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Des Caraïbes à l’Afghanistan, en passant par l’Europe

Quand une respectable fondation prend le relais de la CIA

Retour - indirect - sur le récent sondage "Le conspirationnisme dans l’opinion publique française", réalisé par la Fondation Jean-Jaurès (et le site néocon Conspiracy Watch). Fondation mentionnée dans cet article publié par le Monde Diplomatique en 2007. Heureusement que tout le monde n’a pas la mémoire courte. - LGS


(Le Monde Diplomatique - Juillet 2007) Iran, Chili, Nicaragua… Depuis les annés 1950, les guerres « sales » menées par la Central Intelligence Agency (CIA) défraient régulièrement la chronique et, lorsqu’elles sont révélées, font même parfois scandale aux Etats-Unis. En créant la Fondation nationale pour la démocratie, le président Ronald Reagan a doté Washington d’un outil moins voyant et surtout moins controversé que la CIA. Mais dont l’objectif reste le même : déstabiliser, par le financement de leurs oppositions, les gouvernements non amis.

« Une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui, la CIA le faisait clandestinement il y a vingt-cinq ans [1]. » L’homme dont le Washington Post rapporte le surprenant aveu, le 22 septembre 1991, s’appelle Allen Weinstein. Historien, il a été le premier président de la National Endowment for Democracy (NED, Fondation nationale pour la démocratie), une association américaine à but non lucratif aux objectifs particulièrement vertueux : promouvoir les droits de l’homme et la démocratie. C’est pourtant d’elle qu’il parle dans sa déclaration.

La NED n’existait pas lorsque le même quotidien révéla, le 26 février 1967, un scandale aux répercussions internationales : la Central Intelligence Agency (CIA) finançait, à l’étranger, des syndicats, des organisations culturelles, des médias, ainsi que des intellectuels réputés. On apprenait également dans l’article comment l’argent leur parvenait. Comme nous le confirmera plus tard M. Philip Agee, ancien officier de « la Compagnie », « la CIA a utilisé des fondations américaines connues, mais aussi d’autres entités créées dans cet objectif et n’existant que sur le papier [2]  ».

Pour réduire la pression, le président Lyndon Johnson demande l’ouverture d’une enquête, même s’il sait que, depuis sa création en 1947, la CIA est mandatée pour ce type d’activité. « Nos hommes politiques ont eu recours à des actions secrètes pour envoyer des conseillers, des équipements et des fonds dans le but de soutenir des médias et des partis politiques en Europe, car, même après la seconde guerre mondiale, nos alliés restaient confrontés à des menaces politiques  [3]. » La guerre froide commençait, il s’agissait de contrer l’« influence idéologique » de l’Union soviétique.

Dans un certain nombre de cas, les organisations financées ont réussi à affaiblir, voire à éliminer, les opposants aux gouvernements amis de Washington. En même temps, elles ont créé des espaces favorables aux intérêts américains. Ce travail de sape avait été mis au service de coups d’Etat, comme au Brésil, contre le président João Goulart, en 1964. Le renversement du président chilien Salvador Allende, en septembre 1973, prouvera que la Maison Blanche n’a pas mis fin à ces activités. « Pour préparer le terrain aux militaires, précise M. Agee, on a financé et canalisé les forces d’importantes organisations de la société civile et des médias. Ce fut une copie améliorée du coup d’Etat au Brésil. »

A partir de 1975, la CIA est de nouveau l’objet d’une enquête du Sénat des Etats-Unis, notamment pour sa responsabilité dans des complots et des crimes perpétrés contre plusieurs dirigeants politiques à travers le monde (Patrice Lumumba, Allende, M. Fidel Castro). Parallèlement, les progrès réalisés par différents mouvements révolutionnaires en Afrique et en Amérique latine obligent Washington à constater que, si le travail d’infiltration dans les organisations de la « société civile » reste décisif, la voie empruntée n’est pas la bonne. On se rappelle alors que, « pour mener la bataille des idées à travers le monde, l’administration Johnson (...) avait recommandé la mise en œuvre d’un “mécanisme public-privé” destiné à financer ouvertement des activités à l’étranger [4] ».

C’est ainsi que l’American Political Foundation (APF) voit le jour en 1979, coalition des partis démocrate et républicain, de dirigeants syndicalistes et de patrons, d’universitaires conservateurs et d’institutions liées aux affaires étrangères. Le modèle est importé d’Allemagne de l’Ouest, où les fondations des quatre principaux partis [5] – connues sous le nom de Stiftung – sont, depuis l’après-guerre, financées par leur gouvernement, comme instruments de la guerre froide. En particulier la Fondation Konrad Adenauer, liée au parti chrétien-démocrate (CDU).

Le 14 janvier 1983, le président Ronald Reagan signe la directive secrète NSDD-77. Il y ordonne de mettre en place ce qu’il a annoncé dans un discours devant le Parlement britannique, le 8 juin 1982 : une « infrastructure » pour « mieux contribuer à la campagne globale pour la démocratie [6] ». La directive signale qu’il faudra pour cela « coordonner de manière étroite les efforts effectués en politique étrangère – diplomatiques, économiques, militaires – et se mettre en relation serrée avec les secteurs suivants de la société américaine : travail, affaires, universités, philanthropie, partis politiques, presse (...) ».

Sans mentionner la directive, Reagan présente au Congrès une proposition de l’APF intitulée « The democracy program ». Ainsi, le 23 novembre 1983, une loi entérine la création de la NED. Le 16 décembre, durant la « cérémonie » organisée à cette occasion à la Maison Blanche, le président déclare : « Ce programme ne restera pas dans l’ombre. Il s’affirmera avec fierté sous le feu des projecteurs. (...) Et, bien sûr, il sera cohérent avec nos intérêts nationaux [7]. »

Quatre organisations constituent le socle de la NED et sont responsables de sa gestion. Le Free Trade Union Institute (FTUI) – branche de la centrale syndicale AFL-CIO, qui prend ensuite le nom d’American Center for International Labor Solidarity (Acils) – existait déjà avant la NED. Les trois autres sont créées ad hoc : le Center for International Private Enterprise (CIPE) de la chambre de commerce, l’International Republican Institute (IRI), du Parti républicain, et le National Democratic Institute (NDI), du Parti démocrate.

Les dollars des antisandinistes

Bien qu’il s’agisse juridiquement d’une association privée, la NED figure au budget du département d’Etat. Toutefois, son financement est soumis à l’approbation du Congrès. Le gouvernement se dégage ainsi officiellement de toute responsabilité [8], mais ce statut a un autre avantage stratégique. Pour l’ancien fonctionnaire du département d’Etat William Blum, les organisations « non gouvernementales font partie de l’image et du mythe, (...) elles contribuent à conserver à l’étranger un niveau de crédibilité qu’une agence officielle ne pourrait atteindre [9]  ».

En octobre 1986 éclate le scandale qui fait vaciller l’administration Reagan : le financement illégal de la lutte contre le gouvernement sandiniste du Nicaragua s’organise depuis la Maison Blanche, notamment grâce au trafic de cocaïne. Coïncidence : coordonnée par le colonel Oliver North, sous la direction du Conseil national de sécurité (Nation Security Council, NSC), toute la structure s’appelle... « The democracy program ». La NED a joué un rôle de premier ordre dans l’opération [10]. Bizarrement, l’enquête se concentre sur le financement de l’appareil militaire des contre-révolutionnaires nicaraguayens – la contra – et s’intéresse moins à cette organisation « non gouvernementale », pourtant supervisée depuis sa naissance, et jusqu’en 1987, par le haut responsable de la CIA Walter Raymond, membre du directoire des renseignements du NSC.

« Héritière du “democracy program” de Ronald Reagan, la NED (...) a fourni des moyens financiers à de nombreux groupes latino-américains, dont la Fondation nationale cubano-américaine [FNCA] [11]  », affirme Jorge Mas Canosa, alors président de la FNCA, organisation anticastriste extrémiste créée par le NSC à la même époque que la NED. Derrière le slogan « La liberté de Cuba passe par le Nicaragua », la FNCA s’est engagée contre les sandinistes. « Cette collaboration a vu le jour, poursuit Mas Canosa, lorsque Theodore Shackley, ancien adjoint de la direction des opérations de la CIA, et chef de la section des services clandestins, a demandé aux membres de la fondation leur soutien à la politique centre-américaine... »

C’est à partir de 1987, en plein scandale, que la NED commence à agir. Ses dollars achèvent la constitution du front des organisations antisandinistes, dont même la Commission permanente des droits de l’homme (nicaraguayenne) fait partie. Grâce à ce soutien, Mme Violeta Chamorro, candidate de Washington et propriétaire du quotidien « indépendant » La Prensa, arrivera à la présidence en 1990. Toutes les actions des sandinistes en faveur de la population partent en fumée avec la mise en œuvre du modèle néolibéral...

Le talent qu’a la NED pour canaliser les fonds, créer des organisations non gouvernementales (ONG), mettre sur pied des manipulations électorales et des campagnes d’intoxication médiatique, doit beaucoup à la grande expérience de la CIA, de la branche du département d’Etat chargée de la coopération (Usaid) et de nombreuses personnalités de l’« élite » conservatrice liée à la politique étrangère des Etats-Unis [12]. Mis à part les moyens terroristes, le gouvernement Reagan utilisera les mêmes méthodes dans les pays d’Europe de l’Est, « croisade non gouvernementale pour les droits de l’homme et la démocratie, d’autant moins impérialiste qu’elle est censée répondre directement aux besoins des dissidents et des réformateurs du monde entier [13] ». Dans ces pays du « socialisme réel », la distance entre gouvernants et gouvernés facilite la tâche de la NED et de son réseau d’organisations, qui fabriquent des milliers de « dissidents » grâce aux dollars et à la publicité. Une fois le changement obtenu, la plupart d’entre eux, ainsi que leurs organisations en tout genre, disparaissent, sans gloire, de la circulation.

Parmi les victoires historiques revendiquées figure la Pologne. En 1984, la NED distribuait déjà de l’« aide directe » pour y créer des syndicats, des journaux et des groupes de défense des droits humains. Tous, cela va sans dire, « indépendants ». Pour la campagne présidentielle de 1989, la NED octroie 2,5 millions de dollars au mouvement Solidarnosc dirigé par M. Lech Walesa, qui arrive au pouvoir cette année-là, en allié puissant de Washington [14].

Si la NED a été conçue dans le cadre de l’arsenal américain de la guerre froide, la chute du bloc socialiste européen est le préambule à son expansion planétaire. Dès lors, grâce aux dollars et à quelques « spécialistes », elle a su s’immiscer dans les processus sociaux, économiques et politiques de quelque quatre-vingt-dix pays d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe de l’Est. Se mêler des élections est, comme le dit le chercheur Gerald Sussman, « très important pour atteindre les objectifs globaux des Etats-Unis ». La NED et d’autres organismes américains se présentent comme participant à la « construction de la démocratie ». Cependant, souligne Sussman, s’ils « agissent effectivement de manière moins brutale que la CIA jusqu’en 1970, les formes de manipulation électorale auxquelles [ils] se livrent aujourd’hui sont des démonstrations de mise en scène morale et de dramaturgie politique [15] ».

Au cours des élections de 1990 en Haïti, la NED investit environ 36 millions de dollars pour soutenir le candidat Marc Bazin, ancien fonctionnaire de la Banque mondiale. Malgré cette aide, c’est M. Jean-Bertrand Aristide qui sortit largement vainqueur. Il sera renversé, le 29 septembre 1991, à la suite d’une campagne médiatique, également financée par la NED et l’Usaid. La dictature qui s’ensuivra fera environ quatre mille morts...

Au cours de ses dix premières années d’existence, « ce sont ainsi 200 millions de dollars que la NED aura distribués à travers mille cinq cents projets participant au soutien des amis de l’Amérique [16] ». Depuis 1998, la NED s’est beaucoup intéressée au Venezuela. « C’est une opération silencieuse contre la révolution bolivarienne, soutient M. Agee. Elle a commencé avec le président [William] Clinton et s’est intensifiée avec [George] Bush fils. Cela ressemble aux actions menées contre les sandinistes, mais sans terrorisme ni embargo économique pour le moment : “promouvoir la démocratie, résoudre les conflits, surveiller les élections et renforcer la vie civique”. » L’avocate américaine Eva Golinger a découvert dans des documents officiels qu’entre 2001 et 2006 plus de 20 millions de dollars ont été remis par la NED et l’Usaid à des groupes d’opposition et à des médias privés vénézuéliens [17]. Le New York Times avait déjà révélé, le 25 avril 2002 – quelques jours après le coup d’Etat avorté contre le président Hugo Chávez –, que le budget de la NED destiné à ce pays avait quadruplé quelques mois avant cette tentative de renversement, sur ordre du Congrès américain.

C’est toutefois dans la lutte contre le gouvernement cubain que la NED a montré le plus de constance. Au cours des vingt dernières années, elle aurait investi environ 20 millions de dollars pour promouvoir la « transition démocratique » dans ce pays, sans compter les 65 millions apportés par l’Usaid depuis 1996. Washington insiste sur l’utilité suprême d’élections « démocratiques », mais, de la loi Torricelli (Cuban Democracy Act, 1992) à la loi Helms-Burton (Cuban liberty and democratic solidarity act, 1996) et à la Commission d’assistance à un Cuba libre (Commission for Assistance to a Free Cuba, mai 2004), les textes officiels précisent clairement que les élus devront lui convenir. La quasi-totalité de ces fonds reste entre les mains d’organisations contre-révolutionnaires aux Etats-Unis et en Europe. Les gouvernements polonais, roumain et tchèque, principalement, perçoivent une bonne part de ce financement, depuis qu’ils mènent la pression internationale exercée sur Cuba. Rien qu’en 2005, la NED leur a fourni 2,4 millions de dollars dans ce but [18].

Elections et affaires doivent aller de pair. C’est ainsi que Washington envisage la démocratie. Le 20 janvier 2004, le président a annoncé durant son discours sur l’état de l’Union qu’il demanderait au Congrès de doubler le budget de la NED afin qu’elle innove dans la « promotion des élections libres, du libre-échange, de la liberté de la presse et de la liberté syndicale au Moyen-Orient ». C’est-à-dire afin que le travail idéologique accompagne l’action militaire. Dans cette région du monde, la présence de la NED était jusqu’alors minime. En 2003, son réseau s’est installé en Afghanistan. Sur son site Internet, on peut lire qu’elle a décidé « d’établir et de renforcer le commerce pour aider à construire la démocratie et l’économie de marché ». Pour préparer le terrain, elle fournit de « l’aide à toute une série d’ONG naissantes ».

Avec des objectifs similaires, d’autres ONG sont financées en Irak, particulièrement dans le nord de ce pays occupé. Comme ailleurs, les organisations locales soutenues par la NED en deviennent rapidement dépendantes et, sous la bannière de la « lutte pour la démocratie », elles se mettent à travailler pour un système dont les intérêts coïncident rarement avec ceux de la population.

Une fois par an, ou à la demande, le président de la NED doit rendre des comptes à la commission des affaires étrangères du Sénat américain, un cas unique pour une organisation non gouvernementale. Le 8 juin 2006, M. Carl Gershman (président de la NED depuis avril 1984) a insisté sur l’urgence qu’il y avait à augmenter le budget de l’« aide à la démocratie ». Il soutient qu’en Russie, en Biélorussie, en Ouzbékistan, au Venezuela, en Egypte, les ONG ont besoin de moyens supplémentaires car elles font face à des gouvernements « semi-autoritaires ». Le 7 décembre, il prononcera pratiquement le même discours devant le Parlement européen, durant la conférence « Democracy promotion : The European way ».

D’après M. Blum, la philosophie de la NED repose sur l’idée que les sociétés fonctionnent mieux « avec la libre entreprise, la coopération de classes (...), un interventionisme réduit du gouvernement dans l’économie (...). L’économie de marché est assimilée à démocratie, réformes et croissance ; on vante les mérites des investissements étrangers. (...) Les rapports de la NED insistent lourdement sur la “démocratie”, mais il s’agit seulement des procédures démocratiques minimales, et non d’une démocratie économique, car rien ne doit menacer les pouvoirs établis (...). En résumé, les programmes de la NED sont en harmonie avec les besoins et les objectifs fondamentaux de la mondialisation économique et du nouvel ordre international ».

Instrument de la guerre globale

Devant l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en septembre 1989, le président George Bush père affirmait que le défi du « monde libre » était de consolider les « fondations de la liberté ». L’année précédente, le Parlement canadien, encouragé par Washington, avait créé une fondation semblable à la NED, portant le nom de Rights & Democracy. En 1992, sur le même modèle, le Parlement britannique a officialisé la Westminster Foundation for Democracy (WFD). Puis vient le tour de la Suède avec le Swedish International Liberal Centre, des Pays-Bas – Fondation Alfred Mozer – et de la France – Fondation Robert Schuman et Fondation Jean Jaurès (liée au Parti socialiste). Le réseau de fondations de la NED prend forme.

C’est dans ce cadre qu’a été créée la Democracy Projects Database, qui coordonne quelque six mille projets d’ONG dans le monde. La NED est aussi le cœur du Network of Democracy Research Institutes [19], auquel participent « des institutions indépendantes liées à des partis politiques, des universités, des syndicats et des mouvements pour la démocratie et les droits humains ». Son objectif est de faciliter le contact « entre les érudits et les militants de la démocratie ». D’autre part, la NED héberge le secrétariat du Center for International Media Assistance, « un projet qui se propose de réunir un certain nombre d’experts en médias avec l’objectif de renforcer le soutien à la presse libre et indépendante dans le monde  [20] ».

Sur le site Internet officiel du département d’Etat, M. Gershman déclare que toutes ces fondations, personnes et organisations convergent vers la « création d’un mouvement mondial pro-démocratie ». Un « réseau de réseaux » dont la NED constitue le centre. D’autres fondations se sont ralliées à ce projet – la Friedrich-Ebert-Stiftung d’Allemagne, l’Olof Palmes Internazionella Center, de Suède, le Karl Renner Institut, d’Autriche, la Fundación Pablo Iglesias, liée au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE).

En 1996, pour justifier l’augmentation du budget de la NED, un rapport particulièrement « éclairant » a été soumis au Congrès : « La guerre globale des idées bat son plein. Les Etats-Unis ne peuvent se permettre de renoncer à un instrument d’une telle efficacité en politique étrangère à une époque où leurs intérêts et leurs valeurs subissent une puissante attaque idéologique de nombreuses forces antidémocratiques dans le monde (...). Ils restent menacés par des régimes communistes tenaces, des néocommunistes, des dictatures agressives, des nationalistes radicaux et des fondamentalistes islamistes. Dans ces conditions, les Etats-Unis ne peuvent se permettre d’abandonner le champ de bataille idéologique à ces ennemis d’une société libre et ouverte. La NED a besoin d’un financement continu, qui constitue un investissement prudent en vue de garantir l’avenir  [21]. » Trois ans plus tard, M. Benjamin Gilman, président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, reprendra, dans le même but, la plupart des éléments de ce rapport.

Démocratie, élections libres, liberté d’expression... Ce que M. Blum traduit ainsi : « Tout ce qu’on a fait, c’est transférer les nombreuses activités détestables de la CIA à une nouvelle organisation dont le nom sonne bien. La création de la NED est un chef-d’œuvre de politique, de relations publiques et de cynisme [22]. »

******

Financements sans frontières

« Absolument, nous recevons de l’argent de la NED, affirme M. Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), sur le forum Internet du Nouvel Observateur, le 18 avril 2005 [23]. Et cela ne nous pose aucun problème. » De quoi mettre en doute le crédit de cette association « indépendante » qui défend la liberté d’expression grâce à ce genre de financement, sans compter ce qu’elle reçoit de l’Etat français – 11 % de son budget annuel –, de la Commission européenne – 15 % –, ainsi que de plusieurs groupes financiers propriétaires de médias et d’entreprises d’armements – montant indéterminé [24].
Ces données n’ont été mises en ligne sur le site de RSF qu’à la suite d’un article de la journaliste américaine Diana Barahona, qui en faisait état, le 11 mars 2005, dans le quotidien Northern California Media Guild. « Cet argent représente 2 % de notre budget » ; « il provient du Congrès américain et non de la Maison Blanche », précise M. Ménard dans un communiqué. Dans un autre texte, il explique : « Nous ne recevons pas d’argent du département d’Etat américain, de la CIA ou de la coopération américaine Usaid [25]. » Difficile de croire qu’il ne connaît ni l’histoire ni les objectifs de la NED, et qu’il ignore que c’est le département d’Etat qui sollicite son financement auprès du Congrès.

Dans le même communiqué, M. Ménard admet pour la première fois que RSF touche d’autres « subventions en provenance des Etats-Unis (...), celles du Center for a Free Cuba [CFC, Centre pour un Cuba libre] ». De 2002 à 2005, RSF en a reçu 92 330 euros. Mais ce qu’il ne dit pas mérite d’être souligné : la quasi-totalité des ressources du CFC provient de la NED. Personnalité historique de celle-ci et de la politique latino-américaine des Etats-Unis, M. Otto Reich est administrateur du CFC. Quant à son directeur, M. Frank Calzón, il fut, en 1983, le premier président de la Fondation nationale cubano-américaine (FNCA), et l’un des dirigeants, dans les années 1970, du groupe Abdala, organiquement lié au Front de libération nationale de Cuba, responsable d’attentats terroristes dans plusieurs pays, dont la France, le Portugal et le Canada [26].

En 1993, M. Ménard a pris la direction totale de RSF, après la démission des deux autres principaux fondateurs, MM. Rony Brauman et Jean-Claude Guillebaud. Leur départ fut notamment motivé par une campagne médiatique sans précédent grâce à laquelle RSF transforma le quotidien inconnu Oslobodjenje et son directeur en « stars » mondiales [27], alors que son tirage atteignait à peine trois cents exemplaires à Sarajevo. Pur hasard : à la même époque, la NED investissait des millions dans cette publication pour la « faire vivre ».

C’était la première fois apparemment que les objectifs et les actions de M. Ménard et de la NED coïncidaient. Par la suite, cela devint courant... Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le rôle de RSF dans la polémique déclenchée par le non-renouvellement de la concession de la chaîne privée Radio Caracas Television (RCTV) venue à échéance le 27 mai, par le gouvernement vénézuélien. La chaîne en question a, en de multiples occasions, transgressé la loi et ouvertement participé au coup d’Etat du 11 avril 2002. Parlant de « fermeture » et d’atteinte à la liberté d’expression, RSF « appelle la communauté internationale à se mobiliser pour dénoncer ce coup de force et défendre ce qui reste de médias indépendants au Venezuela ». Au mépris du droit qu’a chaque Etat – que ce soit au Venezuela, aux Etats-Unis, en France ou ailleurs – de disposer des biens publics rares que sont les fréquences hertziennes [28]. Malgré la présence des chaînes privées Globovisión, Venevisión, Televen et CMT, RSF dénonce le 28 mai : « Hugo Chávez a réduit au silence (...) la seule chaîne nationale encore critique à son égard. » Il est vrai que les autres agacent fortement M. Ménard : bien que souvent virulentes à l’égard du pouvoir, elles n’encouragent plus ouvertement la déstabilisation du président.

Hernando Calvo Ospina

»» https://www.monde-diplomatique.fr/2007/07/CALVO_OSPINA/14911

[1The Washington Post, 22 septembre 1991.

[2Entretien avec l’auteur, 2005. Cf. aussi la conférence (en espagnol, PDF) de Philip Agee, www.rebelion.org/cuba/030919agee.pdf

[3www.ned.org/about/nedhistory.html. Sur le travail de la CIA auprès des intellectuels, cf. Frances Stonor Saunders, Who Paid the Piper ? The CIA and the Cultural Cold War, Granta Books, Londres, 2000.

[4www.ned.org/about/nedhistory.html

[5La Friedrich-Ebert-Stiftung des sociaux-démocrates (SPD), la Konrad-Adenauer-Stiftung des chrétiens-démocrates (CDU), la Hanns-Seidel-Stiftung des chrétiens-sociaux (CSU) et la Friedrich-Naumann-Stiftung des libéraux (FDP).

[6www.ned.org/about/reagan-060882.html

[7www.ned.org/about/re agan-121683.html

[8« La fondation ne saurait être considérée comme une agence ou une émanation du gouvernement des Etats-Unis », stipule la loi qui crée la NED.

[9William Blum, Rogue State, Common Courage Press, Monroe, 2000.

[10Cf. The New York Times et The Washington Post, 15 et 16 février 1987.

[11Alvaro Vargas Llosa, El exilio indomable, Espasa, Madrid, 1998.

[12Parmi elles : Allen Weinstein, Dante Fascell, Elliott Abrams, Richard Allen, John Negroponte, Jeane Kirkpatrick, John Bolton, Otto Reich, le général Wesley K. Clark, John Richardson, William Middendorf, Frank Carlucci, Francis Fukuyama...

[13Nicolas Guilhot, « Le National Endowment for Democracy », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 139, Paris, septembre 2001.

[14www.ned.org/about/nedTimeline.html. La NED montre ici quelques-unes de ses actions de financement, soit directement, soit par l’intermédiaire du CIPE, de l’IRI, du NDI ou de la branche de l’AFL-CIO.

[15Gerald Sussman, « The myths of “democracy assistance” : US political intervention in post-soviet Eastern Europe », Monthly Review, volume 58, n° 7, New York, décembre 2006.

[16Nicolas Guilhot, op. cit.

[17Eva Golinger, Code Chávez. CIA contre Venezuela, Oser dire, Esch-sur-Alzette (Luxembourg), 2006.

[18Laura Wides-Munoz, « Les USA financent des groupes anticastristes à l’étranger », Associated Press, 29 décembre 2006.

[19www.wmd.org/ndri/ndri.html

[20www.ned.org/about/ci ma.html

[21James A. Phillips et Kim R. Holmes, « The National Endowment for Democracy : A prudent investment in the future », Foreign Policy and Defense Studies, The Heritage Foundation, « Executive memorandum », n° 461, Washington, DC, 13 septembre 1996.

[22William Blum, op. cit.

[23www.nouvelobs.com/forum/archives/fo...

[24Rapport de 2003.

[25« Pourquoi s’intéresser autant à Cuba ? La réponse de Reporters sans frontières aux accusations des défenseurs du gouvernement cubain », 6 juillet 2005.

[26Cf. Enrique Encinosa, Cuba en guerra, Historia de la oposición anti-castrista. 1959-1993, The Endowment for Cuban American Studies of the Cuban American National Foundation, Miami, 1994.

[27Robert Ménard, Ces journalistes que l’on veut faire taire, Albin Michel, Paris, 2001.

[28Lire Bernard Cassen, « Désinformation sur le Venezuela », La valise diplomatique, 30 mai 2007.


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Hernando CALVO OSPINA, Ignacio RAMONET
« Ce livre est une semence qui va germer » Paris le 22 février 2007. Ignacio Ramonet est le directeur du mensuel français de référence Le Monde Diplomatique, mais aussi l’une des personnalités les plus prestigieuses parmi les intellectuels progressistes à travers le monde. Voici un an qu’est sortie en Espagne la première édition de son livre « Fidel Castro, Biographie à deux voix » où il s’entretient longuement et sans réserves avec le dirigeant principal de la révolution cubaine. Le (…)
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Si un homme blanc veut me lyncher, c’est son problème. S’il a le pouvoir de me lyncher, c’est mon problème. Le racisme n’est pas une question d’attitude ; c’est une question de pouvoir. Le racisme tire son pouvoir du capitalisme. Donc, si vous êtes antiraciste, que vous en soyez conscient ou non, vous devez être anticapitaliste. Le pouvoir du racisme, le pouvoir du sexisme, vient du capitalisme, pas d’une attitude.

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