a de moral dans l’autre pour être soi-même meilleur. Je retiens sa mention de Vargas Llosa, passé de l’extrême gauche à une droite dure. Il note que, dans son Dictionnaire de l’Amérique latine, le prix Nobel n’a rien renié de sa ferveur de jeune homme pour Guevara.
Admirer avec sagacité, critiquer avec tendresse. Tel fut son chemin.
PS : une erreur de Leys qui m’a chagriné. Orwell n’a jamais dit que, concernant le fascisant Ezra Pound, il fallait le fusiller et garder son œuvre. Son approche du poète étasunien était bien plus subtile. Pound a trahi pour des raisons de prestige, estimant que son inégalable génie n’était pas suffisamment reconnu. Il haïssait la Grande-Bretagne et les Etats-Unis et s’estimait victime d’une conspiration du monde anglophone. Orwell espérait que les autorités étasuniennes ne mettraient pas la main sur lui et ne le fusilleraient pas comme ils avaient menacé de le faire.
Simon Leys. Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Lettres à Pierre Boncenne. Paris, Philippe Rey, 2015.