En hommes libres et éduqués, nous sommes mus par nos passions. Amoureuse, professionnelle, spirituelle, artistique ou sportive, quelle que soit sa nature, la passion nous anime et nous porte au travers des épreuves de la vie en une certitude intime, quasi religieuse, déterminant nos engagements sociaux comme nos priorités personnelles.
L’homme sage n’est-il pas celui qui, paradoxalement, s’illustre dans l’art sacrificiel de cultiver ses passions ? Celui qui, dans la conscience et la construction de sa narration personnelle mise au service d’une narration collective, s’est fait un devoir de rendre ses passions passionnantes, aussi bien en y trouvant le moyen de s’élever humainement, moralement et techniquement, qu’en en faisant un objet de pédagogie, une nécessité de transmission ?
Car, face au chaos de l’ordinaire, c’est d’abord dans l’entretien radical et désintéressé de nos passions que nous développons les facultés essentielles de résistance et de résilience, celles-ci amenant, par le goût de l’harmonie, de la narration et de la stratégie, au déploiement des facultés supérieures de créativité et d’inventivité, à partager comme des trésors d’humanité.
L’homme a besoin d’habitudes pour structurer sa vie, la faciliter. Il a besoin d’histoires pour la romancer, lui donner du sens. Et il a besoin de passions pour la vivre pleinement, de tout son être, corps et âme réunis. Enfin c’est par la constance de sa volonté, travaillée, sublimée, qu’il peut prétendre à la liberté.
Je vous propose ci-après un extrait du Mémoire sur les perceptions obscures (1807) de Maine de Biran, dans lequel celui-ci, après avoir subtilement mêlé psychologie, métaphysique et physiologie en une démonstration sensualiste originale, établit une classification des passions humaines.
« L’homme dont la constitution est la plus heureuse et en même temps la plus rare est celui qui a ses deux vies dans une espèce d’équilibre, dont les deux centres, cérébral et épigastrique, exercent l’un sur l’autre une égale action, chez qui les passions animent, échauffent, exaltent les phénomènes intellectuels sans en envahir le domaine, et qui trouve dans son jugement un obstacle qu’il est toujours maître d’opposer à leur impétueuse influence.
C’est de ce concours plein et entier des deux sortes de phénomènes affectifs et intellectuels que se forme le troisième ordre de phénomènes mixtes, qu’on appelle passions dans la langue philosophique ordinaire, et qui diffèrent à la fois des affections immédiates et des idées ou images simples de l’esprit, comme le composé diffère de chacun de ses éléments pris en particulier.
C’est aussi de l’ordre alternatif d’influence de ces deux sortes d’éléments ou de la part contributive que prennent tour à tour dans le phénomène composé les facultés ou fonctions respectives des deux vies sensitive ou organique, intellectuelle ou animale, c’est de cette base, dis-je, qu’il faudrait partir, pour distinguer les diverses passions humaines, les ranger en classes, ou en espèces, suivant les rapports divers de prédominance de telle affection sur la direction des idées ou de telle idée dominante sur la naissance des affections qui lui correspondent. Je ne puis plus que me borner ici à de simples indications et à quelques exemples propres à faire entendre d’une manière générale, la classification que j’établis entre les passions humaines.
1° Il y a des passions qui appartiennent proprement au physique, et en partent comme de leur source, y reviennent comme à leur foyer : tels sont tous les instincts, les appétits, les penchants et déterminations de l’organisme ou de l’animalité, instincts qui s’expriment et se manifestent par des signes frappants, pris dans le physique même de l’homme, quoiqu’ils soient moins fixes et moins infaillibles sans doute que dans les êtres inférieurs et simples dans la vitalité, où il n’y a qu’une nature organique et sensitive, seule et sans contrepoids.
Toutes les images ou idées qui s’engendrent d’une telle source ou s’y rapportent et en dépendent même dans un ordre supérieur de progrès, peuvent et doivent être caractérisées comme physiques. La dépendance de l’esprit qui se repaît de fantômes, la mobilité et la spontanéité des images, la périodicité de leur réveil alternatif correspondent au retour périodique de certaines fonctions organiques, l’impuissance du vouloir pour les éloigner ou les distraire, et dans les cas extrêmes, la nullité de conscience même : tels sont les caractères de la passion proprement dite une et complète, et quels que soient alors en résultat les produits de l’automate spirituel, il n’en est pas moins machine, et peut se reconnaître tel, quand il se compare à lui-même dans le passage de la passion à l’action.
2° Il y a des passions purement intellectuelles, sentiments proprement dits, que la volonté ne saurait directement créer, imiter ou reproduire, mais qui ne naissent jamais qu’à la suite d’un acte ou d’un travail de l’intelligence, ou même de l’influence d’une force supérieure ou extérieure à la nôtre. Nous l’avons vu par le sentiment du beau sensible et intellectuel, du bon et du vrai dans l’intuition des idées, de l’étonnement ou de l’admiration qui saisit l’âme en présence des chefs-d’œuvre de la nature, ou de l’art.
Dans cette exaltation réciproque des facultés de l’esprit et du cœur, on reconnaît bien toute la prédominance de l’initiative, qui appartient aux premières. Les sentiments émanés de cette source se distinguent bien éminemment, surtout par les caractères de persistance et de profondeur qui leur est propre, ou qu’ils acquièrent dans la réflexion même et la contemplation assidue des idées auxquelles ils se rattachent, et c’est ainsi que la toute-puissance du vouloir a, pour les conserver inaltérables et même pour les produire, une influence médiate, dérivée de celle qu’elle exerce immédiatement sur la production de ses idées mêmes, comme sur la mémoire ou le rappel de leurs signes.
3° Il y a des passions ou des sentiments mixtes et c’est la classe la plus nombreuse, qui tiennent également à deux vies, sans qu’on puisse assigner souvent à laquelle des deux appartient l’initiative ou la prédominance, tant leurs fonctions et leurs produits s’y confondent intimement. Tel est, par exemple, le sentiment mixte de l’amour, où les sens empruntent de l’imagination et l’imagination des sens cet attrait, ce charme indivisible répandus sur l’objet aimé où le physique et le moral unis ensemble forment un seul tissu dont on ne peut distinguer la trame.
C’est toujours ainsi dans les points de contact de deux vies et dans leur participation égale ou commune que se trouvent nos sentiments les plus doux, nos jouissances les plus ineffables. Combien alors d’affections sympathiques, d’impressions sensibles immédiates et inaperçues en elle-même, réagissent puissamment sur les facultés de l’esprit et combien celles-ci, n’exaltent-elles pas à leur tour la sensibilité ?
Dans la classe des sentiments ou passions mixtes dont nous parlons, il faut ranger aussi toutes ces passions qui, nées d’un état éventuel des progrès et des institutions de la société où l’on vit, paraissent bien toutes artificielles dans leur développement et leur complication, quoiqu’elles aient toujours leurs principes et leurs racines, plus ou moins profondes, dans notre nature sensible : telles sont l’ambition, la gloire, l’amour des conquêtes, la soif de l’or, ou l’avarice, etc. Dire que ces passions sont purement artificielles, c’est bien reconnaître qu’elles ont leurs premiers mobiles dans l’imagination et l’intelligence, dirigées d’un certain côté par l’éducation et le concours fortuit des circonstances de la vie sociale.
Mais il ne paraît pas douteux non plus, qu’à telle disposition du tempérament organique et à tel mode fondamental des affections immédiates, qui en résultent, ne corresponde telle passion ou tel sentiment mixte approprié, qui n’attend qu’une occasion pour se développer, mais que toute l’activité de la pensée, toute la force de l’imagination concentrée sur son objet ne sauraient élever au ton d’une passion dominante, sans cette prédisposition sensitive qui en est le principe naturel.
Il y a plus, c’est que les passions artificielles dont il s’agit, ne peuvent s’élever à ce ton persistant qui les constitue, par aucune cause autre que telle disposition analogue de la sensibilité accidentelle d’abord, mais devenue fixe, permanente et transformée par l’habitude en une sorte de tempérament secondaire ou acquis... C’est alors qu’après avoir planté, pour ainsi dire, des racines dans les organes de la vie intérieure, la passion peut finir par subjuguer l’intelligence et entraîner la pensée dans le cercle des mêmes images. Tout semblerait donc rentrer dans les lois fatales de l’organisme.
4° Enfin, il est une sorte de passion purement morale, fondée sur une sorte d’instinct propre à l’être moral et sociable par sa nature, instinct bien irréfléchi sans doute, dans son principe, mais qui, s’alliant à tous les progrès de l’intelligence, étendu, modifié, développé avec elle, ne saurait être suppléé, imité, ni même conçu par elle seule ; c’est là que nos idées morales prennent cette forme affective, cette teinte de sentiment qui les caractérise, c’est là que réside le lien invisible qui s’interpose entre les éléments nus de ces idées et les fait communiquer également à l’intuition de l’esprit [mot illisible] contre la sensibilité du cœur ; assurément on ne connaît pas la nature de ces idées pour les avoir soumises à la froide analyse qui sépare et compte leurs éléments ; ainsi le chimiste qui applique ses réactifs à la dissolution des composés organiques ou bruts, n’a aucune prise sur la forme même d’organisation ou d’agrégation qui avait uni ces parties dans le composé naturel.
Le sens moral, qui est la source des passions ou des sentiments et des idées dont nous parlons, peut être caractérisé particulièrement comme sympathique, c’est lui qui hors de toutes les causes artificielles, capables de le pervertir, attire constamment l’homme vers l’homme, les enlace par la chaîne du besoin et du plaisir, rend toutes leurs puissances communes et leur bonheur naturel sacré ; c’est lui qui fait naître et germer avec toutes les passions douces, expansives, tous les sentiments grands et généreux, ces idées vastes et sublimes qui embrassent les moyens de félicité publique et particulière, assurent le bien-être de l’individu, l’amélioration et les progrès de l’espèce.
Là aussi se trouve la sanction complète des lois de nature, le sentiment doux et impérieux du devoir, le plaisir pur et céleste qui s’attache toujours à son accomplissement et la peine infaillible qui suit ou accompagne son infraction. »