Le dialogue entre Syriens patriotes n’a pas attendu l’« opération » d’Astana, terme adopté par le quotidien syrien Al-Watan pour désigner les négociations en vue d’un règlement politique de la guerre contre la Syrie, telles que prévues par le plan de cessation des hostilités, garanti par la Russie et la Turquie, entré en vigueur le 29 décembre dernier à minuit, et adopté à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies sous la Résolution 2336 du 31 décembre 2016.
Le dialogue est déjà commencé entre les représentants des différents partis sur les plateaux des télévisions nationales. Pour exemple : l’émission d’Al-Akhbariya TV de ce 3 janvier 2017 où le débat mené par la journaliste Rania al-Zannoun a réuni :
– • Mme Majd Niazi, Secrétaire générale du mouvement « Souriya al-Watan » [Syrie, la Patrie], regroupant 5 partis de l’opposition, 16 organisations civiles et nombre de personnalités indépendantes.
– • M. Fateh Jamous, l’un des dirigeants de la « Coalition des forces du changement pacifique » ayant conduit une délégation d’opposition parlementaire syrienne à Moscou.
– • Dr. Mahdi Dakhlallah ancien ministre, ancien ambassadeur et membre du parti de la majorité parlementaire, Al-Baath.
Un débat sans animosité et apparemment sans tabou puisque, tout en reconnaissant l’importance considérable de la base populaire du parti Al-Baath, les représentants de l’opposition l’ont mis devant ses responsabilités quant aux conséquences de son manque de concertation, de son acceptation que la justice soit plus clémente à l’égard des terroristes armés que des contestataires politiques et, aussi, de sa négligence face à la multiplication des écoles religieuses en Syrie avant la crise. Autant de critiques, justifiées ou non selon le Dr Dakhlallah, sur lesquelles nous ne nous étendrons pas, pour saisir l’essentiel de ce que ces trois invités pensent des négociations syro-turques prévues à Astana.
Mme Majd Niazi :
Nous soutenons toute décision de cessation des combats pour arrêter l’effusion du sang syrien. Cependant, nous pensons que cet accord n’est pas une solution politique et représente, tout au plus, un premier pas vers le processus de désengagement.
Partant du constat que la guerre sur la Syrie est régionale et même, internationale, la solution sera nécessairement régionale et internationale, c’est ainsi ! Et, malgré tout le respect que nous devons à nos alliés qui ont combattu à nos côtés et nous ont soutenus, nous sommes conscients que la politique consiste à ce que chaque État cherche d’abord et avant tout à servir ses propres intérêts. La preuve en est que l’Iran a écarté l’Arabie saoudite et que la Turquie a écarté les Kurdes. Sans oublier que, jusqu’ici, le flou règne quant aux participants à la réunion d’Astana et que tout accord n’est pas nécessairement rendu public.
Concernant l’exigence onusienne d’une « opposition unifiée » qui négocierait avec la délégation du gouvernement syrien, nous refusons absolument et définitivement de nous coordonner avec toute personne inféodée à l’étranger et considérons que, dans ce cas, le terme « opposition » a été galvaudé.
Nous ne nions pas que des opposants patriotes existent à l’étranger. Nous avons participé à tous les congrès qui ont eu lieu à Moscou, à Genève et en Iran et ailleurs. Nous irons donc à Astana, mais il n’est pas question que nous fassions partie d’une délégation unique de l’opposition qui réunirait des gens ayant appelé à frapper la Syrie et notre Armée, des gens touchant leur salaire de l’étranger... Ces gens-là ne peuvent être qualifiés d’opposants politiques. En d’autres termes, nous refusons définitivement de faire partie d’une délégation commune avec ladite « Opposition de Riyad » ou la prétendue « Coalition Nationale Syrienne » [CNS].
Pour finir, nous regrettons que l’État syrien doive consacrer autant d’efforts à négocier avec ces prétendus opposants qu’avec les opposants patriotes de l’intérieur, et souhaitons vivement que le parti Al-Baath se joigne à notre plate-forme à Damas, à celle de Lattaquié dirigée par M. Fateh Jamous et à d’autres, pour préparer le seul dialogue qui compte, entre nous, en Syrie.
M. Fateh Jamous :
Cet accord tripartite n’implique pas des négociations entre le gouvernement syrien et l’ensemble des groupes fascistes en Syrie. Je parle de fascisme, parce que les parties qui refusent absolument tout projet politique ont pour fers de lance Daech, le Front al-Nosra et l’ensemble des fondamentalistes religieux. Le terrorisme n’est pas un fait social qui peut menacer un projet politique, contrairement au fondamentalisme religieux qui est un grand danger car doctrinairement fasciste.
Cet accord, tel qu’il est rédigé et notamment dans le Document V, engage le gouvernement syrien à négocier avec « Les dirigeants des groupes d’opposition armée syriens, ci-après dénommés « l’Opposition » [*], supposés tenus par le régime politique turc.
Le régime turc n’intervient donc pas sous un angle technique, mais sous un angle politique et stratégique pour exploiter l’ensemble de ses méfaits en Syrie jusqu’ici. Certes, on parle de garant turc, mais il s’agit du même courtier qui tente depuis longtemps de réaliser son opération de mainmise des Frères Musulmans sur le pays, les signataires partageant sa doctrine et lui servant de pantins.
Ajoutez à cela que chacune des parties ayant son propre document, le gouvernement syrien n’insiste que sur la résolution 2254 et n’étant tenu qu’à « constituer une délégation... », il « s’emploiera à travailler conjointement avec la délégation de la partie adverse... ». Ce qui confirme, qu’il ne s’agit pas d’un dialogue avec les différents partis de l’opposition syrienne, mais avec les seuls dirigeants des groupes armés.
En ce qui me concerne, cet accord est mineur, fragile et dangereux. Je pense qu’il a été conclu par la Russie pour tenter de contenir la Turquie d’ici l’installation de la nouvelle administration américaine, que la Turquie tente d’en tirer des avantages politiques et stratégiques, tandis que l’Iran a disparu en tant que garant, alors qu’elle a participé à tous les détails et à toutes les étapes de son élaboration.
Ni le passé, ni le présent, ni aucun dieu du ciel ou de la terre, ne sauraient me garantir que la Turquie respectera cet accord. La seule garantie est la méfiance de la Russie et la méfiance du gouvernement syrien, car le rôle turc est de loin le plus dangereux en Syrie.
Et la seule solution exige que les diverses oppositions syriennes de l’intérieur et la société civile, qui comptent sur l’Armée syrienne pour lutter contre le fascisme, s’unissent en un seul mouvement contre le danger du fondamentalisme religieux qui nous menace toujours, et que le gouvernement syrien parraine un dialogue national à Damas sans retourner en arrière pour exercer le monopole du pouvoir et sans fléchir dans sa volonté de combattre la corruption. Les réunions à Genève, à Astana ou ailleurs ne sont qu’une perte de temps !
Dr Mahdi Dakhlallah :
En accord avec ses deux interlocuteurs sur plusieurs points, il a rappelé qu’il s’agissait d’un accord de « Cessation des hostilités » et non d’un Cessez-le-feu, ce qui écarte la possibilité que les lignes de contact entre les différentes forces sur le terrain ne se transforment en frontières pouvant consacrer les projets de partition des uns et des autres, d’autant plus que les termes ont été choisis après de longs débats dès l’été dernier.
Il a aussi rappelé qu’actuellement la priorité des priorités était la lutte contre le terrorisme étant donné qu’il était toujours soutenu par plusieurs États régionaux et occidentaux, tandis que plus de 300 000 mercenaires sont venus déstabiliser la Syrie dont le gouvernement, contrairement à bien de pays démocrates et en pleine guerre, a quand même levé l’état d’urgence, suspendu les tribunaux d’exception, élaboré une nouvelle Constitution inspirée par celles de La France et de la Russie...
Pour lui cet accord serait plutôt le résultat d’un consensus d’intérêts et il n’est pas impossible que les États-Unis ait préféré écarter l’Arabie saoudite, pour s’en remettre au « garant » turc.
Et puis, le lendemain, M. Dakhlallah a résumé la suite de son intervention dans un article du quotidien syrien Al-Watan, intitulé :
Syrie-Turquie... que se passe-t-il ?
Les développements politiques autour de la Syrie aux niveaux local, régional et international paraissent la plupart du temps tellement surréalistes, qu’il faudrait un dictionnaire spécial pour en décrypter les codes secrets. Il n’empêche que nous devrions nous fonder sur une règle, prouvée par l’expérience, qui dit : « Ce qui fait la complexité des choses est le grand nombre de choses élémentaires qui les constituent ».
Par conséquent, pour que ce qui nous paraît surréaliste se transforme en réalité, il nous faut commencer par en appréhender les éléments principaux :
Le 1er élément concerne la négociation en tant que nécessité :
La Turquie est un État agresseur et envahisseur qui a volé les richesses d’Alep et accordé son soutien total aux terroristes, mais est-ce que cela doit nous empêcher de négocier avec elle ?
Nous avons négocié avec Israël pendant de longues années, pourquoi ne négocierions-nous pas avec la Turquie ? Négociations menées avec la médiation des États-Unis, grande puissance alliée de nos ennemis, pourquoi ne négocierions-nous pas avec la Turquie par l’intermédiaire de la Russie, grande puissance et notre alliée ?
Nous avons négocié avec l’entité sioniste, notre ennemi en tous points et en toutes ses composantes, pourquoi ne négocierions-nous pas avec la Turquie, alors que nous avons de nombreux liens avec son peuple malgré l’hostilité de son gouvernement ?
Le 2ème élément concerne les particularités de la négociation :
Toutes proportions gardées, la Syrie est aujourd’hui en meilleure position de négociation que la Turquie : l’équilibre militaire sur le terrain est en sa faveur depuis la libération d’Alep et le moral de l’État syrien est meilleur en raison de sa résistance depuis bientôt six années, alors que celui de l’État turc est en net recul du fait de l’accumulation des crises internes. La Turquie d’aujourd’hui n’est plus la Turquie de 2012. Elle va plus mal. Et la Syrie d’aujourd’hui n’est plus la Syrie de 2012. Elle va mieux.
En revanche, la Turquie dispose de certains avantages étant donné qu’elle occupe une partie de la Syrie et soutient les mercenaires sévissant sur le territoire syrien. Avantages que nous pourrions inverser par une bonne gestion des négociations, car les actions turques sont contraires au droit international.
Ceci en sachant que le recours à la « force » du droit international est important moyennant trois conditions : que vous soyez fort sur le terrain, que votre ennemi soit en situation de crise structurelle à cause de l’agression menée contre vous, que vous sachiez exploiter la situation à votre avantage. Cette troisième condition est primordiale, faute de quoi la situation se retournerait contre vous car le fait accompli peut égaler, sinon dépasser, la force du droit.
Le 3ème élément concerne la présence de l’allié sur le terrain :
La Russie et l’Iran sont impliqués sur le terrain et ne se contentent pas d’un soutien de l’extérieur. Mais, ici aussi, existent un avantage et des dangers. L’avantage est qu’ils nous offrent une occasion de tirer le meilleur parti de leur « présence » sur notre territoire. Les dangers sont qu’ils risquent d’exercer des pressions pour que nous acceptions certaines solutions.
Donc, là aussi, la situation exige l’art de traiter avec l’allié, tout autant que l’art de négocier avec l’ennemi. Pour cela, je pense qu’il nous faut fixer des lignes rouges indépassables sur lesquelles nous devons nous entendre, par avance, avec l’allié.
Le 4ème élément concerne les bonnes relations entre l’allié et l’adversaire :
Notre relation avec l’adversaire turc souteneur du terrorisme est mauvaise, mais les relations entre nos deux alliés et la Turquie sont bonnes et en constante amélioration. D’où, là encore, un avantage et des dangers. L’avantage est que nos alliés peuvent exercer des pressions sur notre adversaire. Les dangers sont que nos alliés en viennent à conclure, avec notre adversaire, un accord qui pourrait nous nuire.
Ici, la confiance en nos deux alliés semble nécessiter un suivi permanent et une confirmation renouvelée, surtout si leurs intérêts communs avec la Turquie sont importants.
Synthèse proposée par Mouna Alno-Nakhal 05/01/2017