R – Salut Ysengrin. Ça fait plaisir. Comment vas-tu ? Ça fait une paye !
Y – Bien ! Je suis en forme. Comme tu peux en juger. Et toi, Rex ?
R – On fait aller. On fait au mieux avec les changements survenus ces dernières années.
Y – Changements ? Quel bel euphémisme !
R – Je sais. J’ai parfois honte. Le boulot n’est plus ce qu’il a été. C’est sûr, cela ressemble à du remplissage, à du bourrage de mou. C’est vraiment devenu un taf comme les autres.
Y – Tous les métiers sont respectables. Mais avoir une éthique est consubstantiel au…
R – Tu sais bien que la presse va mal. Les supports sont en pleine mutation...
Y – C’est surtout le journalisme qui est malade. À qui la faute ?
R – On est tous responsables.
Y – Les fautes collectives n’engagent personne. Facile à dire. Mais, coupables, certains le sont plus que d’autres.
R – Avec les fils invisibles qui nous lient aux actionnaires, avec l’emprise des annonceurs telle l’épée de Damoclès, avec le lectorat versatile, le métier...
Y – Avec cette frénésie stérile, cette course à l’immédiateté,...
R – Avec tout cela, le métier est devenu compliqué. Il ne reste plus beaucoup de place, de temps pour l’investigation, pour écrire, décrire les relations entre les événements.
Y – C’est pourtant l’essence du métier. Tu vas me dire que la presse est un commerce (2) comme les autres.
R – On vend bien au public les paroles de la couleur dont il veut.
Y – Je te parle de journalisme. Celui-ci est fait pour éclairer, et non pour flatter les opinions.
R – Sans presse, il n’est point...
Y – Quelle presse ? Les pages ont l’air pleines, elles semblent contenir des idées, mais qu’on y mette un tant soit peu d’attention, ce ne sont que robinets d’eau tiède qui glougloutent (3).
R – C’est...
Y – Nous ne sommes pas des marchands de phrases (2).
R – Si, un peu. Nous écrivons des articles lus aujourd’hui,...
Y – Oubliés demain (2), je sais.
R – Mais, dans ce magma, l’initié trouvera toujours l’information vraie...
Y – Il y a trop de ces rienologues (3), tous ces bons apôtres de la bourgeoisie triomphante.
R – Oui, je te le concède, le terme de journaliste est facilement galvaudé.
Y – Il y a un choix apparent, un semblant de diversité. Mais, en vérité, au silence sont réduites les voix discordantes.
R – Il est indéniable qu’il est une pensée dominante, voire hégémonique.
Y – La presse est admirable et sublime...
R – … quand elle assène un mensonge (3). Tu vois, je sais encore mes classiques.
Y – Il revient au journaliste de conquérir, de préserver sa liberté (4), son libre arbitre. C’est une question de volonté...
R – Question volonté.. Au fait, j’aurais voulu te dire... Voilà. Quand tu as été banni, en 2006 (5), j’ai pas... Avec la famille... L’aînée qui allait rentrer en fac... Les emprunts sur le dos. J’ai pas...
Y – C’est...
R – Non, sincèrement. J’aurais voulu t’apporter mon soutien. Mais, tu sais, la situation était difficile pour tout le monde.
Y – Enfin, tu veux dire pour la majorité écrasée, humiliée. Mais que fais-tu de la minorité et ses serviteurs ?
R – Tu me connais. Je partage ton idéal, j’ai partagé ta dénonciation du « délicieux despotisme ». Mais il est des fréquentations qui posent question...
Y – Je n’ai fait que mon travail de journaliste. Il est juste de donner la parole à l’accusé, non ?
R – L’accusé ? Ce type avait quand même du sang sur les mains !
Y – Tu vas pas me faire, toi aussi, le coup de l’ami du tyran ?
R – Il est difficile d’être à contre-courant, surtout maintenant. On est tous sur des sièges éjectables.
Y – J’en sais quelque chose et pourtant, tu vois, je n’ai pas varié. J’ai été viré de quotidiens, éjecté des studios, expulsé de l’université.
R – C’est sûr, la sortie de ton livre a suscité un malaise certain au sein de la « Société des Rédacteurs »...
Y – Ceux qui me jugèrent l’avaient-ils lu ? Non, bien sûr !
R – Bien sûr, il eût été...
Y – Non ! Il m’a été répondu que l’on ne peut pas donner la parole à un dictateur, dans cet honorable quotidien. Il m’a été impossible d’argumenter que, déjà, le couperet était tombé.
R – Je reconnais. Cela a fait un peu chasse aux sorcières.
Y – Comme d’autres avant moi, j’ai été ostracisé. Comme quelques-uns, j’ai conservé l’essentiel...
R – À l’évidence, tu n’as rien perdu de ta vivacité, de...
Y – Dis-moi, j’ai remarqué cette marque autour de ton cou ?
R – Ce n’est rien. C’est la vie.
Y – Je vois. Alors continue ton labeur, « quant à moi, je ne voudrais pas d’un royaume au prix de ma liberté » (« Le chien et le loup », Phèdre) (6).
« Personne »