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Propagande et démocratie : d’Athènes à Washington.

Dans son documentaire « Epicentro », Hubert Sauper montrait un petit film réalisé par les États-Unis dans le cadre de leur guerre contre l’Espagne pour s’emparer de Cuba en 1898. Mais la propagande démocratique vient de bien plus loin, du régime qu’on nous présente comme le modèle de toute démocratie, l’Athènes du Ve siècle avant J-C.

Dans l’enseignement du grec, on essaie de faire passer cette langue pour un phénomène isolé – jamais on ne dira que c’est une langue proche du groupe slave (dans l’étude comparée des langues, il y a des mots qui servent de critères : ainsi du mot qui veut dire 5 ; dans les langues latines et germaniques, il est apparenté : quinque, cinq, cinco... et fünf ou five ; mais le grec, lui, a une forme très proche du russe : pente et piat). On laissait ainsi un espace vacant pour pouvoir prétendre que la culture grecque débouchait naturellement sur la culture française ; de même, Anglais et USaméricains se présentent comme héritiers des Grecs. S’il y a un domaine où cette prétention se justifie, c’est bien celui de la propagande politique.

Dans l’antagonisme entre Athéniens et Spartiates, il y a une nette asymétrie : les premiers se targuaient dans leurs œuvres d’être les champions de la démocratie, tandis que les seconds se contentaient de pratiquer l’oligarchie, sans la promouvoir (ce sont des Athéniens, comme Platon et Xénophon, qui ont vanté les mérites de l’oligarchie spartiate). A cela il doit y avoir diverses raisons (ainsi, les Spartiates appréciaient bien sûr beaucoup moins la rhétorique que les Athéniens) ; mais, une raison fondamentale, c’est que les Spartiates aspiraient seulement à être maîtres chez eux, sur le petit continent péloponnésien, tandis que les ambitions d’Athènes, puissance thalassocratique, n’avaient pas de limites (dans le cadre du monde méditerranéen), et ses possessions s’étendaient au Ve siècle jusqu’à la Crimée et au Caucase (cadre du mythe de Jason et la toison d’or). La propagande lui était utile pour favoriser et justifier cette expansion.

Une des formes prises par cette propagande était le genre de l’Eloge d’Athènes, dont on trouve un modèle dans la célèbre Oraison funèbre de Périclès en l’honneur des jeunes hommes morts à la guerre dans l’année 431, telle que Thucydide, dans La guerre du Péloponnèse, nous l’a conservée. Périclès commence par vanter le régime athénien, la démocratie, qui produit un esprit de liberté et de tolérance, le goût de la beauté et des choses de l’esprit, mais aussi un esprit civique, le courage à la guerre et la générosité ; bref, il soutient qu’Athènes est « l’école de la Grèce ». Mais à quoi aboutissent toutes ces belles qualités ? Au milieu des éloges, deux remarques révèlent ce que cache ce décor idyllique :

« Nous consommons les productions des autres peuples comme si elles étaient, autant que celles de l’Attique, notre bien propre »

et :

 nous n’employons jamais toutes nos forces contre un adversaire, « nous en distrayons toujours une partie pour subvenir aux besoins de la flotte et former en outre des corps expéditionnaires qui servent à terre dans nombre de pays ».

Là est la réalité d’Athènes : une économie de prédation soutenue par la force militaire, avant tout la puissance navale.

Mais nous avons un témoignage écrit de cette propagande qui remonte plus loin : 472 ; c’est la date de la plus ancienne tragédie athénienne qu’on ait conservée,Les Perses d’Eschyle. C’est une pièce particulière, puisqu’elle ne prend pas son sujet dans la mythologie, mais dans l’actualité la plus récente : huit ans auparavant, Athènes avait infligé une défaite cuisante aux Perses, en face de Salamine ; la pièce célèbre la défaite des Perses et le triomphe d’Athènes, obtenu grâce à la politique de Thémistocle, qui était de construire une flotte capable d’affronter les Perses sur mer. Au début, la reine mère, Atossa, attend avec angoisse des nouvelles de la guerre. Elle demande donc des renseignements sur l’adversaire, Athènes, au Chœur, composé de dignitaires perses. C’est là une première manifestation de la propagande athénienne : Atossa fait comme si Athènes était le chef de tous les Grecs, ignorant le rôle des Spartiates. Puis elle pose trois questions, qui vont permettre au Chœur, ou plutôt à Eschyle, de justifier cette prétention :

« Ont-ils dans leurs maisons richesse suffisante ?
 Une source d’argent, un trésor que leur garde la terre.
- Voit-on dans leurs mains la flèche qui tend l’arc ?
 Non, des épées pour le corps à corps, des boucliers arment leurs bras.
 Et quel chef sert de tête et de maître à l’armée ?
 Ils ne sont esclaves ni sujets de personne. » (édition Classiques en poche - Les belles lettres).

Voilà synthétisé en quelques vers l’argumentaire pro-athénien : d’abord la supériorité économique, grâce aux mines d’argent du Mont Laurion, découvertes en 490 (et dont la prise par les Spartiates sonnera le début de la fin pour les Athéniens, lors de la guerre du Péloponnèse). Puis la supériorité militaire : l’épée et le bouclier symbolisent le corps des hoplites, l’infanterie athénienne, et leur vaillance, par opposition à l’arc perse, présenté, puisque utilisé de loin, comme l’arme des lâches. Enfin, l’apothéose, la supériorité politique et morale : la démocratie et la fierté des Athéniens d’être tous égaux.

Ces superbes affirmations sont bien sûr à nuancer : dans la réalité, la vie politique athénienne se jouait au Ve siècle, considéré comme l’âge d’or de la démocratie, entre quelques grandes familles nobles. Périclès appartenait à l’une d’elles, les Alcméonides, et, trente ans après Les Perses, il allait prendre la direction d’ Athènes, et la garder pendant 20 ans.

Mais « Les Perses » sont une pièce de propagande dans un sens encore plus précis : le slogan qu’on y entend sans cesse, c’est qu’Athènes a écrasé les Perses à Salamine, que leur puissance est anéantie, et qu’il n’y a plus de souci à se faire de ce côté- – propagande mensongère : Salamine est, pour l’Empire perse un simple épisode, et on verra bientôt les cités grecques quémander les faveurs du Grand Roi dans le cadre des luttes inter-grecques. Mais le but est de convaincre les Athéniens que, une fois tournée la page perse, ils peuvent se vouer à un autre projet : s’emparer de l’hégémonie en Grèce, grâce à leur supériorité navale ; c’était le projet de Thémistocle. Or, qui était chorège (c’est-à-dire producteur) pour « Les » « Perses » ? Périclès, disciple et continuateur de Thémistocle, et alors âgé de 20 ans, qui organisera, à partir de 450, la Ligue de Délos (qui rassemble les cités alliées d’Athènes), et qui, en 431, lancera Athènes dans la désastreuse guerre du Péloponnèse, contre Sparte.

On voit donc ici, au Ve siècle avant Jésus-Christ, les « médias » de l’époque utilisés pour préparer la guerre : le soft power athénien annonce le soft power étasunien (et si on se demande pourquoi le soft power EU l’emporte sur le soft power russe, c’est que, pour les Etats-Unis, puissance impérialiste, il est utile et même vital, et qu’ils l’utilisent de façon si intensive qu’on ne le détecte même plus comme propagande, il est intégré à nos vies, l’imaginaire de Hollywood est notre imaginaire).

Mais toute propagande, si efficace soit-elle, finit par se heurter aux faits : lorsque la petite île de Mélos, située près de Sparte, refusa de renoncer à sa neutralité et d’entrer dans la Ligue de Délos, Athènes intervint militairement, exterminant son peuple jusqu’au dernier homme (femmes et enfants étant emmenés en esclavage) ; il était bien clair que les « alliées » étaient en fait des vassales et la Ligue de Délos une prison. Pendant la guerre contre Sparte, les défections se multiplièrent, et Athènes finit par perdre ses colonies et par être occupée par Sparte ; heureusement pour elle, les Spartiates ne voulaient pas rester dans l’Attique, mais seulement s’assurer qu’Athènes ne s’en prendrait plus à eux ni à leurs alliés. Bien sûr, Athènes aurait fini par reconstituer son empire commercial, car la logique économique des capitaux (toujours plus) ne peut être modifiée. Mais, entre temps, grandissait une nouvelle puissance, la Macédoine, qui mettra fin au régime des cités, et si Sparte conserva le respect de cet adversaire, et une position privilégiée, Athènes ne sera plus qu’un musée, fonction qu’elle gardera sous la domination romaine.

Les cycles historiques se répètent : tout Empire se développe, puis entre en décadence et périt ; les zones de domination, trop vastes, finissent par échapper à tout contrôle, et le Herrenvolk par s’avachir et déchoir moralement comme culturellement. Espérons que les EU laisseront ce cycle s’accomplir une fois de plus, sans tenter de le casser par une déflagration nucléaire.

Rosa LLORENS

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