Début septembre, lors d’une promenade en forêt, je trouve au pied d’un grand pin quelques plumes étonnamment colorées, aux reflets bleu-vert et orangés : ce sont celles d’un guêpier (qui a probablement été la proie d’un faucon, dont j’aperçois un peu plus loin une longue plume zébrée), magnifique oiseau migrateur qui quitte l’Europe à la fin de l’été – guêpes et abeilles dont il se nourrit ayant disparu – pour rejoindre l’Afrique en colonie.
Après quelques recherches sur l’espèce, j’apprendrai qu’il s’agit là d’un oiseau nicheur monogame, c’est-à-dire que le mâle adulte, à la saison des amours, se choisit une partenaire pour la vie, après une parade nuptiale (faite de chants et d’offrandes d’insectes notamment) qui s’apparente à une « cérémonie de mariage » – ou de « consentement » – selon les diverses observations qu’on a pu en faire.
En regagnant mon quartier, qui est une terre de football (le grand stade municipal y étant implanté), je salue quelques anciens élèves parmi un groupe d’ultras partis encourager l’équipe locale, chantant en chœur leur soutien indéfectible, « jusqu’à la mort », au club, autant que leur amour sans faille pour la ville. Cette puissante certitude, sans doute renforcée par l’instinct grégaire, a quelque chose de profond, d’émouvant, mais pourquoi une telle dévotion aveugle ?
Ceci m’amène alors à réfléchir à la notion de fidélité. Non seulement dans le domaine des relations humaines, interpersonnelles (être fidèle à l’autre), mais aussi dans le domaine des idées – c’est-à-dire, en quelque sorte, des relations « intrapersonnelles » (être « fidèle à soi-même ») –, étant entendu que chacun de nous est un producteur – ou simple porteur – d’idées, qu’il tient d’un ensemble de facteurs environnementaux (origine sociale, éducation, fréquentations, etc.) et d’expériences (affectives, professionnelles, etc.).
Peut-être plus que n’importe quel autre principe, la fidélité apparaît comme une condition première à l’harmonie d’une société – d’un point de vue collectif –, autant qu’à l’épanouissement d’un être – d’un point de vue individuel. Mais d’où nous vient ce principe, aussi fragile qu’essentiel ? Est-il naturel ou construit ? En quoi le guêpier est-il monogame, et donc, plus ou moins malgré lui, fidèle à sa partenaire ? Le mariage des humains ne relèverait-il donc pas d’une simple norme culturelle, mais d’une nécessité anthropologique plus profonde ?
Je me trompe peut-être (et j’aimerais me tromper) mais j’ai l’impression d’observer depuis quelque temps une crise du couple, provoquée en partie par l’hypercommunication virtuelle qu’impose l’utilisation des smartphones et diverses messageries instantanées. Nous avons tous vu ces amoureux (parfois parents), face à face ou côte à côte, qui ne s’adressent ni un regard ni un mot (pas même un baiser), chacun préférant tripoter son téléphone portable comme si l’autre, physiquement, n’était pas digne d’intérêt. Comme si le monde ne se vivait plus qu’à travers un écran, avec ses fonctions « ajouter » et « supprimer ». Ces amoureux-là me semblent effroyablement nombreux, non ?
Que dire des nouveaux diktats de séduction véhiculés par les réseaux sociaux de type Instagram et TikTok, où une pose lascive et un arrière-train féminin mis en valeur suffisent à rendre amoureux des milliers de « likers » en rut ?... En ce sens, je crois que la seule question qu’il convient de poser à l’autre, pour être certain du choix de son ou sa partenaire, est la suivante : « Qu’as-tu à offrir au monde ? ». Qu’as-tu à offrir de plus qu’un généreux décolleté ? Qu’as-tu à offrir de plus qu’une belle bagnole ? Des principes ? Un savoir-faire ? Des connaissances ?
Si la réponse se fait trop attendre, c’est que la relation n’est, dans une large mesure, que charnelle et/ou matérielle. Donc sans grand intérêt pour la collectivité. Si toutefois l’on envisage le couple, à terme, comme une unité productive en faveur du bien commun ; l’éducation (ou la formation) étant à mon sens le plus précieux des biens après la santé. Et pour éviter de me faire injustement taxer de conservatisme crasse, je précise que j’inclus ici, dans les nécessités de la perspective et de l’engagement, le couple homosexuel, bien que le considérant comme contre-nature donc voué à la marge d’un point de vue anthropologique. Souvenons-nous : « Qu’avons-nous à offrir au monde ? »...
On en vient à la notion de propriété, que la société capitaliste et son culte de la consommation ont hissée au sommet de l’échelle des valeurs, discriminant les gens non plus selon leur aptitude à faire et à bien faire (ou faire le bien), mais – pour résumer grossièrement – selon leur aptitude à posséder. Seulement, cette recherche – plus ou moins illusoire – de la possession matérielle n’a-t-elle pas pour fonction de se substituer à l’impossible possession du corps de l’autre ? Pourquoi tant de conflits liés à la jalousie ? Qu’est-ce que la jalousie sinon la peur de la trahison ?
Ainsi, la propriété du corps serait le tabou ultime, irrésoluble, de toute société. Et le mariage (ou du moins l’engagement formel) serait une réponse culturelle, dogmatique et sacrale (plus prosaïquement, administrative), à ce tabou, évitant donc la dispersion généralisée des populations et, par là même, le chaos et la souffrance des trahisons à tout-va. Sauf si l’on considère l’exclusivité du consentement et d’une union entre deux êtres comme relevant d’un phénomène « biologique » constitutionnel, primitif, à l’image du couple de guêpiers. L’« âme-sœur » est-elle une croyance ou un besoin ? Sans doute y a-t-il un peu des deux.
Mais laissons à présent de côté ces considérations autour de l’intimité. À propos de fidélité dans le domaine des idées, une question me semble déterminante pour juger de la cohérence de celles-ci : « L’adulte que je suis est-il fidèle à l’enfant que j’étais ? ». Étant entendu qu’être fidèle à soi-même ne signifie pas être fidèle à son ignorance (enfantine), mais à son potentiel, ce qui est tout à fait différent : ce qui fait la noblesse de cette fidélité, c’est avant tout le respect d’une certaine authenticité en soi. On pourrait appeler cela, plus simplement, « honnêteté ».
Dans le domaine professionnel aussi, où la chaîne hiérarchique a son importance, la notion de fidélité – fidélité à une mission donnée – détermine la réussite d’une tâche, permettant de distinguer le fonctionnel du dysfonctionnel. Ainsi, le boulanger fonctionnel, fidèle à la mission de servir, vendra à son client un pain frais de qualité à un prix raisonnable, tandis que le boulanger dysfonctionnel n’hésitera pas à lui vendre un pain coûteux, sans saveur, à la pâte congelée. De la même façon, le médecin fonctionnel, fidèle à la mission de soigner, prendra le temps d’écouter et d’ausculter son patient, tandis que le médecin dysfonctionnel lui prescrira machinalement tout un tas de médicaments plus ou moins utiles, plus ou moins nocifs, ne faisant qu’entretenir la santé des laboratoires pharmaceutiques dont il est, volontairement ou non, l’agent.
Cependant, la fidélité a aussi, bien évidemment, ses limites : être fidèle à un crétin de supérieur ou à un escroc d’employeur revient en quelque sorte, dans le domaine privé, à rester fidèle à une nymphomane volage (ce qui relèverait de l’emprise et donc du comportement pathologique). Le bon sens est ici requis ! Aussi, toute la question est de savoir premièrement pour quoi l’on s’engage, et deuxièmement à quoi ou à qui l’on entend rester fidèle... Et ceci nécessite d’abord de connaître les choses et les gens. C’est-à-dire, s’efforcer de savoir ce qu’il y a derrière l’image, derrière l’écran.
Celui qui se qualifie de libertaire – ou même de « libertaire légaliste » – pourrait être tenté de penser que la notion de fidélité est contraire à (ou du moins contradictoire avec) l’idée de liberté. Or, avec l’expérience, celui-ci s’apercevra qu’il convient de distinguer la liberté puérile (ou irresponsable) de la liberté adulte (responsable). La liberté puérile étant celle de n’être fidèle à rien ni personne par rébellion ou par égocentrisme ; la liberté adulte étant celle de choisir son objet de fidélité. Vous me suivez ?
Pour conclure de façon un peu plus légère notre balade en forêt, je vous propose d’écouter le fameux air de Jean-Philippe Rameau, extrait du final de son opéra-ballet Les Indes galantes créé en 1735 (livret de Louis Fuzelier), sans doute l’un des plus beaux airs de musique baroque jamais composés — ici joué par l’ensemble des Arts florissants sous la direction de William Christie :
« Forêts paisibles,
Jamais un vain désir ne trouble ici nos cœurs.
S’ils sont sensibles,
Fortune, ce n’est pas au prix de tes faveurs.
Dans nos retraites,
Grandeur, ne viens jamais
offrir de tes faux attraits !
Ciel, tu les as faites
pour l’innocence et pour la paix.
Jouissons dans nos asiles,
Jouissons des biens tranquilles !
Ah ! Peut-on être heureux,
Quand on forme d’autres vœux ? »